Sixième prorogation de l'état d'urgence (Procédure accélérée)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle l'examen du projet de loi prorogeant l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence.

Discussion générale

M. Gérard Collomb, ministre d'État, ministre de l'intérieur .  - Ce projet de loi est d'une importance cruciale : il concerne la sécurité des Français. Et, pour le Gouvernement auquel j'appartiens, c'est un sujet sur lequel on ne peut pas transiger.

Merci au président Bas et au rapporteur Mercier pour leur travail, excellent comme toujours, et aux sénateurs de participer à la discussion de ce premier texte du quinquennat.

Depuis deux ans et demi, notre pays subit une vague d'attentats sans précédent : 239 personnes ont perdu la vie, plus de 900 ont été blessées, dont certaines conserveront toute leur vie durant des séquelles très lourdes.

La menace terroriste demeure à un niveau extrêmement élevé. Plusieurs tentatives ont eu lieu sur notre sol : deux sur les Champs-Élysées, le 20 avril et le 19 juin ; celle sur le parvis de Notre-Dame de Paris. Nous sommes visés ; nos voisins le sont aussi. L'Allemagne et l'Angleterre ont été durement touchées.

Les reculs de Daech sur le front irako-syrien et libyen n'obèrent pas sa capacité à frapper l'Europe et la France. Si l'on n'observe pas de mouvement massif de retour des combattants, grâce à un contrôle renforcé à la frontière turque, le risque demeure réel. Les derniers attentats ont montré que des individus isolés, disposant de moyens rudimentaires, pouvaient fomenter des attaques susceptibles d'être très meurtrières.

C'est pourquoi, le Gouvernement n'avait d'autre choix que de proroger l'état d'urgence. Cet état d'exception, institué par la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 21 juillet 2016, comprend douze types de mesures dont certaines, peu connues, sont très utiles - je pense à la possibilité d'établir des zones de protection et de sécurité. Nous le reconduisons pour la sixième fois depuis la funeste nuit du 13 novembre 2015, non parce que nous nous serions laissés emporter par une dérive sécuritaire, mais parce que, à chaque fois que nous avons voulu y mettre fin, de nouvelles menaces ont exigé son maintien.

Durant la campagne, le président de la République s'est engagé à en évaluer l'efficacité. Quel est le bilan ? Depuis 2015, l'établissement de 80 zones de protection et de sécurité a permis la tenue de l'Euro 2016, du Tour de France, des festivals estivaux dans toutes nos régions de France... Maire de Lyon, je n'aurais pas pris la responsabilité d'organiser la Fête des lumières si ces mesures exceptionnelles n'avaient pas existé. Cela montre, à ceux qui pensent que l'état d'urgence a porté atteinte à nos libertés, qu'il a eu précisément l'effet contraire. Les zones de protection et de sécurité se sont révélées précieuses pour défendre notre mode de vie, ce mode de vie auquel les terroristes voulaient s'en prendre.

Seize lieux de cultes ont été fermés. Le chiffre, modeste en apparence, est important si l'on considère le nombre de personnes supplémentaires qui auraient pu basculer dans la radicalisation à cause de prêches fanatiques pour grossir les rangs des candidats au djihad.

Les assignations à résidence, imparfaitement préparées après les attentats de Paris et de Saint-Denis, sont désormais ciblées et pertinentes : 62 personnes sont aujourd'hui visées. Les conditions d'assignation ont été strictement encadrées par la loi du 19 décembre 2016, du 21 juillet 2016 et du 28 février 2017. Ces personnes peuvent, car nous sommes dans un État de droit, saisir le juge administratif.

M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois.  - Absolument !

M. Gérard Collomb, ministre d'État.  - Seulement 62 personnes assignées à résidence ! J'y vois le signe d'une démocratie mature.

Enfin, les perquisitions administratives, la mesure qui a été la plus utile durant ces derniers mois. Durant 460 perquisitions, nous avons saisi 600 armes, dont 17 armes de guerres, déjoué 17 attentats en 2016 et au moins 5 depuis le début de l'année.

Sans parler du coup d'arrêt porté à la croissance de réseaux et de cellules, ces perquisitions se sont révélées très efficaces. Elles sont aujourd'hui très ciblées : 170 seulement depuis le 21 décembre 2016, contre 4 376 depuis le début de l'état d'urgence.

