3. Le droit communautaire encadre les possibilités de discrimination " positive "

a) L'arrêt Kalanke : incompatibilité des quotas avec le principe de l'égalité de traitement

Par cet arrêt du 17 octobre 1995 21 ( * ) , la Cour de Justice des Communautés européennes a apprécié la conformité à la directive du 9 février 1976 de la loi du Land de Brême du 20 novembre1990, relative à l'égalité entre hommes et femmes dans les services publics. Cette loi prévoyait une priorité en faveur des femmes pour le recrutement ou la promotion, dans les cas où celles-ci ont une qualification égale à celle de leurs concurrents masculins et où elles sont sous-représentées 22 ( * ) dans le secteur concerné.

Après avoir rappelé que le principe de l'égalité de traitement impliquait l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, la CJCE a estimé que le paragraphe 4 de l'article 2 de la directive de 1976 avait pour " but précis et limité d' autoriser des mesures qui, tout en étant discriminatoires selon les apparences, visent effectivement à éliminer ou à réduire les inégalités de fait pouvant exister dans la réalité de la vie sociale ".

Rappelant qu'en tant que dérogation à un droit individuel consacré par la directive, le paragraphe 4 de l'article 2 était d'interprétation stricte, la Cour a censuré la loi du Land de Brême au motif qu'elle garantissait une priorité absolue et inconditionnelle aux femmes lors d'une nomination ou promotion, et substituait ainsi à la promotion de l'égalité des chances le résultat auquel seule la mise en oeuvre d'une telle égalité des chances pourrait aboutir.

b) L'arrêt Marschall : légalité des atteintes proportionnées au principe d'égalité de traitement

Deux ans après l'arrêt Kalanke, la Cour de Justice des Communautés européennes a précisé les contours de la légalité des discriminations dites " positives ".

A nouveau saisie à titre préjudiciel sur l'interprétation de l'article 2 de la directive du 9 février 1976, la Cour, par l'arrêt Marschall du 11 novembre 1997 23 ( * ) , a jugé de la légalité du statut des fonctionnaires du Land de Nordrhein-Westfalen selon lequel, " si, dans le secteur de l'autorité compétente pour la promotion, les femmes sont en nombre inférieur aux hommes au niveau de poste concerné de la carrière, les femmes sont à promouvoir par priorité, à égalité d'aptitude, de compétence et de prestations professionnelles, à moins que des motifs tenant à la personne d'un candidat ne fassent pencher la balance en sa faveur " .

Cette " clause d'ouverture " différencie les deux espèces Kalanke et Marschall. Après avoir établi que le fait que deux candidats de sexe différent aient des qualifications égales n'implique pas à lui seul qu'ils aient des chances égales, la Cour a précisé ce qui lui semblait être une discrimination " positive " conforme à la directive de 1976 :

- la clause d'ouverture garantit, dans chaque cas individuel, aux candidats masculins ayant une qualification égale à celle des candidats féminins, que les candidatures font l'objet d'une appréciation objective qui tient compte de tous les critères relatifs à la personne des candidats et écarte la priorité accordée aux candidats féminins, lorsqu'un ou plusieurs de ces critères font pencher la balance en faveur du candidat masculin, et

- de tels critères ne sont pas discriminatoires envers les candidats féminins.

c) un régime de preuve plus favorable

Le progrès du droit en faveur de la lutte contre les discriminations directes ou indirectes fondées sur le sexe, se traduit aussi par un régime de preuve plus favorable .

Tel est l'objet de la directive 97/80/CE du Conseil du 15 décembre 1997 relative à la charge de la preuve dans les cas de discrimination fondée sur le sexe, applicable devant les juridictions civiles et administratives, à l'exception des juridictions pénales : " dès lors qu'une personne qui s'estime lésée par le non respect à son égard du principe de l'égalité de traitement établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu'il n'y a pas eu violation du principe de l'égalité de traitement ".

d) Le traité d'Amsterdam : l'égalité entre hommes et femmes reconnue en tant que mission de la Communauté

Le traité d'Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, inscrit pour la première fois l'égalité entre hommes et femmes dès l'article 2 du traité CE 24 ( * ) .

De façon plus précise, l'article 13 (ex-article 6 A) autorise le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, à " prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée sur le sexe ".

L'article 137 (ex-article 118) indique que " la Communauté soutient et complète l'action des Etats membres dans le domaine de l'égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du travail et le traitement dans le travail ".

Le traité d'Amsterdam innove surtout en insérant dans le texte constitutif européen une disposition autorisant les discriminations positives : l'article 141 (ex-article 119) du traité CE indique que, " pour assurer concrètement une pleine égalité entre hommes et femmes dans la vie professionnelle, le principe de l'égalité de traitement n'empêche pas un Etat membre de maintenir ou d'adopter des mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés à faciliter l'exercice d'une activité professionnelle par le sexe sous-représenté ou à prévenir ou compenser des désavantages dans la carrière professionnelle " .

Le Conseil constitutionnel a estimé que ces stipulations du traité n'étaient pas contraires à la Constitution (décision n° 97-394 DC du 31 décembre 1997).

e) Le juge national doit sanctionner les discriminations indirectes

Au moment où le droit communautaire primaire reconnaît la nécessité d'adopter des mesures constituant des exceptions au principe d'égalité afin de promouvoir une application effective de ce principe (paragraphe 4 de l'article 119 du traité CE), se pose la question de l'application de ces nouvelles dispositions en droit interne français.

