EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est saisi, en première lecture, de la proposition de loi relative à l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, que le Gouvernement a choisi d'inscrire à l'ordre du jour prioritaire.

Présentée par Mme Catherine Génisson, M. Jean-Marc Ayrault et les membres du groupe socialiste et apparentés, cette proposition de loi, adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale le 7 mars 2000, a un double objet.

D'une part, elle tend à modifier les dispositions du code du travail afin de favoriser l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes dans le secteur privé. Ce premier aspect porte sur le rapport de situation comparée rédigé par certaines entreprises, l'obligation annuelle de négocier spécifiquement sur le thème de l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes ainsi que les aides publiques correspondantes ; il est détaillé dans le rapport de notre collègue Mme Annick Bocandé au nom de la commission des Affaires sociales, saisie au fond 1 ( * ) .

D'autre part, la proposition de loi vise à modifier le statut général de la fonction publique en vue d'obtenir une " représentation équilibrée " entre les hommes et les femmes désignés par l'administration dans les instances paritaires et les jurys de concours et d'examens. Aussi votre commission des Lois a-t-elle souhaité se saisir pour avis de cette question.

Les seize articles qui font l'objet du présent avis composent les titres II et III de la proposition de loi et sont relatifs aux trois fonctions publiques : de l'Etat, territoriale et hospitalière.

Certaines des dispositions de la proposition de loi ne soulèvent pas de difficultés juridiques particulières. Tel est le cas de la clarification du droit existant en matière d'interdiction de toute discrimination selon le sexe ou en matière de harcèlement sexuel et des aménagements apportés au rapport sur les mesures prises dans la fonction publique pour assurer l'application du principe d'égalité des sexes.

En revanche, la proposition de loi impose à l'administration de désigner ses représentants en respectant une proportion donnée d'hommes et de femmes dans les organismes consultatifs mais aussi dans les jurys de concours ou d'examens. Ces dispositions nouvelles doivent être examinées au regard des principes directeurs de la fonction publique française et des impératifs constitutionnels qui s'appliquent au recrutement et à la carrière des fonctionnaires.

Elles conduisent à l'introduction de discriminations " positives " et induisent une importante délégation au pouvoir réglementaire.

Les discriminations positives peuvent être définies comme des " différenciations juridiques de traitement dont l'autorité normative affirme expressément qu'elles ont pour but de favoriser une catégorie déterminée de personnes physiques ou morales au détriment d'une autre afin de compenser une inégalité de fait préexistante entre elles " 2 ( * )

Votre commission des Lois, tout en acceptant le coeur du dispositif, vous proposera d'amender le texte en tenant compte des éventuelles difficultés d'application dans certains corps.

I. LE DISPOSITIF TRÈS COMPLET DU DROIT EN VIGUEUR PARAISSAIT LIMITER L'INTÉRÊT D'UNE NOUVELLE INTERVENTION DU LÉGISLATEUR

A. L'AFFIRMATION PROGRESSIVE DU PRINCIPE D'ÉGALITÉ ENTRE AGENTS PUBLICS HOMMES ET FEMMES

1. La loi et la jurisprudence administrative ont progressivement restreint les discriminations selon le sexe entre agents publics

a) Avant 1946 : le pouvoir discrétionnaire de l'administration

Le caractère légal et réglementaire de la situation des fonctionnaires implique que les conditions d'accès aux emplois publics soient définies unilatéralement par la puissance publique. Avant la seconde guerre mondiale, ce principe est interprété très strictement par la jurisprudence administrative. Le pouvoir d'appréciation de l'autorité hiérarchique détenant le pouvoir de nomination est tel que le juge s'interdit de sanctionner des décrets qui, en imposant aux candidats d'avoir satisfait aux obligations de service national actif, réservent de fait les emplois de rédacteur aux hommes 3 ( * ) .

Cependant, dans un arrêt de principe Demoiselle Bobard du 3 juillet 1936, le Conseil d'Etat reconnaît l'aptitude légale des femmes aux emplois publics. Cette avancée jurisprudentielle trouve ses limites dans la possibilité reconnue au Gouvernement d'édicter des restrictions à l'admission et à l'avancement du personnel féminin, pour des raisons tirées de l'intérêt du service 4 ( * ) - à une époque où les femmes n'ont en outre pas encore le droit de voter.