Périmètres de protection, fermeture des lieux de culte, assignations à résidence, perquisitions : même si la menace terroriste n'est pas éradiquée, l'état d'urgence s'est révélé d'une profonde utilité.

Je tiens à rendre hommage aux services de l'État - policiers, gendarmes, militaires, magistrats - qui ont veillé à sa bonne mise en oeuvre. L'engagement, les sacrifices de leurs membres ont empêché de nombreux attentats et sauvé des centaines de vie. Les Français leur en sont reconnaissants.

À ceux qui s'opposent à la prorogation de l'état d'urgence, je voudrais dire ceci : imaginez que les forces de sécurité n'aient pas perquisitionné, à la mi-décembre à Pau ; nous n'aurions pas pu arrêter des individus qui s'échangeaient des vidéos morbides en s'incitant à « les tuer tous ». Même chose dans les Alpes-Maritimes en avril 2017, où une jeune fille de 15 ans projetait un attentat à la bonbonne de gaz dans un bureau de vote. Imaginez qu'à Marseille, fin décembre 2016, nous n'ayons pas saisi des armes et explosifs destinés à cibler un meeting politique - attaque qui aurait dressé les Français les uns contre les autres. L'état d'urgence n'est pas que théorique : ce sont des attentats évités, des vies sauvées.

La prorogation que nous proposons s'achèvera dans trois mois et demi : elle est donc modeste et c'est la dernière que ce Gouvernement vous demandera de voter.

Nous avons conscience que l'état d'urgence n'a pas vocation à être permanent. Malgré le contrôle plus strict dont il fait l'objet, il provoque des inquiétudes en matière de respect des libertés. D'où le scénario de sortie maîtrisée que nous avons élaboré. Nous discuterons dès demain en commission du projet de loi renforçant la sécurité intérieure qui limitera strictement les mesures nouvelles à la seule lutte contre le terrorisme, en apportant le maximum de garanties quant à la préservation de nos libertés individuelles.

Protéger les Français : telle est notre obsession. Face à un ennemi qui n'admet d'autre règle que la barbarie, personne ne comprendrait que notre pays se désarme.

C'est l'éternel débat, que vous connaissez bien, entre sécurité et liberté. Cette opposition relève de l'aporie : sécurité et liberté ne vont pas l'une sans l'autre. Il faut assurer un climat de sécurité pour que les Français soient libres de vivre, de sortir, d'envisager l'avenir avec confiance. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen inscrit d'ailleurs dans son article 2 la sûreté à côté de la liberté. C'est également l'ambition du projet de loi dont nous discuterons en commission demain. Pour le présenter dans de bonnes conditions, je vous demande de voter la prorogation de l'état d'urgence. (Applaudissements sur les bancs du groupe La République En Marche, ainsi que sur plusieurs bancs des groupes Socialiste et républicain, Union Centriste et RDSE)

M. Michel Mercier, rapporteur de la commission des lois .  - Pour la sixième fois, nous devons nous prononcer sur la prorogation de l'état d'urgence. C'est aussi la dernière : le président de la République, le Premier ministre et le ministre d'État nous l'ont assuré.

Rappelons que le Gouvernement pourra, à tout instant, réintroduire l'état d'urgence, comme il l'a fait dans la nuit du 13 novembre 2015, après les attentats du Bataclan. Il ne faut pas se priver de cet outil, dont le ministre dresse un bilan flatteur.

Près de deux ans, c'est la plus longue application de l'état d'urgence depuis 1955. Que faut-il en retenir ? D'abord, une mobilisation des Français, de tous les services, police, gendarmes, sapeurs-pompiers, services de secours, des parlementaires aussi. Le pays est mieux armé pour lutter contre le terrorisme, car il y a eu une mobilisation des esprits.

Le Parlement a adopté de nombreux textes pour augmenter les pouvoirs de l'autorité administrative. La loi de 2014 de lutte contre le terrorisme et celle du 24 juillet 2015 sur le renseignement ont eu une portée essentielle. La loi du 22 mars 2016, celles du 3 juin 2016 et du 28 février 2017 ont renforcé l'arsenal dont l'autorité administrative dispose pour lutter efficacement contre le terrorisme.

Le contrôle de l'état d'urgence par le juge s'est profondément transformé. Vous avez cité l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : la « sûreté » dont il est question se comprend au sens de l'habeas corpus.

M. Pierre-Yves Collombat.  - Très bien !

Mme Nicole Bricq.  - Bon rappel.

