B. L'ÉVOLUTION DU MODE DE PRISE EN CHARGE DES DÉTENUS RADICALISÉS OU EN VOIE DE RADICALISATION

1. La mise en place d'une politique de regroupement des détenus radicalisés

Confrontée à une poussée des actes de prosélytisme mettant en cause la sécurité et le bon ordre au sein de la détention, la direction du centre pénitentiaire de Fresnes (Val-de-Marne) avait décidé, à la fin de l'année 2014, de regrouper au sein d'une unité spécifique 11 ( * ) les détenus placés sous mandat de dépôt terroriste afin d'endiguer la propagation de ces comportements et de limiter les risques de pression sur les autres détenus. Comme votre rapporteur pour avis l'avait souligné dans son rapport de l'an dernier 12 ( * ) , après avoir reçu un accueil mitigé de la part du ministère de la justice, cette pratique de regroupement des détenus radicalisés a ensuite été étendue, sur décision du Gouvernement prise à la suite des attentats de janvier 2015, avec la création de cinq unités dédiées dans les établissements de Fleury-Mérogis (Essonne), de Fresnes, d'Osny (Val-d'Oise) et de Lille-Annoeullin (Nord).

Deux de ces cinq unités 13 ( * ) , celles implantées à la maison d'arrêt de Fresnes depuis le 25 janvier 2016 et à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis depuis le 29 mars 2016, ont été consacrées à l'évaluation des personnes détenues radicalisées ou en voie de radicalisation. À la suite de cette évaluation effectuée par une équipe pluridisciplinaire, les personnes détenues sont orientées, en fonction de leur profil et de leur réceptivité, dans un programme de prise en charge en détention normale ou dans une des trois autres unités de prévention de la radicalisation, implantées dans les maisons d'arrêt d'Osny (depuis le 25 janvier 2016) ou de Fleury-Mérogis (depuis le 29 mars 2016) et, pour les personnes les plus résistantes à une prise en charge, au centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin (depuis le 25 janvier 2016). Si le détenu ne relève manifestement pas de ces programmes mais justifie des mesures de sécurité particulières, il est alors placé à l'isolement dans un autre établissement pénitentiaire.

Ces unités (d'une vingtaine de places chacune), au sein desquelles les détenus disposent d'une cellule individuelle et où sont affectés des surveillants pénitentiaires volontaires et spécialement formés, permettent de mettre les détenus radicalisés ou en voie de radicalisation à l'écart de la détention générale. En leur sein, une prise en charge, adaptée à chaque détenu, est ensuite mise en oeuvre, avec l'organisation d'activités collectives et d'entretiens individuels.

Lors de sa visite à la maison d'arrêt d'Osny le 21 octobre dernier, établissement qui accueille l'une des cinq UPRA, votre rapporteur pour avis s'est fait présenter le programme de prise en charge mis en oeuvre de février à juin 2016. La construction du programme a pu s'appuyer sur le résultat d'une recherche-action lancée à la fin de l'année 2014, confiée à l'association Dialogues Citoyens, qui a pu expérimenter, pendant quelques mois, un programme de prise en charge, construit autour de la thématique de la violence, sur 12 détenus volontaires. Sur la base du bilan tiré de cette expérimentation à la fin 2015, un programme a été mis en oeuvre à compter du début de l'année 2016. Ce programme reposait sur l'organisation de cours collectifs (géopolitique, anglais, citoyenneté, expression écrite, sport, etc.) à hauteur de 12 à 15 heures par semaine et sur l'organisation d'entretiens individuels pendant une durée de 10 à 12 heures par semaine. Ces activités ont été suspendues au cours de l'été 2016 et n'ont pas repris en raison de l'incident du 4 septembre 2016 14 ( * ) .

Votre rapporteur pour avis a également effectué une visite du centre pénitentiaire de Lille-Annoeullin le 17 juin 2016, établissement qui accueille, dans un ancien quartier « maison centrale », une UPRA (28 places) dédiée à la gestion des détenus les plus radicalisés et les plus réticents à une telle prise en charge. Celle-ci s'appuie également sur une équipe pluridisciplinaire, au sein de laquelle le binôme de soutien (un éducateur spécialisé et un psychologue) joue un rôle important en rencontrant chaque détenu tous les quinze jours. Des débats collectifs sont par ailleurs proposés aux détenus, ainsi que des actions de formation à la socialisation et à la citoyenneté et des activités sportives. Le service d'insertion et de probation pénitentiaire joue également un rôle important dans ce dispositif, le but étant, au final, d'évaluer les détenus pour envisager leur réinsertion dans une détention classique.

