II. LA CRISE EN PENTE DURE DE PRESSTALIS

Votre rapporteur pour avis a décrit dans son avis précité sur le projet de loi de finances pour 2018 le système d'organisation de la distribution de la presse en France. Il notait ainsi « L'échec, à ce stade, du redressement de Presstalis, malgré une aide publique colossale et les efforts indéniables d'économies de la messagerie, les résultats décevants des projets de mutualisation et l'érosion continue des volumes distribués n'invitent effectivement guère à l'optimisme ».

Ces craintes ont été très rapidement confirmées , avec la très grave crise qu'a traversé la messagerie dès la fin de l'année 2017, dans des proportions que nul ne semblait avoir envisagé .

Votre commission de la culture a consacré une large partie de ses travaux de la session 2017-2018 à cette crise, organisant notamment sept auditions à ce sujet 4 ( * ) . Votre rapporteur pour avis a par ailleurs organisé de nombreux entretiens avec les différentes parties prenantes.

La crise actuelle s'est révélée dans toute son ampleur en décembre 2017. Elle n'est cependant que la conséquence de faiblesses structurelles et anciennes auxquelles aucune réponse satisfaisante n'a jusqu'à présent été apportée. Les perspectives ouvertes par le rapport confié à Marc Schwartz pourraient de ce point de vue être une des bases de la première étape vers une nouvelle organisation du secteur.

A. UNE ALERTE MAJEURE SUR LES COMPTES QUI CONFIRME LES PIRES CRAINTES

1. La crise de décembre 2017

Comme cela avait été relevé dans le rapport pour avis précédent, les résultats de l'entreprise au titre de l'année 2016 avaient été très décevants. Alors que Presstalis envisageait un bénéfice avant intérêt et impôt de 5,4 millions d'euros, le résultat d'exploitation a finalement été déficitaire de 1,9 million d'euros , « découvert » par les commissaires aux comptes, ce qui avait amené le Conseil supérieur des messageries de presse (CSMP) à pointer le coût des plans sociaux. Les fonds propres de la messagerie étaient pour leur part de - 306 millions d'euros à fin 2016, soit 241 millions d'euros de moins que le résultat déjà négatif de 2010 .

Les premiers éléments sur les comptes 2017 ont fait apparaitre un résultat d'exploitation déficitaire de 15 millions d'euros et un déficit de trésorerie de 37 millions d'euros . Dans l'urgence, le Conseil d'administration a demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation auprès du tribunal de commerce, qui a nommé une administratrice judicaire au mois de décembre 2017.

À l'occasion de son assemblée du 20 décembre 2017, le CSMP a pris connaissance de l'avis de sa commission de suivi de la situation économique et financière des messageries. Cette dernière indique alors que les derniers événements lui paraissent « alarmants, car ils montrent que les mesures prises au cours des cinq dernières années n'ont pas produit les résultats escomptés » .

2. Des réactions énergiques des parties
a) Des premières mesures destinées à éviter la faillite

Face à cette situation, la nouvelle Présidente directrice générale de Presstalis a pris des mesures d'urgence pour assurer la continuité du service. Elle a ainsi décidé de retenir le quart du chiffre d'affaires issu des ventes que Presstalis aurait dû verser aux éditeurs jusqu'à fin janvier 2018 . Qualifié de « mesure de protection de la liquidité », cela représente a minima un différé de paiement de 37 millions d'euros pour les éditeurs, dont certains se trouvaient déjà en situation difficile.

Cette décision a logiquement provoqué une vive inquiétude des éditeurs et de l'ensemble de l'écosystème de la presse. Ainsi, le Syndicat de l'Association des éditeurs de presse (SAEP) a rendu public un premier courrier à l'attention du ministre de l'économie et des finances le 8 janvier 2018, et un second pour le Premier ministre le 22 janvier, dénonçant cette situation et appelant à la création d'un fonds d'urgence de 100 millions d'euros pour la filière.

b) La réaction du CSMP

Face à cette situation, et comme cela avait été annoncé le 14 février devant la commission lors de l'audition 5 ( * ) de M. Jean-Pierre Roger et de Mme Elisabeth Flury-Herard, Présidente de ARDP, le CSMP a transmis à l'ARDP le 22 février 2018 trois décisions destinées à prévenir la cessation de paiement de Presstalis .

En application de l'article 18-13 de la loi du 2 avril 1947, telle que modifiée en 2011 et 2015, l'ARDP a délibéré afin d'examiner s'il convenait de rendre ces décisions exécutoires, y compris en les amendant.

Par sa décision unique du 2 mars 2018, l'ARPD a validé pour l'essentiel les décisions prises dans l'urgence du CSMP . Cette validation a permis la tenue de l'audition devant le tribunal de commerce le 6 mars 2018.

Prises ensemble, les trois décisions constituent un tournant qui marque la volonté de la profession de sauver, coûte que coûte, la messagerie .