M. Michel Mercier, rapporteur.  - Plus de pouvoir à l'autorité administrative implique plus de contrôle : nous y avons participé, car la démocratie ne peut se défendre que par ses propres armes.

L'état d'urgence a permis de déjouer plusieurs attentats. N'y en aurait-il eu qu'un seul, cela suffirait.

Les perquisitions administratives ont été très rares à Paris : trois seulement sont en cours. Pourquoi ? Parce que la préfecture de police est d'une efficacité rare, grâce à un bon dialogue avec le procureur de la République permettant de judiciariser l'ensemble des procédures. Vous connaissez, monsieur le ministre d'État, les travaux de Jean-Jacques Gleizal sur la police administrative. (M. le ministre d'État opine du chef) L'on peut regretter que l'État n'ait pas fait l'effort de s'organiser mieux, partout sur le territoire, pour lutter contre le terrorisme - par exemple au niveau du préfet de région. Le garde des sceaux devra prendre sa part dans cette réforme, par exemple via les juridictions inter-régionales spécialisées (JIRS).

Nous avions prévu un contrôle par le juge des référés au Conseil d'État en cas de renouvellement de l'assignation à résidence - solution bancale, à laquelle le Conseil d'État s'était opposé et que le Conseil constitutionnel a annulée. Résultat : au bout d'un an, on ne peut prolonger l'assignation à résidence sans moyen nouveau... qui n'est bien entendu pas rendu public ! Nous devrons trouver un système pour y remédier dans votre future loi.

Nous avons accepté un amendement du Gouvernement qui traduit une décision du Conseil constitutionnel relative aux interdictions de séjour.

Au bénéfice de ces observations, la commission des lois vous propose d'adopter cette dernière prorogation de l'état d'urgence - même si ce n'est pas la dernière fois que nous aurons à parler de lutte contre le terrorisme. (Applaudissements sur les bancs des groupes La République En Marche, socialiste et républicain et Union centriste, ainsi que sur plusieurs bancs des groupes RDSE et Les Républicains)

Mme Éliane Assassi .  - C'est la sixième fois que j'interviens sur la prorogation de l'état d'urgence. Prévu initialement pour durer douze jours, cet état d'exception aura duré près de deux ans. Triste record, tant il est dangereux pour l'état de droit. Il permet de déroger à certaines libertés et garanties fondamentales, de sorte que le droit international l'encadre précisément : la Nation doit être en danger ou faire face à un péril imminent permanent.

Il semblerait que pour le Gouvernement Philippe, la France est sous la menace d'un péril imminent. Selon de nombreux spécialistes de l'antiterrorisme, l'état d'urgence n'a été vraiment nécessaire que durant les quelques semaines suivant les attentats. Or le Gouvernement propose de le proroger et même de le rendre permanent en intégrant dans le droit commun des mesures qui éclaboussent les libertés publiques et la séparation des pouvoirs, sans efficacité avérée.

C'est un glissement dangereux. Cette stratégie de maintien de l'ordre vient rogner les droits fondamentaux. La justice objective, bafouée, cède le pas à une justice du soupçon. Des associations, des avocats, des organisations de défense des droits de l'homme ou des universitaires, comme Mireille Delmas-Marty, du Collège de France, s'en alarment.

Outre-Manche, Theresa May s'enferre elle aussi dans une logique sécuritaire préoccupante, considérant les droits de l'homme comme un obstacle à la lutte contre le terrorisme. Les sénateurs CRC appellent le Gouvernement à se ressaisir.

L'asservissement par la peur sert ceux qui nous combattent !

Les dérives de l'état d'urgence ont été constatées à maintes reprises. On l'a utilisé pour restreindre le droit de manifester, en interdisant au moins 155 manifestations lors de la COP 21 ou de la loi Travail, avec des motifs flous, et sans aucun lien avec la menace terroriste. Le Conseil constitutionnel dans sa décision du 9 juin 2017 a déclaré ce type de restriction injustifiée. Nous défendrons un amendement visant à prendre en compte cette décision du Conseil constitutionnel. Si depuis le début de l'année, l'emploi de l'interdiction de manifester a diminué, il est à craindre qu'on y revienne de plus belle avec la réforme du code du travail par ordonnances.

Néfastes pour la démocratie, ces pratiques alimentent la fracture sociale. Les personnes ainsi assignées à résidence ont vu leurs relations avec leur voisinage se dégrader : ils se sentent citoyens de seconde zone, ces personnes « qui ne sont rien »...