Sur le plan budgétaire, une enveloppe de 15,3 millions d'euros en AE et 14,3 M€ en CP a été fléchée au cours de l'année 2015 au profit de la prise en charge et du suivi des détenus radicalisés. Cette enveloppe comprend notamment l'aménagement des unités de prévention de la radicalisation, à hauteur de 0,8 M€ (AE-CP), les aménagements immobiliers pour accroître les capacités d'activités en détention et améliorer les zones d'hébergement et les locaux communs, à hauteur de 6,95 M€ en AE et 5,95 M€ en CP, et enfin 7 M€ (AE-CP) pour le développement des activités en détention.

Lors de l'examen du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, le Sénat, sur proposition de votre commission suivant les préconisations de son rapporteur 15 ( * ) et celles de votre rapporteur pour avis faites l'an dernier 16 ( * ) , a introduit un article au sein du code de procédure pénale afin de donner un fondement légal à cette politique de regroupement des détenus radicalisés, dans la mesure où cette pratique a des conséquences sur les conditions de détention. Cette modification législative correspondait du reste à une recommandation émise par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans un avis du 11 juin 2015 17 ( * ) . À cet effet, un nouvel article 726-2 inséré dans le CPP prévoyait la possibilité d'affecter au sein d'une unité dédiée, sur décision du chef d'établissement et après évaluation pluridisciplinaire, les personnes condamnées ou placées en détention provisoire pour tout type d'infraction, notamment terroriste, dès lors qu'il serait apparu que leur comportement aurait porté atteinte au maintien du bon ordre de l'établissement. Une décision d'affectation, susceptible de recours devant les juridictions administratives, n'aurait pas remis en cause l'exercice des droits des personnes détenues définis à l'article 22 de la loi pénitentiaire 18 ( * ) . Toutefois, l'exercice des activités (culturelles, sportives, etc.) par les personnes affectées au sein d'une unité dédiée se serait effectué à l'écart des autres personnes détenues, sauf décision contraire prise par le chef d'établissement après avis de la commission pluridisciplinaire unique.

La version sénatoriale de cet article a cependant été largement réécrite, à la demande du Gouvernement , à l'occasion de la réunion de la CMP sur le projet de loi, le principe de la création d'un fondement légal à cette pratique demeurant, tout en étant limité aux seules personnes exécutant une peine privative de liberté . Cette rédaction, assez substantiellement éloignée de la version votée par le Sénat, a ainsi remis en cause l'efficacité et l'intérêt d'un tel dispositif.

2. La redéfinition des principes de gestion des détenus radicalisés

Tout en ayant le souci de laisser les expérimentations en cours se dérouler, le ministère de la justice a poursuivi sa réflexion afin de structurer une politique publique de prise en charge de la radicalisation violente dans les établissements pénitentiaires. C'est dans cette perspective que le garde des sceaux a installé, au début du mois de juillet 2016, un comité de pilotage de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation violente rassemblant l'ensemble des directions du ministère et, à la fin du mois d'août dernier, un conseil scientifique composé de représentants de toutes les disciplines pouvant oeuvrer dans ce domaine (sociologie, psychologie, sciences cognitives et comportementales, etc.).

Sur le fondement de réflexions entamées depuis le début de l'année 2016, la chancellerie a ainsi décidé de mettre en oeuvre plusieurs actions dans l'administration pénitentiaire afin d'améliorer la lutte contre le terrorisme et la radicalisation violente, dans un contexte de poursuite de l'accroissement du nombre de détenus radicalisés. En effet, d'après les statistiques fournies par le ministère de la justice, à la date du 17 novembre 2016, 358 personnes 19 ( * ) étaient incarcérées (prévenues ou condamnées) pour des faits en lien avec le terrorisme d'inspiration islamiste, alors que ce nombre ne s'élevait qu'à 90 en 2014. L'effet de la centralisation auprès du tribunal de grande instance de Paris en matière de traitement judiciaire du terrorisme conduit au surplus à concentrer les prévenus pour ces faits dans les maisons d'arrêt de la région francilienne, qui connaissent des taux de sur-occupation particulièrement élevés.