Il faut donc attendre l'après-seconde guerre mondiale et l'accès des femmes au suffrage pour que, sous l'impulsion du pouvoir constituant et du législateur, soit consacré le principe d'égalité entre femmes et hommes.

b) 1946 : l'affirmation du principe de l'égale admission des hommes et des femmes aux emplois publics

Le principe de l'égalité des hommes et des femmes est inscrit au troisième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 : " La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme . "

Dans la fonction publique, ce principe est affirmé dans le statut général du 19 octobre 1946 dans les termes suivants : " Aucune distinction, pour l'application du présent statut, n'est faite entre les deux sexes, sous réserve des dispositions spéciales qu'il prévoit . "

Dans le sillon du constituant et du législateur, le Conseil d'Etat est venu préciser la différence entre le système défini par la jurisprudence Bobard de 1936 et la situation juridique nouvelle résultant de la loi du 19 octobre 1946 et de la Constitution du 27 octobre 1946. Avant le statut général, le Gouvernement pouvait restreindre l'accès du personnel féminin à un cadre pour des raisons de service, sans que cette appréciation d'opportunité pût être discutée devant le juge administratif. Désormais, il ne peut apporter de dérogations au principe de l'égalité des sexes que sous le contrôle du juge 5 ( * ) et dans le cas où la nature des fonctions exercées ou les conditions d'exercice de ces fonctions exigent de telles dérogations.

Aussi, le Conseil d'Etat a-t-il pu juger en 1972 que la discrimination entre les candidats appartenant au sexe masculin ou au sexe féminin, pour l'accès au corps des officiers de police adjoints de la police nationale, n'était pas justifiée par la nature des fonctions ou par les conditions d'exercice de celles-ci et était par conséquent entachée d'excès de pouvoir 6 ( * ) .

c) Le principe d'égalité interdit aussi les discriminations au détriment des hommes

Le principe d'égalité, s'il est plus souvent invoqué par les femmes, joue dans les deux sens. Une mesure discriminatoire à l'encontre des agents publics masculins sera donc jugée illégale par le juge administratif : " Le Gouvernement ne saurait, sans méconnaître le principe de l'égalité des sexes, réserver les mesures d'intégration aux seuls agents du sexe féminin, en écartant tous les agents du sexe masculin appartenant au même corps, que dans le cas où cette dérogation est exigée soit par la nature des fonctions, soit par les conditions d'exercice de celles-ci " 7 ( * ) .

Après trente années de mise en oeuvre dans la fonction publique du principe constitutionnel d'égalité entre hommes et femmes, le droit communautaire vient à son tour restreindre les possibilités de discrimination selon le sexe.

* 1 Rapport n° 475 (Sénat, 2000-2001).

* 2 F. Mélin-Soucramanien, " Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel ", Economica, 1997.

* 3 Conseil d'Etat, 26 juillet 1912, Demoiselle Cuisset.

* 4 " Si les femmes ont l'aptitude légale aux emplois dépendant des administrations centrales des ministères, il appartient au Gouvernement de décider si des raisons de service nécessitent, dans un ministère, des restrictions à l'admission et à l'avancement du personnel féminin ".

En l'espèce, le Conseil d'Etat rejette la requête au motif que le Gouvernement pouvait légalement, par décret, réserver pour l'avenir au personnel masculin les emplois de rédacteur et ceux d'un grade supérieur à l'administration centrale du ministère de la guerre.

* 5 Conseil d'Etat, Assemblée, 6 janvier 1956, Syndicat national autonome du cadre d'administration générale des colonies et sieur Montlivet : " Les femmes ont désormais, en règle générale, vocation à tous les emplois publics dans les mêmes conditions que les hommes, sous réserve du droit du Gouvernement, dans l'exercice du pouvoir réglementaire, d'apporter, sous le contrôle du juge, des dérogations à la règle ci-dessus définie dans le cas où la nature des fonctions exercées ou les conditions d'exercice de ces fonctions exigent de telles dérogations ".

En l'espèce, le Conseil d'Etat approuve l'exclusion des candidats du sexe féminin de l'accès aux fonctions de rédacteur du cadre d'administration générale de la France d'outre-mer.

* 6 Conseil d'Etat, Assemblée, 21 avril 1972, Syndicat chrétien du corps des officiers de police.

* 7 Conseil d'Etat, 23 février 1968, Michel et comité de défense des contrôleurs et contrôleurs principaux des PTT.

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