Ce qu'il aurait fallu décréter, c'est l'état d'urgence sociale et solidaire. Il faut renforcer notre modèle de protection sociale...

M. François Bonhomme.  - Hors sujet ! (On renchérit sur les bancs du groupe Les Républicains)

Mme Éliane Assassi.  - Loin de lutter contre le chômage et la précarité, vous aggravez cet état d'urgence sociale pour répondre à l'urgence patronale.

Les projets de loi que le président de la République déploie pour faire écran sur la réforme du code du travail n'y feront rien : nous resterons mobilisés. Le groupe communiste républicain et citoyen votera unanimement contre ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe communiste républicain et citoyen ; M. Pierre-Yves Collombat applaudit également)

M. Jean-Claude Requier .  - En déposant en même temps ce projet de loi de prorogation de l'état d'urgence et le projet de loi de sécurité intérieure, le Gouvernement entend donner des gages pour sortir rapidement du régime d'exception.

La défense des libertés est une valeur cardinale de notre groupe, nous avons donc été attentifs aux réserves exprimées par le Conseil d'État et les associations de défense des droits de l'homme. La répétition de ces prorogations ne doit pas émousser notre vigilance.

L'installation d'une menace terroriste permanente bouleverse le rapport entre sécurité et liberté. Nous devons prendre acte de l'évolution de la perception sécuritaire de nos concitoyens. La précédente législature n'a pas été inactive, au contraire. Outre les avancées au plan européen sur le PNR, des mesures ont été introduites dans le droit commun : un nouveau régime d'utilisation des armes à feu a été institué, le recours aux technologies du renseignement a été facilité. Alors que les terroristes ne désarment pas, il nous faut permettre au Gouvernement d'agir sereinement. Dans le souci constant d'apporter notre soutien aux forces de l'ordre, nous sommes majoritairement favorables à cette nouvelle prorogation. L'encadrement par le juge administratif et le Conseil constitutionnel suffisent pour protéger nos libertés : les décisions d'annulation prouvent la vitalité du contrôle.

Nous espérons que l'adoption de la prochaine loi de sécurité intérieure nous fera sortir du paradoxe de l'état d'urgence permanent. Nous n'avons pas toujours besoin de lois nouvelles, bien plus de faire exécuter celles qui existent, comme le préconisait John Locke.

Nous ne parviendrons pas à écrire une loi qui garantira le risque zéro en matière de terrorisme. Ne tombons pas pour autant dans le piège de l'immobilisme.

La majorité du groupe RDSE, à deux exceptions près, votera pour. (Applaudissements sur les bancs des groupes RDSE, La République En Marche et sur certains bancs du groupe Union centriste)

M. Jacques Bigot .  - Nous sommes à nouveau saisis de la prorogation de l'état d'urgence. Pour ma part, je ne m'en lasse pas : il est utile d'avoir ce débat régulièrement devant le Parlement. Vous avez indiqué combien les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence ont été utiles, au point que vous proposez de les intégrer dans le droit commun. Or cela peut poser problème...

La 14 juillet 2016, le président de la République annonçait la fin de l'état d'urgence. L'attentat de Nice, que l'état d'urgence n'avait pas empêché, en a décidé autrement : symboliquement, on a estimé qu'il fallait proroger.

En novembre 2016, l'actuel président de la République écrivait dans son ouvrage Révolution qu'il fallait préparer collectivement les conditions de sortie de l'état d'urgence. La prolongation sans fin pose plus de questions qu'elle n'apporte de réponses, disait-il, ajoutant que nous disposions de l'appareil législatif pour faire face au problème dans la durée. Et voilà qu'une fois élu, il propose de renforcer encore cet appareil législatif en transférant dans le droit commun les mesures de l'état d'urgence, habillées d'un nouveau langage : les perquisitions administratives deviennent « visites et saisies administratives »...

Nous aurons le débat sur l'équilibre à trouver entre la garantie des libertés et la sécurité. Il n'est pas simple à construire : il procède des relations entre les différents pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire.

Le précédent Gouvernement avait respecté les textes en tenant les parlementaires scrupuleusement informés. Si vous comptez donner encore plus de moyens aux policiers et aux gendarmes pour porter des atteintes graves aux libertés individuelles, il faut renforcer le contrôle du pouvoir législatif ou renforcer le pouvoir judiciaire. Nous souhaitons entendre la garde des sceaux sur ce point.

