EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 18 novembre 2020, la commission a examiné le rapport pour avis de Mme Martine Berthet sur les crédits du compte d'affectation spécial « Participations financières de l'État » du projet de loi de finances pour 2021.

Mme Sophie Primas , présidente . - Nous allons à présent examiner les crédits du compte d'affectation spécial « Participations financières de l'État ». J'ai une pensée particulière pour notre rapporteur habituel, M. Alain Chatillon, à qui nous envoyons nos amitiés et notre affection, et laisse la parole à Mme Martine Berthet.

Mme Martine Berthet , rapporteure pour avis . - Je tiens tout d'abord à adresser mes voeux de rétablissement à notre collègue Alain Chatillon, ainsi qu'à remercier Madame la présidente de m'avoir confié le suivi, l'examen et la présentation de ce compte d'affectation spéciale.

L'examen de ce compte nous donne l'occasion de contrôler la stratégie de l'État actionnaire, tout du moins dans ses grandes lignes et lorsqu'elle existe... Après qu'un avis de sagesse ait été émis en 2018 et défavorable en 2019, je vous proposerai de réitérer cet avis défavorable cette année, pour les trois raisons suivantes, que je développerai après vous avoir présenté les crédits du compte : une information du Parlement bien trop lacunaire ; une stratégie de l'État actionnaire qui interroge ; la poursuite de la mise en oeuvre du Fonds pour l'innovation, usine à gaz budgétaire dont la seule conséquence concrète est de dessaisir le Parlement de sa mission de contrôle du financement de l'innovation.

Tout d'abord, une rapide présentation des mouvements intervenus sur le compte cette année. Pour rappel, le Gouvernement avait envisagé l'an dernier percevoir 11 milliards d'euros de produits de cession en 2020 via la vente de ses parts dans Aéroports de Paris (ADP) et la privatisation de la Française des jeux (FDJ). Le Gouvernement envisageait également que le compte percevrait 2 milliards d'euros de versements en provenance de la mission « Programmes d'investissement d'avenir », c'est-à-dire du budget général, afin de les investir dans des opérateurs comme Bpifrance ou dans des fonds soutenant l'innovation. Dans ces cas-là, le compte qui nous occupe aujourd'hui ne sert que de véhicule budgétaire, car il ne s'agit pas d'opérations stratégiques en lien avec l'État actionnaire. Ce mélange des rôles attribués au compte d'affectation spéciale nuit par ailleurs à sa bonne compréhension.

Au final, sur 11 milliards d'euros de produits de cession envisagées, l'État n'en a perçu qu'environ 1 milliard, à la date à laquelle je vous parle, qui correspondent à une vente à la Caisse des dépôts et consignations d'une partie de ses actions dans La Poste. La privatisation de la FDJ a bien eu lieu en 2019, générant pour l'État une recette de 1,9 milliard d'euros. En revanche, celle d'ADP n'a évidemment pas été réalisée. Je dis évidemment, car notre collègue Alain Chatillon avait déjà anticipé cette impossibilité l'an dernier - certes non pas en raison de la crise du coronavirus, mais pour d'autres raisons économiques et politiques. En ce qui concerne les versements budgétaires, ils ont été massifs tout au long de l'année 2020, car aux versements prévus initialement sont venus s'ajouter les versements sur le compte liés à l'enveloppe de 20 milliards d'euros votée en loi de finances rectificative numéro 2 devant permettre à l'État actionnaire de soutenir les entreprises stratégiques jugées vulnérables. En particulier, 3 milliards d'euros seront ainsi avancés à Air France-KLM sous forme de prêt d'actionnaire d'ici la fin de l'année, 1 milliard d'euros ont été dépensés pour souscrire à une émission d'obligations d'EDF, et 4 milliards d'euros seront utilisés pour recapitaliser la SNCF.

Pour 2021, contrairement aux années précédentes, aucun produit de cession n'est prévu, ce qui veut dire que l'État, compte tenu de la crise actuelle, n'envisage aucune vente de ses participations. En revanche, 13 milliards d'euros de versements du budget général sont prévus, afin de renforcer les fonds propres de l'Agence française de développement (AFD) et, surtout, de financer des opérations en fonds propres ou quasi-fonds propres dans les entreprises stratégiques du portefeuille. Aucune information ne nous a en revanche été communiquée quant à l'identité de ces entreprises ou au calendrier de ces opérations ; j'y reviendrai.

J'en viens maintenant aux trois raisons qui me conduisent à vous proposer de donner un avis défavorable aux crédits de ce compte.

