N° 130

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2023-2024

Enregistré à la Présidence du Sénat le 23 novembre 2023

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur le projet de loi de finances, considéré comme adopté par l'Assemblée nationale en application de l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, pour 2024,

TOME XI

SÉCURITÉS

Gendarmerie nationale (Programme 152)

Par MM. Philippe PAUL et Jérôme DARRAS,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Cédric Perrin, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mmes Hélène Conway-Mouret, Catherine Dumas, Michelle Gréaume, MM. Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Jean-Baptiste Lemoyne, Akli Mellouli, Philippe Paul, Rachid Temal, vice-présidents ; M. François Bonneau, Mme Vivette Lopez, MM. Hugues Saury, Jean-Marc Vayssouze-Faure, secrétaires ; MM. Étienne Blanc, Gilbert Bouchet, Mme Valérie Boyer, M. Christian Cambon, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Alain Cazabonne, Olivier Cigolotti, Édouard Courtial, Jérôme Darras, Mme Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Guillaume Gontard, Mme Sylvie Goy-Chavent, MM. Jean-Pierre Grand, André Guiol, Ludovic Haye, Loïc Hervé, Alain Houpert, Patrice Joly, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Roger Karoutchi, Ronan Le Gleut, Claude Malhuret, Didier Marie, Thierry Meignen, Jean-Jacques Panunzi, Mme Évelyne Perrot, MM. Stéphane Ravier, Jean-Luc Ruelle, Bruno Sido, Mickaël Vallet, Robert Wienie Xowie.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (16ème législ.) : 16801715, 1719, 1723, 1745, 1778, 1781, 1805, 1808, 1820 et T.A. 178

Sénat : 127 et 128 à 134 (2023-2024)

L'ESSENTIEL

La hausse des crédits du programme 152 constatée dans la loi de finances initiale pour 2023, premier budget couvert par la Lopmi, se confirme cette année. Elle financera une augmentation notable des effectifs, au service du déploiement des 239 nouvelles brigades dont la répartition géographique a été arrêtée en octobre 2023, de la montée en puissance de l'Agence du numérique des forces de sécurité intérieure et, sur un autre plan, de la réserve opérationnelle. Ce budget s'inscrit donc dans la trajectoire dessinée par la loi de programmation du ministère de l'intérieur (LOPMI).

Mais cette hausse bénéficie presque exclusivement aux dépenses de personnel ; il a en effet fallu absorber l'inflation et l'effet des diverses revalorisations des agents de la fonction publique prises au niveau interministériel. Ainsi les craintes exprimées l'an dernier par les rapporteurs à propos d'un possible effet d'éviction sur les crédits de fonctionnement et d'investissement de la hausse du titre 2 se sont pleinement confirmées. C'est particulièrement vrai pour l'immobilier, où l'investissement atteint un étiage. À terme, cela risque, en dégradant les conditions d'exercice des gendarmes, de compromettre les effets attendus des revalorisations sur le recrutement et la fidélisation. Il est urgent de corriger la trajectoire et de mettre en oeuvre une véritable programmation pluriannuelle de l'immobilier : sur ce plan, la LOPMI reste une promesse non tenue.

I. UN BUDGET QUI, EN APPARENCE, DONNE CORPS AUX ORIENTATIONS DESSINÉES PAR LA LOPMI...

Promulguée le 24 janvier 2023, la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur (Lopmi) a dessiné une trajectoire très ambitieuse pour nos forces de sécurité. La hausse prévue de 15 milliards d'euros du budget du ministère de l'intérieur entre 2022 et 2027 doit ainsi financer la création de 3 872 postes dans la police et 3 540 dans la gendarmerie, afin de renforcer la présence territoriale des forces de l'ordre - la Lopmi fixe un objectif de doublement de la présence des forces de l'ordre sur la voie publique d'ici à 2030 - et de mieux répondre à l'évolution des menaces, notamment le cyber, mais aussi la criminalité environnementale.