L'État de droit est la garantie des libertés, héritage de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Si la France est « de retour », elle doit d'autant plus défendre ses valeurs.

Proroger l'état d'urgence dans l'attente d'un texte qui intègrerait ces mesures dans le droit commun n'est pas satisfaisant. Qu'apporte l'état d'urgence aujourd'hui ? Quelles sont les mesures réellement indispensables ? Les pouvoirs donnés aux préfets pour protéger les manifestations sont nécessaires. Il faudra discuter de tout cela la semaine prochaine. Être fiché S suffira-t-il pour être assigné à résidence ? Cela serait très attentatoire aux libertés...

Notre groupe ne se déjugera pas, nous voterons la prorogation, mais j'espère que d'ici la semaine prochaine, vous m'aurez entendu. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et républicain)

M. Philippe Bas .  - Nous examinons toujours la prorogation de l'état d'urgence avec scrupules. La loi de 1955 exige des nécessités impérieuses, tel un péril imminent. Les terribles attentats que nous avons subis depuis 2015 sont d'une gravité qui établit assurément la réalité de ce péril. Le contrôle du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État assure de toute façon que les conditions de déclaration de l'état d'urgence sont réunies.

Au début de l'état d'urgence, de nombreuses perquisitions ont été fécondes ; les assignations à résidence ont été utiles. Mais cette efficacité diminue avec le temps, car les individus concernés ont su se mettre à l'abri. Et les assignations à résidence - dont certaines durent depuis deux ans  - bien qu'elles permettent des économies de ressources pour le renseignement, sont de moins en moins utiles à mesure que les outils de surveillance - renforcés par le législateur - s'étoffent.

Il serait donc bon, dit-on, de disposer dans le droit commun d'outils nouveaux sous le contrôle du juge judiciaire. Que vaut cette idée répandue ?

Nous n'avons pas, pour notre part, monsieur le ministre d'État, attendu l'élection de M. Macron pour lutter contre le terrorisme. Au cours de ces deux dernières années, nous avons pris l'initiative, puisqu'elle est souvent venue du Sénat, d'inclure dans le droit commun de très nombreuses mesures : dès février 2015, nous avons réuni un groupe de travail de la commission et fait des propositions qui sont longtemps restées lettres mortes ; il fallut attendre décembre 2015 pour que le Gouvernement décide de déposer un projet de loi pour renforcer la lutte contre le terrorisme.

Nous avions présenté un texte dès septembre, adopté au Sénat le 2 février 2016. La loi du 3 juin 2016 a ensuite renforcé les pouvoirs de droit commun à la disposition de la police, du parquet et du juge judiciaire pour combattre le terrorisme. On a encore renforcé ces pouvoirs dès juillet dernier, après l'attentat de Nice, avec la perpétuité réelle, la création de nouvelles incriminations, la consultation régulière de sites incitant à la commission d'attentats, ou le retour de théâtres d'opérations terroristes.

Le véritable saut, vous le voyez, a déjà été fait, et soumettre des pouvoirs plus grands au contrôle du juge judiciaire serait inutile. À Paris, M. Mercier l'a dit, la bonne entente entre le préfet de police et le procureur de la République suffit à judiciariser rapidement les affaires.

Cessons par conséquent de lier la sortie de l'état d'urgence au renforcement de l'arsenal de droit commun. L'état d'urgence reste le plus efficace des outils en cas de péril imminent, d'autant plus qu'il donne lieu à un contrôle parlementaire, grâce au comité de suivi que nous avons institué, au sein de la commission des lois, dotée à cette fin des pouvoirs d'une commission d'enquête : le Gouvernement est tenu de lui rendre des comptes régulièrement.

Le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État n'ont jamais rendu autant de décisions relatives aux libertés que depuis que l'état d'urgence est en vigueur, constituant une jurisprudence protectrice. Enfin, l'état d'urgence peut être réactivé à tout instant et l'on ne perd donc rien à ne pas l'inscrire dans la loi commune. Veillons à ne pas dénaturer notre droit lorsqu'un tel outil existe pour traiter les situations d'urgence.