Premièrement, le Parlement est bien trop peu informé via ce compte. Il s'agit là d'une spécificité de cet outil : les montants affichés n'ont pas à traduire budgétairement les intentions du Gouvernement. Afin de ne pas informer les marchés financiers de ses projets, ce dernier inscrit des crédits dits « notionnels », c'est-à-dire en quelques sortes des chiffres abstraits, formels, qui peuvent tout à fait être à l'opposé de la politique qu'il entend mener. L'objectif de ne pas dévoiler ses projets est tout à fait compréhensible, et même logique. Seulement, en n'informant pas les marchés, le Gouvernement laisse également dans l'ignorance le Parlement, ce qui porte atteinte au contrôle démocratique que nous exerçons sur la stratégie de l'État actionnaire. Des solutions existent pourtant, qui sont constamment rejetées : par exemple, nous pourrions auditionner les représentants de l'État actionnaire à huis clos sur des opérations capitalistiques envisagées, et ne publier de compte rendu ou de verbatim qu'après que l'opération ait eu lieu.

Nous n'avons par exemple obtenu que peu d'informations concernant le rôle et la stratégie de l'État dans l'affaire Veolia-Suez. Je formule le voeu que le groupe de suivi que notre commission et celle de l'aménagement du territoire et du développement durable ont récemment créé permette d'en savoir davantage ! De même, l'Agence des participations de l'État (AFE) ne souhaite pas donner d'information quant à l'identité de la vingtaine d'entreprises qui pourraient avoir besoin d'une recapitalisation en 2021. Elle nous a néanmoins indiqué que depuis avril dernier, le besoin en fonds propres de certaines entreprises s'est réduit, en raison soit d'une reprise de l'activité, soit de leurs plans de restructuration, soit d'un financement finalement trouvé sur les marchés. En fonction de la situation sanitaire, la liste pourrait toutefois s'allonger en 2021 !

Cette absence d'information fiable suffirait à elle seule pour donner un avis défavorable aux crédits de ce compte. Mais deux raisons supplémentaires me conduisent à vous le proposer, comme je vous l'indiquais.

Tout d'abord, la stratégie de l'État actionnaire soulève des interrogations de plus en plus fortes. Il semble en effet avoir abandonné son rôle d'État stratège et opté pour une stratégie de court terme, qui l'a conduit à se désengager d'entreprises jugées insuffisamment stratégiques et qui a entraîné par ailleurs une concentration excessive du portefeuille autour de deux secteurs : l'énergie, qui représente 55 % du portefeuille, et l'aéronautique (au sens large, donc incluant les activités de défense), qui représente 26 %. Or cette situation est inquiétante.

D'une part, la puissance publique doit participer à la protection de nos actifs stratégiques et au renforcement de notre souveraineté industrielle, technologique et militaire. Ce constat était vrai hier, il l'est encore plus aujourd'hui, puisque la crise nous a rappelé l'importance de conserver sur notre sol certaines productions. Or les exemples ne manquent pas, qui illustrent le choix fait par l'État d'une stratégie de court terme au détriment de la poursuite de ces objectifs. L'épisode Veolia-Suez n'en est que le plus récent. Malgré l'importance stratégique que représentent ces deux entreprises pour notre autonomie et notre souveraineté économique, l'État s'est révélé incapable de faire triompher ses intérêts lors du conseil d'administration d'Engie, sa participation dans Engie ayant progressivement diminué. Certes l'influence ne s'exerce pas uniquement via le pourcentage de détention du capital. Il paraît néanmoins évident que plus ce pourcentage est élevé, plus la puissance publique dispose d'atouts dans la poursuite de l'intérêt général.

C'est si vrai que l'État lui-même, en 2017, n'a pas hésité à nationaliser les Chantiers de l'Atlantique afin de se donner les moyens de renégocier leur cession. Hélas, malgré ce mouvement stratégique, le nouvel accord négocié avec Fincantieri présente lui aussi des lacunes importantes, ainsi que l'a montré la présidente Sophie Primas dans un rapport le mois dernier. Compte tenu de son positionnement, les risques sont en effet élevés que Fincantieri finisse pas rapatrier une partie de la production en Italie et qu'il procède à des transferts de technologie avec la Chine.

Tout ceci illustre, malheureusement, le fait que notre État stratège semble avoir laissé la place à un État actionnaire, obéissant avant tout à une logique comptable et budgétaire. Ce constat est particulièrement alarmant pour la reconquête de notre souveraineté économique et industrielle, qui nécessite au contraire un État doté d'une indispensable vision stratégique à long terme.