A. LES NOUVELLES BRIGADES : UN RETOUR À LA PROXIMITÉ

Le Président de la République avait ainsi annoncé dès le 10 janvier 2022 la création de 200 nouvelles brigades de gendarmerie, réparties sur l'ensemble du territoire. Cette annonce, confirmée dans la Lopmi, s'est concrétisée le 2 octobre 2023 avec la présentation de la carte des 239 nouvelles brigades de gendarmerie, dont 144 brigades mobiles armées par six gendarmes, et 95 brigades fixes armées par dix gendarmes au maximum. Le budget 2024 est le premier du déploiement en année pleine de ces brigades, qui se poursuivra jusqu'en 2027.

L'accent mis sur les brigades mobiles, qui représentent près des deux tiers du total des créations, reflète la volonté d'évoluer d'une logique de guichet vers une logique de « l'aller-vers » ou du pas de porte, qui voit le gendarme se porter au-devant du citoyen. Le directeur général de la Gendarmerie nationale, le général Christian Rodriguez, a ainsi déclaré, lors de son audition à l'Assemblée nationale le 11 octobre : « les brigades mobiles seront quant à elles chargées de faire le tour de communes rarement couvertes par les gendarmes, ce qui permettra de renforcer le sentiment de sécurité des populations. »

Il s'agit donc d'un véritable changement de cap, après que la révision générale des politiques publiques (RGPP) avait conduit, au nom de la rationalisation et de la mutualisation des moyens, à 500 fermetures de brigades entre 2009 et 2016.

La recherche de proximité n'est pas nouvelle : en 1994, le ministre de la défense François Léotard avait lancé les « postes mobiles avancés » prenant la forme de véhicules assurant une présence dans les hameaux les plus isolés ou les lieux de rassemblement. On peut même y voir, et y saluer, un retour à la vocation même de la gendarmerie, qui est de s'implanter au coeur de la population, même dans les lieux les plus reculés, et d'appuyer l'exercice de ses missions sur une connaissance intime du territoire. Le décret du 20 mai 1903 portant règlement sur l'organisation et le service de la gendarmerie, abrogé par la loi du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale, indiquait ainsi en son article 150 : « Chaque commune doit être visitée au moins deux fois par mois de jour et une fois de nuit, et explorée dans tous les sens. » On ne peut donc que se féliciter d'une forme de retour au terrain, même si les modalités de ce déploiement, et notamment celles de l'action des brigades mobiles, restent à préciser.

B. DES CRÉDITS QUI S'INSCRIVENT EN APPARENCE DANS LA TRAJECTOIRE DE LA LOPMI

Le budget global présenté est au rendez-vous de la Lopmi, avec une augmentation de près de 500 millions d'euros, en autorisations d'engagement comme en crédits de paiement, soit 5 %. L'essentiel de l'augmentation concerne le titre 2 (dépenses de personnel), qui représente 82 % du total des crédits du programme : les crédits du titre 2 hors CAS Pensions s'élèvent à 4,9 milliards d'euros, soit une progression de 6,3 % par rapport à la LFI 2023.

Cette augmentation finance un schéma d'emplois positif de 1 045 ETP : 13 131 sorties prévues pour 14 176 entrées. Les effectifs supplémentaires nourriront d'abord le déploiement des nouvelles brigades. Trente à trente-cinq seront mises en place d'ici à la fin de l'année, 40 à 45 en 2024, puis entre 40 et 60 par an jusqu'en 2027. Les 239 brigades seront, au total, armées par plus de 2 100 gendarmes.

Les rapporteurs se félicitent également du déploiement en 2024 de sept nouveaux escadrons de gendarmerie mobile (EGM), qui répondra aux nouvelles nécessités du maintien de l'ordre dans un contexte d'intervention de plus en plus difficile.

Des effectifs supplémentaires viendront également accompagner la montée en puissance de l'Agence du numérique des forces de sécurité intérieure (ANFSI), successeur du ST(SI)², créée le 1er septembre 2023 et rattachée conjointement aux directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale : 9 millions d'euros du titre 2 hors CAS pensions seront transférés à ce titre au programme 176 « Police nationale ». L'ANFSI verra ses effectifs augmenter de 157 ETPT.