Nous aurons l'occasion d'approfondir ces questions à partir des travaux de commission qui débutent demain. (Applaudissements sur les bancs du groupe Les Républicains, sur quelques bancs du groupe Union centriste ; M. Jean-Pierre Sueur applaudit aussi)

M. David Rachline .  - S'il ne s'agissait d'un sujet aussi grave, la sécurité de la France, je serais tenté de m'en remettre à la sagesse de cet adage populaire : « faute de grives, on mange des merles » ! Faute de pouvoir mettre en place un contrôle strict à toutes nos frontières, vous nous faites prolonger l'état d'urgence ; faute d'appliquer l'article 411 du Code pénal, vous nous faites prolonger l'état d'urgence ; faute de restaurer l'État de droit dans tous les quartiers de notre territoire et de désarmer les banlieues, vous nous faites prolonger l'état d'urgence ; faute de fermer les mosquées où l'on prêche la haine de la France, faute d'expulser les imams étrangers, de mener une politique étrangère claire, qui réduit au strict minimum les échanges avec les pays soupçonnés de soutien au terrorisme, faute de renforcer les moyens des services de renseignement mis à mal par les deux quinquennats précédents par soumission à l'austérité européenne, faute d'une véritable politique ambitieuse de sécurité, vous nous faites proroger une énième fois l'état d'urgence.

Nous allons voter ce texte, car il vaut mieux que rien, tout en sachant que l'état d'urgence, n'a nullement empêché la tuerie de Nice, ni l'assassinat du père Hamel, ni les attaques de policiers, ni l'agression d'un agriculteur dans le Tarn ni l'assassinant de Sarah Halimi. Votre idéologie vous aveugle. Certes, le risque zéro n'existe pas...Je veux enfin rendre un hommage appuyé aux forces de l'ordre et saluer leur dévouement. Nous ne voulons plus, comme le disait votre prédécesseur, « vivre avec » le terrorisme islamiste, mais vivre en luttant, c'est-à-dire vouloir la victoire et résister.

M. Alain Richard .  - Le rapport très complet de Michel Mercier et le propos du ministre m'invitent à n'évoquer que le fond du sujet. Nous touchons à la fin d'une série de prorogations. Souvenez-vous : l'avant-veille du 14 juillet 2016, nous étions tous convaincus que l'intérêt de l'état d'urgence s'était réduit à presque rien. Ayons en mémoire nos réflexions passées avant de nous prononcer une nouvelle fois.

L'état d'urgence est un outil sérieux de prévention. Il est utile aux services de renseignement, dont les résultats sont par nature moins visibles. Certes toutes les perquisitions n'ont pas été suivies de mises en examen immédiates, mais elles ont permis de prévenir bien des attentats.

L'état d'urgence est aussi un moyen d'économiser les ressources humaines des forces de l'ordre : il est plus facile de tenir à l'oeil des individus maintenus dans une zone géographique donnée, que d'employer une dizaine de policiers à les suivre sur tout le territoire !

Je rejoins Michel Mercier à propos du contrôle des juges. Les décisions des tribunaux administratifs et du Conseil d'État se sont multipliées, écartant tout risque d'arbitraire, sans brider l'efficacité du dispositif.

Il faudra revenir sur les mesures de déradicalisation et le renforcement des moyens de renseignement des services de police et de gendarmerie menacés de saturation, comme vous le savez, monsieur le ministre, mais notre groupe apporte au Gouvernement un soutien déterminé sur ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe La République En Marche)

Mme Sophie Joissains .  - La dernière fois que nous avons évoqué la prorogation de l'état d'urgence, c'était en décembre 2016. Depuis, deux attentats ont été commis à Paris, et de nombreux autres à Berlin, Londres, Stockholm ou Saint-Pétersbourg.

La sortie de l'état d'urgence est envisagée par le Conseil d'État depuis le premier avis rendu sur sa prorogation. Cette question est pendante dès le début. Ces prorogations successives sont-elles toujours indispensables ? La sécurité des Français doit être le seul critère pour y répondre et nous pensons que la réponse doit être positive. Le président de la République s'est engagé à Versailles à ce que cette prorogation soit la dernière. Le texte à venir sur la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme devraient permettre une sortie maitrisée de l'état d'urgence.

En attendant, ce projet de loi est utile aussi en tant qu'il permet de tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel du 9 juin 2017 qui a censuré les dispositions relatives à l'interdiction de séjour figurant dans la loi de 1955.

Je veux saluer le travail sur ce dossier de Michel Mercier : voilà deux ans que son analyse et sa parfaite connaissance du sujet nous éclairent.

Non, l'état d'urgence ne suffit pas à faire face à la menace, mais il reste nécessaire. C'est dans un système hors urgence que notre pays s'adaptera à la menace, sans brider les libertés individuelles.

