E. LE PROJET DE CHAINE INTERNATIONALE D'INFORMATION FRANCAISE

A la demande du président de la République, désireux de voir la France se doter d'un outil d'influence politique international dont disposent déjà les Etats-Unis avec CNN, ou la Grande-Bretagne avec BBC World, des études sont en cours sur la création d'une chaîne française d'information internationale. Au cours de cette année 2003, des propositions ont été faites par RFI et par France Télévision. Le rapport de M. Philippe Baudillon, commandé par le ministre de Affaires étrangères, a été remis en mars. Les commissions des Affaires étrangères et des affaires culturelles de l'Assemblée nationale ont constitué, sur ce thème, une mission d'information commune présidée par M. François Rochebloine, qui a publié un rapport d'étape en juin. Enfin, à la demande du Premier ministre, M. Bernard Brochand, député des Alpes-maritimes, a présenté, le 30 septembre, un rapport dont les orientations générales seront complétées par des propositions plus pratiques attendues pour le 8 décembre 2003.

Le sujet de la chaîne internationale d'information (CII « cédeuzi ») est donc évolutif ; les propositions de M. Brochand ont été validées par le Premier ministre ; ses principales dispositions sont les suivantes.

Les propositions du rapport Brochand

La chaîne d'information internationale française serait constituée par une société qui associerait TF1 et France-Télévision, avec un apport de capital à 50% pour les deux partenaires. Aucune des entreprises totalement ou partiellement française présentes à l'international (RFI, Arte, Euronews, TV5) ne serait associée au projet. L'alliance public- privé ainsi réalisée permettrait à la nouvelle chaîne de s'adosser à deux importantes entreprises, actuellement peu ouvertes, il est vrai, à l'international. Mais France-Télévision a une expérience née de sa qualité d'actionnaire et de partenaire de TV5 et d'Euronews. Quant à TF1, elle possède, par sa filiale LCI, l'expérience de l'information en continu et de la présentation de l'information internationale par l'émission quotidienne : « Un jour dans le monde ».

Le rapport Brochand fixe à CII les objectifs suivants :

1- Etre une chaîne de référence, « diffusée dans les salles de rédaction du monde entier et vers lesquelles les télévisions nationales se tournent dans les situations de crise » ;

2- Diffusée en plusieurs langues (anglais et arabe dans un premier stade), sa ligne éditoriale indépendante relèvera d'une logique internationale, tout en pouvant  « être identifiée comme spécifiquement française ». Cette indépendance « suppose que le mode de nomination des dirigeants ne relève pas du gouvernement ».

3- Pour être attractive, cette chaîne devra proposer des images originales, « qui n'ont pas déjà été vues sur d'autres chaînes »

Les moyens

1- Moyens financiers

Aucune chaîne internationale d'information n'étant rentable, le financement sera nécessairement public, l'Etat subventionnant le service rendu par la nouvelle chaîne. Le budget est évalué à 70 millions d'euros, en année moyenne durant les 5 premières années, dont 65 millions d'euros de fonds publics et 5 millions d'euros rassemblés par un club d'entreprises françaises fondatrices.

2- Moyens humains

La présidence devrait être assurée par « un gestionnaire de grande qualité, versé dans l'économie internationale des médias ». « La responsabilité éditoriale (...) serait dévolue à un rédacteur en chef polyglotte, doté d'une grande rigueur et d'une excellente connaissance des affaires internationales ».. Une rédaction de 150 à 200 journalistes est nécessaire.

Les méthodes

1- Montée en puissance : un délai de 5 ans est prévu avec, au départ, une diffusion en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient, zones d'influence prioritaires de la France situées sur une fourchette étroite de fuseaux horaires (GMT-1 /GMT+ 3).

2- La diffusion serait assurée sur les satellites numériques, le câble et Internet exclusivement à l'étranger, hors du territoire français.

3- La fourniture d'images et de reportages nécessitera la mise à disposition de la future chaîne d'un réseau de correspondants permanents « assorti d'une capacité de projection rapide ». Il s'y ajouterait l'approvisionnement en images d'agences (AFP par exemple) et « l'utilisation de tout ou partie du réseau de RFI dans des conditions à déterminer ». Enfin, pour la couverture d'événements importants, le choix se porterait plutôt sur des ressources « free-lance » que sur la constitution d'équipes mobiles au sein de la chaîne, option jugée trop coûteuse.

Relations avec le dispositif audiovisuel existant

1- Le financement de la chaîne par le ministère des Affaires étrangères s'effectuerait grâce à un rattachement de RFI à Radio France, ce qui permettrait d'affecter la subvention actuellement versée par ce ministère à RFI à la nouvelle chaîne.

2- « La suppression des  capacités de traitement de l'information propre à TV5 et à Arte » permettrait un « redéploiement de l'ordre de 15 millions d'euros» au profit de CII.