La primauté du droit communautaire impose la conformité des textes législatifs à ce droit. Aussi, par un arrêt d'assemblée du 5 décembre 1997, le Conseil d'Etat 25 ( * ) a-t-il conclu à l'effet direct de l'article 119 du traité CE.

La principale conséquence concerne la méthode employée par le juge : après avoir vérifié que la décision litigieuse n'était pas porteuse d'une discrimination directe, le juge administratif recherche si cette décision ne dissimule pas une discrimination indirecte 26 ( * ) .

Pour le droit communautaire, il y a discrimination indirecte lorsque l'application d'une mesure nationale, bien que formulée d'une façon neutre, désavantage en fait un nombre beaucoup plus élevé de femmes que d'hommes .

Une telle discrimination indirecte doit être considérée comme contraire à la directive du 9 février 1976, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit approprié(e) et nécessaire et ne puisse être justifié(e) par des facteurs objectifs indépendants du sexe des intéressés.

Il appartient à la juridiction nationale, qui est seule compétente pour apprécier les faits et pour interpréter la législation nationale, de déterminer au vu de toutes les circonstances si et dans quelle mesure une disposition législative qui s'applique indépendamment du sexe du travailleur, mais qui frappe en fait davantage les femmes que les hommes, est justifiée par des raisons objectives et étrangères à toute discrimination fondée sur le sexe 27 ( * ) .

f) Quotas favorisant la promotion féminine

Dans un arrêt Badeck du 28 mars 2000, la Cour de Justice des Communautés européennes à examiné la conformité à l'article 141 du traité CE, introduit par le traité d'Amsterdam entré en vigueur le 1 er mai 1999, de la loi du Land de Hesse du 21 décembre 1993 relative à l'égalité entre hommes et femmes.

Cette loi prévoyait que, dans chaque " plan de promotion des femmes ", plus de la moitié des postes à pourvoir dans un secteur dans lequel les femmes sont sous représentées doit être destinée à des femmes. Elle ajoutait que, pour certains postes à caractère scientifique, devait être prévu un pourcentage de femmes correspondant à celui qu'elles représentent dans la répartition des diplômées et des diplômés parmi les titulaires de doctorat et les étudiants de chaque discipline. Enfin, elle prévoyait que, lors de la composition des commissions, instances consultatives, conseils d'administration et de surveillance et d'autres comités, au moins la moitié des membres devraient être des femmes.

La Cour a jugé que la directive du 9 février 1976 ne s'opposait pas à une réglementation nationale qui, dans les secteurs de la fonction publique où les femmes sont sous représentées, accorde, à qualifications égales entre candidats de sexe différent, une priorité aux candidats féminins lorsque cela s'avère nécessaire pour assurer le respect des objectifs du plan de promotion des femmes, à moins qu'un motif ayant, sur le plan juridique, une importance supérieure s'y oppose , à condition que ladite réglementation garantisse que les candidatures font l'objet d'une appréciation objective qui tient compte des situations particulières d'ordre personnel de tous les candidats.

La Cour a aussi jugé que la directive ne s'opposait pas à une réglementation nationale qui prévoit que les objectifs contraignants du plan de promotion des femmes pour certains postes à caractère scientifique fixent un pourcentage minimal de personnel féminin correspondant au moins à celui qu'elles représentent parmi les diplômés, les titulaires de doctorat et les étudiants de chaque discipline.

Enfin, la Cour a estimé que la directive ne s'opposait pas à une réglementation nationale relative à la composition des organes représentatifs des travailleurs et des organes d'administration et de surveillance , qui préconise que les dispositions législatives adoptées pour sa mise en oeuvre prennent en compte l'objectif d'une participation au moins égale des femmes au sein de ces instances. Cette dernière solution ne peut être lue que par référence aux circonstances de l'espèce : la disposition en cause de la loi du Land de Hesse n'a pas de valeur contraignante . Elle ne concerne ni les nombreuses instances créées par des dispositions législatives ni les fonctions exercées à la suite d'élections.

*

En définitive, l'examen du droit communautaire démontre que l'instauration de mesures discriminatoires en faveur des femmes reste une simple faculté pour les Etats membres. Les réserves d'interprétation des arrêts autorisant certains quotas sont suffisamment larges pour appeler le législateur à la prudence au moment où il lui est proposé d'introduire de telles discriminations dans l'ordre juridique national.

* 21 CJCE, 17 octobre 1995, Eckhard Kalanke contre Freie Hansestadt Bremen.

* 22 Il y a sous-représentation, au sens de la loi du Land de Brême, lorsque les femmes ne représentent pas la moitié au moins des effectifs.

* 23 CJCE, 11 novembre 1997, Hellmut Marschall contre Land Nordrhein-Westfalen.

* 24 Article 2 : " La Communauté a pour mission... de promouvoir dans l'ensemble de la Communauté un développement harmonieux, équilibré et durable des activités économiques, un niveau d'emploi et de protection sociale élevé, l'égalité entre les hommes et les femmes , une croissance durable non inflationniste, un haut degré de compétitivité et de convergence des performances économiques, un niveau élevé de protection et d'amélioration de la qualité de l'environnement, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les Etats membres ".

* 25 Conseil d'Etat, Assemblée, 5 décembre 1997, Mme Lambert.

* 26 En l'espèce, ce n'est pas parce qu'elle est une femme que Mme Lambert n'a pas perçu le taux familial de l'indemnité pour charges militaires et la majoration sur cette indemnité, mais parce que son mari, militaire comme elle, l'avait déjà perçue.

* 27 CJCE, 2 octobre 1997, Gerster contre Freistaat Bayern ; CJCE, 2 octobre 1997, Kording ; directive 97/80/CE.

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