Une coordination européenne étroite, comme le fait déjà Eurojust, sera en outre indispensable. (Applaudissements sur les bancs des groupes Union centriste, Les Républicains, La République En Marche)

M. Gérard Collomb, ministre d'État .  - J'écoute toujours Michel Mercier avec beaucoup d'attention, et je sais par expérience que nous savons faire converger nos points de vue. (Sourires entendus)

Quand on devient ministre de l'intérieur, il y a un avant et après. Très vite, on prend la mesure de l'importance de la menace. Nous ne pouvons certes pas vivre sous un état d'urgence permanent, mais il faut doter nos services des moyens dont ils ont besoin, faute de quoi nous exposerions la vie de nos concitoyens. Depuis le 1er janvier, plusieurs attentats ont été déjoués. La tentative d'attentat sur les Champs-Élysées aurait pu faire de nombreuses victimes. Si par malheur ç'avait été le cas, nous n'aurions pas aujourd'hui le même débat...

Des dispositions ont déjà été prises, c'est vrai, et le Sénat en particulier a alimenté la réflexion du Gouvernement. Il continuera sans aucun doute à le faire. Mais nous devons anticiper. Nous avons trop souvent agi après-coup. Quand je me couche le soir, je crains toujours d'être réveillé par un drame...

Oui, madame Assassi, il y a une urgence sociale, qui constitue sans doute le soubassement de certaines dérives. En tant que maire de Lyon, j'ai pu constater que les mesures de sécurité ne suffisaient pas, c'est tout un environnement qu'il faut changer. Mais quand on a échoué sur ce plan, alors il faut bien garantir la sécurité des Français. Immédiatement après ma prise de fonctions, je me suis rendu dans une commune de la petite couronne parisienne où un homme avait été abattu à coups de kalachnikov... Misère sociale, trafic de stupéfiants et embrigadement criminel forment un cercle infernal, jusqu'au grand banditisme et au terrorisme.

Nous débattrons demain en commission du projet de loi qui donne à nos forces de sécurité les moyens de poursuivre leur oeuvre, avec les précautions qui s'imposent. (Applaudissements sur les bancs du groupe La République En Marche ; Mme Sophie Joissains applaudit aussi)

La discussion générale est close.

Discussion des articles

Article premier

M. le président.  - Amendement n°1, présenté par M. Leconte

Alinéa 4

Supprimer cet alinéa.

M. Jean-Yves Leconte.  - Pourquoi prolonger le recours aux perquisitions administratives, alors que les perquisitions judiciaires sont possibles en matière terroriste, et plus protectrices des libertés ? La troisième prorogation de l'état d'urgence ne le prévoyait pas. Les perquisitions administratives ne sont pas utiles lorsque les services de l'État coopèrent efficacement.

Oui, la sécurité et la liberté sont intimement liées. Oui, des mesures restrictives de liberté peuvent s'imposer dans l'urgence. Mais à long terme, elles font courir d'autres risques : exclusion, injustices... On voit jusqu'où cela a conduit d'autres pays.

Aujourd'hui, 35 personnes sont assignées à résidence depuis plus de six mois, sans qu'aucune procédure judiciaire soit engagée à leur encontre. Est-ce vraiment la mesure la plus adaptée ? Le président de la République a dit hier que la France était une société de la liberté forte. Et il est vrai que l'état d'urgence français n'a rien à voir avec l'état d'urgence turc, par exemple : il est soumis au contrôle étroit du juge administratif, du Parlement et du juge constitutionnel.

M. le président.  - Veuillez conclure.

M. Jean-Yves Leconte.  - Mais attention à ne pas encourager les dérives.

M. Michel Mercier.  - Avis défavorable.

M. Gérard Collomb, ministre d'État.  - Avis défavorable.

M. André Reichardt.  - Précisément, monsieur Leconte : l'omission des perquisitions administratives dans la troisième prorogation a été considérée comme une erreur et réparée ultérieurement. Vous écrivez aussi dans l'objet de votre amendement qu'il y a très peu de perquisitions administratives à Paris, en raison de l'excellente collaboration du préfet de police et du procureur de la République, qui permet de judiciariser les procédures. Mais ce n'est pas le cas ailleurs ! Nous devons faire preuve de pragmatisme.

L'amendement n°1 n'est pas adopté.

L'article premier est adopté.