3 - La création de la chaîne entrainerait donc une réorganisation totale du dispositif audio-visuel public, bilatéral( Arte) et multilatéral (TV5 et Euronews), avec un changement de tutelle pour RFI.

1. Les éléments en débat

a) Nécessité d'une information internationale française de référence

Un consensus s'est, semble-t-il, constitué sur cette nécessité. L'aggravation de la situation politique internationale, en particulier au Moyen-Orient, le monopole anglo-saxon sur l'information de source occidentale, et la naissance d'une chaîne arabe Al-Jazeera, l'importance prise par la manière dont l'information est sélectionnée, « traitée », c'est à dire, en réalité, « mise en scène » avec des méthodes de manipulation de l'image qui, dans certains cas, confinent à la propagande, pèsent, depuis la guerre du Golfe de 1991, en faveur d'une prise de conscience : une chaîne d'information internationale est un vecteur puissant d'influence politique. La France, privée de cet outil, n'est-elle pas privée de voix et de visibilité sur la scène du monde ?

b) Une chaîne d'information continue s'impose-t-elle ?

Sur ce point, les opinions sont nuancées. M. Brochand rappelle à plusieurs reprises que « la création de cette chaîne ne répond pas à une demande ou à un besoin » exprimé par un public, mais doit « susciter l'adhésion ». Qu'est-ce à dire ?

Aucune chaîne d'information continue n'a un taux d'audience élevé et toutes sont déficitaires. Ainsi, en France LCI atteint 1,4% des adultes de plus de 15 ans, Euronews 0,4%, CNN environ 0,1% 2 ( * ) et BBC World moins de 0,1%. Leur cible n'est pas, en effet, le grand public, mais les catégories socio-professionnelles élevées (comme en témoignent les sujets des publicités diffusées par LCI), les décideurs, bref, ceux qui font l'opinion. C'est encore plus vrai pour les chaînes internationales telles que CNN dont l'objectif est beaucoup plus la reprise des images et des reportages par toutes les rédactions du monde que la réception directe par le grand public.

Le problème est de savoir si la France obtiendra mieux un résultat de cet ordre par une chaîne consacrée à cet unique objectif qu'elle ne commence à l'obtenir par TV5 ? C'est probable, mais à plusieurs conditions : que la nouvelle chaîne ne tarisse pas les sources de financement du dispositif audio-visuel extérieur actuel, que sa distribution sur les réseaux câblés et satellitaires du monde n'évince pas TV5 de positions durement conquises, et enfin, que sa qualité éditoriale la place rapidement dans le peloton de tête des chaînes d'information en continu qui occupent actuellement le marché.

c) Les menaces sur l'audiovisuel extérieur existant

Ces menaces existent : la capacité de financement public est limitée. RFI et TV5 ont fait du bon travail, avec des budgets raisonnables, et atteignent des taux d'audience inespérés en moins de 10 ans. Des redéploiements sont envisageables mais ils ne produiront pas d'économies immédiates. Par exemple, la fermeture de CFI-TV, effectuée au 31 décembre 2003, ne produira que 2 millions d'euros d'économies, et seulement à partir de 2005, en raison des coûts de fermeture (dénonciations de contrats avec des réseaux satellitaires, par exemple).

Par ailleurs, la France, même si elle est majoritaire dans le capital et si la rédaction est basée en France, ne peut pas décider de la politique des chaînes bilatérales (Arte, franco-allemande) et multilatérales (Euronews, partenaires européens, et TV5, partenaires francophones). Enfin on ne voit pas comment RFI pourrait être écartée du dispositif alors que l'époque est à l'imbrication des modes de diffusion et des modes de réception de l'information en raison du développement d'Internet et du téléphone mobile.

Les possibilités de financer une chaîne internationale supplémentaire, sur fonds publics, puisque son caractère déficitaire structurel est admis d'emblée, dépendent d'une analyse stratégique et de choix politiques qui dicteront une dépense supplémentaire pour la France. Mieux vaut reconnaître que le redéploiement est une option irréaliste car ses bénéfices seraient très inférieurs aux besoins en capital de la nouvelle chaîne . Le risque est de mettre en danger le dispositif existant, à l'efficacité reconnue et mesurée, au profit d'une chaîne qui restera largement virtuelle pendant les cinq années de son lancement.

d) Le problème de la distribution

C'est un problème crucial, qui n'est pas évoqué dans le rapport Brochand. Le marché du câble et du satellite est très concurrentiel. Obtenir quelques heures de canal, lorsque l'audience potentielle de la chaîne paraît faible à l'opérateur et semble sans intérêt commercial pour lui, relève de l'exploit. Deux exemples : le budget de TV5 est absorbé à hauteur d'un tiers par les coûts de distribution et les coûts techniques engendrés par la diffusion simultanée de 7 programmes différents (sinon, les émissions ne sont pas reçues au bon moment dans chaque fuseau horaire). Le câblo-opérateur qui diffuse TV5 à New-York exige un supplément d'abonnement de 10 dollars par mois car la diffusion de cette chaîne reste insuffisante à ses yeux pour être rentable. Ce qui est vrai pour TV5 l'est pour Euronews et pour toutes les chaînes qui tentent l'aventure de la diffusion internationale. Comment savoir si la présence de deux chaînes en français ou d'origine française renforcera ou affaiblira la position de chacune d'elle face aux distributeurs ? Les opinions des spécialistes sont divergentes : selon les uns, deux chaînes, une généraliste et l'autre d'information peuvent s'épauler ; selon les autres, il sera impossible de placer deux chaînes sur de nombreux marchés où le pouvoir d'achat du téléspectateur est limité.