D'autre part, plus le portefeuille est concentré autour de valeurs stratégiques, donc incessibles, moins l'État n'a de marge de manoeuvre pour céder des titres dans le cas où il lui faudrait venir au soutien de telle ou telle entreprise. En outre, le rendement total du portefeuille de l'État actionnaire est démesurément dépendant de celui de ces deux secteurs. Qui plus est, ces deux secteurs sont eux-mêmes très dépendants de facteurs exogènes, comme les conflits dans le monde ou les politiques des autres États. Les risques pointés par notre collègue Alain Chatillon l'an dernier se sont donc matérialisés cette année : la crise du coronavirus a fait perdre à EDF 35 % de sa valeur en huit mois, 62 % à Air France, 50 % à ADP. Par conséquent, la valeur totale du portefeuille coté de l'État a chuté de 30,4 % entre le 30 juin 2019 et le 30 juin 2020, passant de 75 à 52 milliards d'euros. Vendredi dernier, cette valeur était de 66 milliards d'euros, compte tenu de la remontée des cours de bourses ces six derniers mois.

J'en viens maintenant à la troisième raison pour laquelle je vous propose de donner un avis défavorable à ces crédits, après la faible information du Parlement et la stratégie risquée du Gouvernement de concentration du portefeuille.

En 2018, le Gouvernement a mis en place un Fonds pour l'innovation de 10 milliards d'euros qui doit être abondé à partir du produit des cessions de ses titres dans les entreprises. Cette somme doit être investie en bons du Trésor français à un taux bien supérieur à celui du marché, à savoir 2,5 %, pour générer un rendement de 250 millions d'euros par an. Comme vous le savez, le ministre de l'économie, des finances et de la relance nous assurait que cela représenterait un meilleur usage des deniers publics, plutôt que de posséder des actions d'entreprises dans lesquelles l'État n'avait pas vocation à être actionnaire. Chaque année qui passe confirme un peu plus la pertinence des critiques que nous avions alors formulées lors de l'examen de la loi Pacte.

En effet, ce Fonds pour l'innovation n'apporte absolument rien de neuf en matière de financement de l'innovation par rapport à une dotation budgétaire. En revanche, il possède un inconvénient majeur, outre celui de pousser le Gouvernement à atrophier son portefeuille : à nouveau, le Parlement est contourné et nous ne pouvons plus exercer notre contrôle sur le financement de l'innovation. Un Conseil de l'innovation a été mis en place, pour décider des orientations du Fonds, mais aucun parlementaire n'y est associé. J'ajoute en outre que le fonctionnement même du Fonds semble chaotique, comme nous en parlera notre collègue Jean-Pierre Moga dans quelques minutes.

Par ailleurs, même la stabilité du financement de l'innovation est loin d'être garantie : une clause de revoyure est en effet prévue en 2023. Si à cette date, il s'avère que le taux de 2,5 % servi par les bons du Trésor depuis 2018 était trop élevé par rapport au marché, alors le trop-perçu par le Fonds pourra être récupéré, ou son rendement diminuer pour l'avenir. Or il ne fait que peu de doute qu'un taux de 2,5 % est effectivement bien supérieur à celui rencontré sur les marchés, qui se situe plutôt aux alentours de 1 %. Il est donc très vraisemblable qu'à partir de 2023, le rendement du Fonds ne soit plus le même...

Pour ces trois raisons : absence d'information du Parlement, stratégie risquée de l'État actionnaire, usage contestable des produits de cessions, je vous propose donc de donner un avis défavorable aux crédits de ce compte d'affectation spéciale.

Mme Sophie Primas , présidente . - Merci, madame la rapporteure, pour cette présentation de votre rapport. Ce compte des participations de l'État suscitera sans doute des prises de parole. En effet chaque année nous le percevons comme un « trou noir », à l'exception de quelques dossiers emblématiques de nos débats. Madame la présidente de la commission spéciale sur la loi Pacte pourra nous dire ce qu'elle en pense.

M. Fabien Gay . - Je partage les conclusions de ce rapport, et constate que nous les partageons chaque année, tant en ce qui concerne le manque de communication que la concentration du portefeuille.

Chaque année, dans un manque total de concertation, nous observons les cessions - car il n'y a pas beaucoup d'achats. Toutefois, il semble évident que la cession d'ADP ne se fera pas, à la suite du vote du Sénat, du référendum d'initiative partagée et du recul de Vinci.

Cette année, il me semble que l'affaire Engie-Veolia-Suez requiert notre attention. Nous n'avons plus d'État stratège depuis longtemps, mais cette affaire révèle que nous n'avons même plus d'État régulateur. La loi Pacte a permis à l'État de descendre sous les 34 % dans Engie, c'est-à-dire de rester actionnaire principal sans minorité de blocage. La prétendue garantie qu'offrait la golden share devait permettre à l'État de peser sur les orientations stratégiques d'Engie, notamment celles liées à l'énergie. On voit bien que ce n'est pas le cas : lorsque l'État se prononce officiellement contre la cession, il est désavoué.