Article 2

M. le président.  - Amendement n°2, présenté par Mmes Assassi et Cukierman, M. Favier et les membres du groupe communiste républicain et citoyen

Rédiger ainsi cet article :

Le 3° de l'article 5 de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence est abrogé.

Mme Éliane Assassi.  - Je l'ai défendu dans mon intervention lors de la discussion générale.

M. Michel Mercier.  - Avis défavorable.

M. Gérard Collomb, ministre d'État.  - Même avis.

L'amendement n°2 n'est pas adopté.

L'article 2 est adopté, de même que l'article 3.

Explications de vote sur l'ensemble

M. Pierre-Yves Collombat .  - Je comprends que M. le ministre ait des nuits agitées, qu'il se fasse du souci et cherche à mieux lutter contre le terrorisme, mais ce n'est pas la question ! Celle qui se pose à nous est de savoir si la prorogation de l'état d'urgence nous fournit des outils dont nous ne disposons pas en temps ordinaire. Trois mois après le Bataclan, un rapport de la commission des lois de l'Assemblée nationale le disait déjà : l'état d'urgence, qui avait d'abord permis de mener des opérations auxquelles les terroristes ne s'attendaient pas, verrait son efficacité décroître progressivement. Le président Bas et le rapporteur Mercier l'ont dit à leur tour, de manière subliminale : à condition que les services soient bien organisés, nous n'avons plus besoin de l'état d'urgence. Le seul argument que l'on avance est que les Français ne comprendraient pas que nous y mettions fin...

La réponse policière ne suffit pas. Je ne voterai pas ce projet de loi.

M. Jean-Yves Leconte .  - Sur le long terme, j'ai la conviction que l'état d'urgence n'est pas l'outil adapté, malgré le contrôle exercé par le juge administratif, le Parlement et le Conseil constitutionnel - j'insiste sur ce point, car je constate à l'étranger que nos voisins croient que nous sommes sortis de l'état de droit, puisque nous avons demandé une dérogation à la CEDH. Nous ne pouvons pas continuer à donner ce mauvais exemple, qui fournit un prétexte à certaines dérives dans d'autres pays. Je m'abstiendrai.

M. Roger Karoutchi .  - Je ne comprends même pas que nous ayons ce débat. Le Gouvernement nous demande de proroger l'état d'urgence pour trois mois en attendant un texte global et pérenne, et pour ne pas ouvrir d'interstice où s'engouffreraient les terroristes. Quel message voulons-nous adresser à nos gendarmes et policiers, à nos concitoyens ? Le rôle du Parlement est aussi de rassurer les gens. (M. Jean-Yves Leconte s'exclame) A l'heure où l'on parle de resserrer les liens entre les parlementaires et les Français, ceux-ci ne comprendraient pas que nous ne votions pas ce texte. (Applaudissements sur les bancs des groupes Les Républicains, Union centriste et La République En Marche)

Mme Esther Benbassa .  - La « prolongation sans fin » de l'état d'urgence « pose plus de questions qu'elle ne résout de problèmes ». « Nous ne pouvons vivre en permanence dans un régime d'exception. Il faut donc revenir au droit commun, tel qu'il a été renforcé par le législateur. » Voilà ce qu'on lisait dans Révolution d'Emmanuel Macron. A-t-il oublié ces sages propos ?

La Belgique, l'Allemagne, la Grande-Bretagne n'ont pas eu recours à l'état d'urgence. D'ailleurs celui-ci n'a pas empêché les attentats de Magnanville, de Nice, de Saint-Étienne-du-Rouvray ou des Champs-Élysées... En décembre 2016, selon le ministère de l'intérieur, l'état d'urgence avait permis 4 292 perquisitions administratives et 612 assignations à résidence, souvent sans aucun lien avec le terrorisme, et selon Amnesty International, une manifestation est interdite tous les trois jours sous ce prétexte.

Une fois de plus, je voterai sans trembler contre cette prorogation.

À la demande du groupe communiste républicain et citoyen, le projet de loi est mis aux voix par scrutin public.

M. le président. - Voici le résultat du scrutin n°104 :

Nombre de votants 338
Nombre de suffrages exprimés 334
Pour l'adoption 312
Contre    22

Le Sénat a adopté.

Prochaine séance demain, mercredi 5 juillet 2017, à 16 h 30.

La séance est levée à 18 h 55.

Jean-Luc Blouet

Direction des comptes rendus