2. La qualité éditoriale de la future CII

a) Capacités des chaînes fondatrices

Les deux grandes entreprises sélectionnées disposent d'un grand capital de savoir-faire, et peuvent donc réussir ce projet novateur. Leur premier handicap, qu'elles peuvent surmonter sans grande difficulté, est qu'elles donnent actuellement une importance insuffisante à l'international dans leurs journaux quotidiens destinés au grand public. Les faits divers nationaux se taillent la part du lion et, quand il s'agit de l'étranger, on aborde plus volontiers des « sujets de société » sur le 13 heures que des problèmes stratégiques et diplomatiques sur le 20 heures. Par ailleurs, le style « TGV » des informations sur les grandes chaînes nationales rend impossible l'exposé de sujets sérieux et complexes.

De ce fait, elles négligent l'international et ont trop peu de bureaux et de correspondants à l'étranger. Il leur est évidemment tout à fait possible d'acquérir le savoir-faire qu'elles n'ont pas dans le domaine international, tant pour la collecte de l'image que pour un traitement de l'information adapté aux attentes du public international exigeant qui est la cible de la future chaîne.

b) Le budget prévisionnel

C'est le point le plus inquiétant du projet Brochand. C'est le 8 décembre prochain, avec la publication du rapport de préfiguration de la future chaîne, que nous saurons comment sera bâtie cette chaîne avec 150 à 200 journalistes, des correspondants à l'étranger, des journalistes en free-lance, des rédactions en deux ou trois langues, une distribution sur trois fuseaux horaires -pour commencer-, dont le Moyen-Orient où la concurrence (Al Jazeera, Al Arabiya, radio Sawa, les chaînes nationales et anglo-saxonnes...) rend les droits d'entrée sur les réseaux particulièrement élevés.

Rappelons quelques ordres de grandeur : TV5, qui est adossée à cinq chaînes publiques , a un budget de 82,2 millions d'euros. BBC World, adossé au conglomérat BBC (5,1 milliards d'euros de ressources) et éditée par BBC news qui lui fournit ses équipes de journalistes, a un budget de 60 millions d'euros. Le point de comparaison le plus significatif est probablement Al Jazeera, qui a débuté avec un budget d'investissement de 200 millions de dollars, et dont le budget annuel de fonctionnement s'élève à 120 millions de dollars. Pour devenir la chaîne de référence diffusée dans toutes les salles de rédaction du monde, ambition politiquement légitime, il faut en prendre les moyens. L'information télévisée professionnelle se paie cher, et, avec 70 millions d'euros, on fait le tiers de RFO, pas une chaîne mondiale.

En attendant la seconde partie du rapport de M. Brochand, il semble à votre rapporteur que les ambitions que le gouvernement se fixera pour son nouveau dispositif audio culturel extérieur doivent être en rapport avec les moyens qu'il jugera bon d'y affecter. Il serait dommageable pour notre pays de sacrifier ce qu'il a construit au lieu de bâtir sur ce qu'il a déjà.

De plus, il est surprenant de vouloir construire une chaîne d'information internationale en excluant les sociétés et les professionnels les plus aguerris du secteur.

Il est également choquant, tout comme pour RFI, que le contribuable doive financer par sa redevance audiovisuelle une chaîne destinée à une information internationale à laquelle il n'aura pas accès puisqu'elle ne sera pas diffusée en France. Les Français ont besoin de cette information internationale qu'ils vont payer ; la France aussi : comment défendra-t-elle ses positions internationales avec une population aussi mal informée des enjeux européens et internationaux qu'elle l'est aujourd'hui ?

Enfin, il est difficile de réclamer un financement public pour une entreprise privée en prétendant s'affranchir de la tutelle du CSA et du légitime contrôle de l'utilisation des fonds publics. La Cour des Comptes ne pourrait-elle accuser un jour l'Etat d'avoir financé le déficit de LCI au moyen du budget alloué à CII ?

Oui, il faut certainement que la France participe plus et mieux à l'information du monde qu'elle ne le fait aujourd'hui ; mais cela implique qu'elle en définisse précisément les moyens statutaires et techniques, adaptés aux financements qu'elle y affectera.

* (2) Direction de la Coopération culturelle et du français

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