• Décision n° 2018-1 relative à la prolongation exceptionnelle de six mois des délais de préavis définis par la décision exécutoire n° 2012-01

La décision exécutoire n° 2012-01 fixe les conditions dans lesquelles un éditeur peut quitter une messagerie pour une autre. La durée du préavis est déterminée par la décision précitée en fonction de la durée de la relation entre la messagerie et l'éditeur et du volume des ventes. Elle varie entre 3 et 12 mois .

La décision n° 2018-01 a prolongé ce délais de six mois, à titre exceptionnel et jusqu'au 1 er août 2018 . Son objet était d'éviter un départ massif des éditeurs clients de Presstalis susceptible de mettre en échec le plan de redressement.

L'ARDP a rendu exécutoire cette décision « afin d'éviter que le départ en chaine d'éditeurs du principal opérateur n'entraîne une déstabilisation grave et brutale de l'ensemble du système ».

• Décision 2018-2 instituant une contribution exceptionnelle des éditeurs pour le financement des mesures de redressement du système collectif de distribution de la presse

Il s'agit de la décision la plus controversée. Elle a mis en place une contribution exceptionnelle pour les éditeurs clients des messageries destinés à reconstituer leurs fonds propres.

Cette contribution :

- est fixée à 2,25 % pour les éditeurs Presstalis et 1 % pour les éditeurs MLP ;

- devrait durer 9 semestres pour les Messageries Lyonnaises de Presse (MLP) et 10 semestres pour Presstalis. Sur demande du Gouvernement, l'ARDP a décidé de différencier les délais en les allongeant pour Presstalis compte tenu de sa situation - ce qui laisse à penser que la situation réelle de la messagerie serait encore plus dégradée qu'évoqué jusqu'à présent ;

- sera due y compris si, durant la période, un éditeur décide de changer de messagerie ;

- pourra être remboursée aux éditeurs en cas de retour à « meilleure fortune » à l'issue du dernier exercice.

L'ARDP a estimé que ces mesures ne lui paraissaient pas « porter une atteinte grave à la situation économique des éditeurs [...] compte tenu des difficultés plus graves encore encourues en cas de défaillance de la principale messagerie ».

• Décision n° 2018-3 relative aux conditions de règlement par les messageries aux éditeurs de presse des recettes de vente des titres distribués

La dernière décision allonge les délais de règlement par les messageries des recettes de vente aux éditeurs de 15 jours en moyenne . La décision du CSMP avait au départ une portée générale, en fixant la durée à 10 semestres pour tous. L'ARDP a cependant estimé que la situation particulière, nettement moins dégradée, des MLP, ne justifiait pas dans leur cas une application au-delà de trois semestres.

c) Des contentieux juridiques de mauvais augure

Des recours ont été déposés contre les trois décisions du CSMP . Schématiquement, ils soulignent la fracture entre les deux grandes familles de la presse , que séparent essentiellement le poids économique et corrélativement l'influence au Conseil d'administration de Presstalis et au CSMP :

- d'un côté, les « grands éditeurs » de presse quotidienne et magazine, présents à la fois au Conseil d'administration de Presstalis via la Coopérative des Magazines (CDM) et la coopérative des quotidiens (CDQ), et au CSMP. S'ils sont prêts à contribuer au redressement de la société, ils sont également suspectés de mauvaise gestion, voire de faux bilan et, plus profondément, de préparer à terme la fin des éditions « papier » . C'est le sens de l'intervention devant votre commission de la culture de Eric Fottorino 6 ( * ) le 16 mai 2018 ;

- de l'autre, les « petits éditeurs », rassemblés sous la bannière du Syndicat de l'Association des éditeurs de presse (SAEP), qui représente une centaine d'éditeurs indépendants de petite taille. Ce syndicat a obtenu lors de l'Assemblée générale du 29 juin 2016 la majorité au conseil d'administration des MLP, et dispose d'une audience certaine au-delà même de ses membres, comme en témoignent les avis rendus lors des consultations du CSMP. Il convient de relever qu'il regroupe aussi bien des éditeurs « Presstalis » que des éditeurs « MLP ».

Par ailleurs, un collectif de cinq éditeurs de magazines spécialisés, membres du SAEP, a déposé le 8 mars 2018 auprès du Parquet National financier une plainte contre X pour mettre en cause la CDM pour faux bilan présenté devant ses actionnaires sur la période 2014-2016.

La plainte porte sur la responsabilité pénale des dirigeants de la Coopérative des Magazines, en application de l'article L. 242-6 du code du commerce, ainsi que sur celle du commissaire aux comptes de la société Ernst & Young, en application de l'article L. 820-7 du code du commerce.

Aucun de ces recours n'a encore pu aller à terme. Ils illustrent les profondes fractures qui divisent le secteur sur la survie de Presstalis.


* 4 Les comptes rendus des travaux de la commission sont disponibles en ligne : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/culture_archives.html#Session2017

* 5 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180212/cult.html

* 6 http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180514/cult.html#toc6

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