Par ailleurs, l'administration pénitentiaire suit avec attention 1 336 personnes détenues, prévenues ou condamnées pour des faits de droit commun, qui lui ont été signalées comme susceptibles de s'inscrire dans une démarche de radicalisation. En outre, 359 personnes radicalisées sont suivies en milieu ouvert par les SPIP, dont 125 sous contrôle judiciaire pour des affaires liées au terrorisme. Même si, comme le souligne la chancellerie, « ce signalement ne préjuge en rien d'un basculement ou d'un risque de basculement dans la violence » 20 ( * ) , votre rapporteur pour avis considère préoccupantes de telle statistiques eu égard notamment à la forte influence que peuvent avoir certains détenus « charismatiques » sur leurs co-détenus.

La mise en oeuvre d'une nouvelle doctrine relative à la prise en charge de ces détenus a suscité une attention toute particulière à la suite du grave incident survenu le 4 septembre dernier au sein de l'unité de prévention de la radicalisation de la maison d'arrêt d'Osny, au cours duquel l'un des détenus a violemment agressé deux surveillants pénitentiaires, en en blessant un très grièvement avec l'intention de le tuer.

Lors de sa visite à la maison d'arrêt d'Osny, votre rapporteur pour avis s'est fait présenter par la direction de l'établissement les circonstances dans lesquelles est survenu cet incident, au terme duquel l'un des deux surveillants pénitentiaires agressés aurait pu perdre la vie. Il apparaît que son agresseur, le seul détenu condamné affecté en avril 2016 au sein de cette UPRA, n'avait pas fait l'objet d'une évaluation en bonne et due forme au sein de l'une des deux unités d'évaluation de Fleury-Mérogis ou de Fresnes. Toutefois, au cours du temps passé à Osny, il est apparu que ce détenu n'avait pas opposé de résistance particulière aux programmes de prise en charge organisés et qu'il était apparu plutôt enthousiaste, accréditant ainsi pleinement la thèse d'un comportement de dissimulation. À la suite de cette agression, il a été décidé de mettre fin au programme de prise en charge de la radicalisation au sein de l'établissement et les douze détenus restant, tous prévenus, ont fait, ou feront, l'objet d'un transfert vers un autre établissement après accord du magistrat instructeur chargé de leur dossier.

Le Gouvernement a ainsi décidé de revoir le fonctionnement du dispositif mis en oeuvre au cours de l'année 2016 afin de replacer l'évaluation au coeur de cette politique, les UPRA devant être remplacées par six quartiers d'évaluation de la radicalisation qui accueilleront 120 détenus pour une durée de quatre mois. Quatre de ces six quartiers seront implantés en lieu et place des UPRA de Fresnes, d'Osny et des deux unités de Fleury-Mérogis, tandis que deux nouveaux quartiers seront ouverts (l'un dans un établissement sis dans le ressort de la DISP de Bordeaux, le second dans un établissement sis dans le ressort de la DISP de Marseille). Ce temps d'évaluation, qui dépasse largement celui habituellement pratiqué dans les centres nationaux d'évaluation 21 ( * ) , sera conduit par des équipes pluridisciplinaires (éducateurs, psychologues, personnels des SPIP et de surveillance, etc.).

Au regard des résultats de cette évaluation, il pourra être décidé :

- l'affectation du détenu dans un des 27 établissements pénitentiaires sélectionnés par le ministère de la justice (établissements présentant des conditions de sécurité élevées et bénéficiant de renforts de personnels spécifiquement formés) au sein desquels sera structuré un dispositif de prise en charge spécifique. Comme le souligne le document diffusé par la chancellerie 22 ( * ) , ces programmes « seront destinés aux personnes détenues radicalisées dont l'évaluation aura révélé qu'elles peuvent engager un désistement de la violence » ;

- pour les personnes détenues dont l'évaluation aura établi « une propension au prosélytisme ou un profil violent », la prise en charge aura lieu dans un milieu carcéral répondant à des exigences élevées de sécurité, à l'instar de l'expérimentation conduite en 2016 à Lille-Annoeullin. Seront ainsi créés six quartiers pour détenus violents (regroupant un total d'une centaine de places) situés au sein de maisons centrales ou de quartiers maison centrale transformés en quartiers maison d'arrêt. Pour les personnes placées en détention provisoire, cette nouvelle affectation fera l'objet d'une concertation avec le magistrat en charge de leur dossier. Outre cette centaine de places, 190 places d'isolement disponibles, réparties sur une cinquantaine d'établissements, seront également mobilisées pour ces détenus les plus problématiques. Pour ces 290 détenus, les règles de sécurité seront plus strictes (fouilles régulières, changements de cellule, limitation des effets personnels, etc.). Cette affectation sera complétée par un suivi individualisé adapté et une évaluation régulière (au moins deux fois par an) afin d'apprécier l'évolution de la personne.