Je souhaite vous alerter également sur la situation d'EDF qui fait l'objet de restructurations importantes : avec l'affaire Engie-Veolia-Suez, nous assistons à un remodelage complet du secteur de l'énergie. Ce secteur constitue un outil de compétitivité - nous avons une des énergies les plus décarbonées et les moins chères du monde - alors que les appels à la réindustrialisation de la France sont de plus en plus nombreux. Comment ferons-nous la transition énergétique lorsque l'État n'aura plus ni levier, ni entreprises publiques ? Avec Engie et EDF, nous assistons au démembrement et au démantèlement d'un outil industriel important.

Enfin, la question des nationalisations dans des secteurs stratégiques mérite d'être posée. Le premier décret Montebourg concernait l'énergie, les transports, la santé, l'eau, les télécoms, auxquels ont été ensuite ajoutés l'intelligence artificielle, les données personnelles, l'hydrogène etc. Dans le cadre de la réindustrialisation, la question d'un grand service public de l'eau et de l'assainissement se pose : après avoir rejeté le monopole public, nous voyons se profiler un monopole privé !

Mme Catherine Fournier . - Il est certain que l'objectif des privatisations est de renflouer les caisses de l'État. Le référendum d'initiative partagée (RIP) concernant Aéroports de Paris n'a pas abouti, et la situation d'ADP s'est tellement dégradée dans l'intervalle que la cession semble inconcevable.

Quand les caisses de l'État sont plus que vides, on ne peut plus parler d'État stratège. À l'heure actuelle, les mesures prises dans le cadre de la crise sanitaire le sont au coup par coup : l'État n'a plus les moyens d'anticiper. Prenons l'exemple de la SNCF qui présente une dette abyssale : les 4,5 milliards d'euros de l'État vont-ils servir aux investissements ou à la résorption du déficit ? À l'heure actuelle, les régions sont les pourvoyeurs de fonds de la SNCF mais n'ont aucun pouvoir de décision sur les dessertes, et il est impossible d'obtenir de l'État des informations sur cette situation. Ne parlons pas d'État stratège !

M. Alain Cadec . - En tant que corapporteur du comité de suivi sur ce dossier, je souhaite revenir sur l'affaire Engie-Veolia-Suez. Monsieur Fabien Gay, vous disiez que l'État n'est même plus régulateur, j'irai plus loin : l'État est complice ! Nous avons entendu MM. Varin et Camus de Suez, ainsi que M. Clamadieu d'Engie qui nous a menti pendant une heure. Nous avons également entendu avec intérêt M. Frérot, le P-DG de Veolia, qui nous a raconté ce qu'il a voulu. Cette affaire présente une particulière gravité. En ce qui concerne la distribution de l'eau, les collectivités territoriales peuvent à l'heure actuelle choisir entre la régie, Veolia, la Saur - qui représente 8 % du marché - et Suez. Demain, il ne restera que la Saur, la régie et Veolia, ce n'est pas acceptable. La puissance publique ne participe pas au redressement économique de notre pays, puisque des conséquences sociales sont également à craindre : 4 000 emplois pourraient être menacés. Nous serons très vigilants car c'est un révélateur de la façon dont le Gouvernement fonctionne aujourd'hui. Une fois de plus l'État est défaillant, le comité de suivi fera tout pour le démontrer.

Mme Florence Blatrix Contat . - Je partage les conclusions de ce rapport. En effet, on peut regretter l'absence d'informations fiables de la part de l'État et le désengagement de son rôle d'État stratège. Bien entendu, malgré la crise et l'endettement de l'État que nous connaissons tous, ce rôle est déterminant pour l'avenir de la France, et force est de constater que l'État n'est pas au rendez-vous malgré la nomination d'un haut-commissaire au Plan. L'affaire Suez-Veolia en est l'illustration. Ensemble, nous devons anticiper et être exigeants au-delà du champ du comité de suivi : les participations de l'État dans Engie vont-elles diminuer à long terme ? Nous devrons également obtenir des éclaircissements sur le projet Hercule.

M. Franck Montaugé . - La question de fond est plus généralement celle de la stratégie industrielle de l'État. C'est un sujet d'actualité et d'avenir d'une importance considérable. Or, cette stratégie n'est pas claire. Pour cette raison générale, le groupe socialiste, écologiste et républicain rejoindra la position de la rapporteure en émettant un avis défavorable.

Mme Martine Berthet . - Je souhaite apporter deux précisions : tout d'abord, le commissaire aux Participations de l'État a précisé, lors de son audition, qu'aucune privatisation n'aura lieu en 2021 compte tenu de l'état des marchés financiers. D'autre part, il est frappant que lors de son audition, le commissaire n'ait pas du tout parlé des négociations en cours avec Air France-KLM à propos d'un nouveau soutien en fonds propres. C'est la presse, hier matin, qui s'en est fait l'écho ! C'est un exemple marquant de ce manque permanent d'information du Parlement, tout à fait regrettable.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption de ces crédits.

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