En outre, pour les femmes détenues, un quartier d'évaluation de la radicalisation sera créé à la maison d'arrêt pour femmes de Fleury-Mérogis et 13 quartiers pour femmes accueilleront des groupes allant de cinq à dix détenues afin de créer une capacité de 100 places dédiées à l'incarcération de femmes radicalisées, permettant ainsi de faire face, le cas échéant, à des effets de retour des théâtres d'opérations.

Enfin, pour les mineurs radicalisés, des groupes de cinq personnes au maximum pourront être accueillis au sein des établissements pour mineurs ou en quartier maison d'arrêt pour mineurs. À cette politique d'affectation sera associée une démarche de recherche-action portant sur le « phénomène de radicalisation chez les mineurs et les jeunes majeurs détenus » afin de structurer une approche adaptée à ce public détenu.

S'agissant du contenu des programmes de prise en charge, tant au sein des quartiers d'évaluation de la radicalisation, des quartiers pour détenus violents ou au sein des 27 établissements sélectionnés, le ministère de la justice souligne que « la méthode d'intervention prévoit de travailler avec des groupes d'une dizaine de personnes détenues, réunies sur une durée de trois mois minimum, dans le cadre d'entretiens individuels et de séances collectives ». À l'issue de cette période, une évaluation pluridisciplinaire sera effectuée afin d'apprécier l'évolution de la personne et d'envisager soit un autre mode de détention, soit la poursuite d'un accompagnement, le cas échéant sous une autre forme.

Votre rapporteur pour avis se félicite de la définition d'une doctrine globale de prise en charge de ces détenus qui, à l'évidence, a fait l'objet d'un travail conséquent de réflexion de la part du ministère de la justice, rendu absolument nécessaire par l'ampleur et la gravité des phénomènes de radicalisation en détention. Il demeurera néanmoins attentif à ce que les moyens annoncés pour sa mise en oeuvre, tant sur le plan humain et matériel que juridique, soient effectivement mobilisés par le Gouvernement. En effet, la très grande majorité des détenus radicalisés sont aujourd'hui mêlés au reste de la population carcérale sans traitement particulier. Par ailleurs, les personnes recrutées (avec des contrats précaires et très mal rémunérés) pour constituer les équipes de gestion de ces détenus (binômes de soutien) sont souvent jeunes et sans connaissance du milieu tant carcéral qu'islamiste.


* 11 Dénommée dans un premier temps « unité de prévention du prosélytisme ».

* 12 Avis n° 170 - Tome VIII Administration pénitentiaire (2015-2016), fait par M. Hugues Portelli au nom de la commission des lois sur le projet de loi de finances pour 2016, déposé le 19 novembre 2015. Cet avis est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/a15-170-16/a15-170-161.pdf

* 13 Rebaptisées unités de prévention de la radicalisation (UPRA).

* 14 Voir infra page 25 .

* 15 Rapport n° 491 (2015-2016) de M. Michel Mercier fait au nom de la commission des lois sur le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, déposé le 23 mars 2016. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l15-491-1/l15-491-1.html

* 16 Avis n° 170 (2015-2016) précité.

* 17 Contrôleur général des lieux de privation de liberté, avis du 11 juin 2015 sur la prise en charge de la radicalisation islamiste en milieu carcéral, Journal officiel du 30 juin 2015.

* 18 Loi n° 2009-1436 du 24 novembre 2009 pénitentiaire.

* 19 Parmi lesquels 17 mineurs, 33 détenus particulièrement signalés (DPS), 55 détenus placés à l'isolement.

* 20 Sécurité pénitentiaire et action contre la radicalisation violente, Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la Justice, mardi 25 octobre 2016. Ce document est consultable à l'adresse suivante :

http://www.justice.gouv.fr/publication/securite_penitentiaire_et_action_contre_la_radicalisation_violente.pdf

* 21 De six à huit semaines.

* 22 Sécurité pénitentiaire et action contre la radicalisation violente, op.cit.

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