Toujours dans le domaine des « nouvelles frontières de la délinquance » auxquelles la gendarmerie a l'ambition d'adapter son action, le commandement pour l'environnement et la santé (CESAN) a été créé au 1er juillet 2023 et doté de 40 ETP. Il sera notamment chargé de la traque des pyromanes.

Enfin, ce budget soutient le déploiement de la réserve opérationnelle, dont les crédits sont en augmentation de 28,9 millions d'euros en 2024 : 20,3 millions d'euros au titre des JO 2024 et 8,59 millions d'euros au titre de la montée en puissance. À cette date, environ 35 000 réservistes ont été mobilisés en 2023 ; à un rythme de 4 500 nouveaux réservistes par an, l'objectif de 50 000 fixé par la Lopmi à l'horizon 2027 devrait être tenu.

Autre point positif, le nombre moyen de jours d'activité par réserviste est passé de 19 à 23 jours entre 2021 et 2022 et, au 30 septembre 2023, il est déjà de 22 jours - un minimum de 20 jours étant considéré comme nécessaire au maintien de la motivation et de l'engagement des réservistes. La montée en puissance de la réserve opérationnelle sert l'objectif de doublement de la présence des forces de l'ordre sur la voie publique fixé par la Lopmi. Il reste néanmoins à préciser dans quelles conditions la réserve sera employée, notamment dans le cadre des Jeux olympiques (voir encadré).

Les conditions d'emploi de la gendarmerie aux Jeux olympiques

Environ 12 000 à 14 000 gendarmes seront mobilisés en région parisienne à l'occasion des Jeux olympiques, prévus du 26 juillet au 11 août. Cela représente une contribution considérable qui nécessite d'une part une limitation des départs en vacances à cette période pour les gendarmes d'Île-de-France, et d'autre part des renforts venus des territoires. Ce dernier point soulève des inquiétudes importantes au sein du personnel de la gendarmerie ; d'abord en matière d'organisation familiale pour ceux qui seront appelés à passer plusieurs semaines loin de leur domicile, ensuite parce que les brigades ainsi dégarnies devront faire face, surtout dans les zones touristiques, au surcroît d'activité traditionnel au coeur de l'été.

L'apport de la réserve de la gendarmerie sera donc crucial, en zone touristique comme dans le cadre des Jeux olympiques. Or ce dernier événement risque d'être peu attractif pour les réservistes résidant hors de la région parisienne, notamment en raison des fortes difficultés à prévoir pour le logement et le déplacement au cours de cette période.

De manière plus générale, les gendarmes font face, depuis plusieurs années, à une forme de « sur-sollicitation » liée à la multiplication des événements exceptionnels - violences urbaines, nouvelles formes de contestation, catastrophes naturelles, grandes manifestations - qui tendent à faire passer au second plan l'exercice des missions du quotidien. Au-delà de la capacité à faire face, ponctuellement, à ce type de sollicitation, et dans un contexte de difficulté croissante à recruter et à fidéliser, une réflexion s'impose sur la hiérarchisation des priorités et le sens de la mission du gendarme.

II. ... MAIS QUI, PERCUTÉ PAR L'INFLATION ET LES REVALORISATIONS, PORTE UN INVESTISSEMENT EN BERNE

Les rapporteurs auraient salué sans réserve ce budget qui semble respecter les orientations tracées par la Lopmi, n'était l'effet d'éviction massif de diverses mesures de revalorisation des agents de la fonction publique, et de l'inflation sur le « hors T2 », c'est-à-dire le budget hors dépenses de personnel - investissement et fonctionnement principalement.

A. LE POIDS DE L'INFLATION ET DES MESURES INDEMNITAIRES ET INDICIAIRES SUR UN BUDGET PAR NATURE TRÈS CONTRAINT...

Un très grand nombre de mesures indemnitaires et indiciaires ont été annoncées en 2023 afin de récompenser l'engagement des agents de l'État : revalorisation du point d'indice de 1,5 %, hausse de cinq points d'indice à chaque échelon, prime de pouvoir d'achat défiscalisée, relèvement des niveaux de rémunération les plus bas. S'y ajoutent notamment les revalorisations issues de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM). Au total, ces mesures pèsent pour 290 millions d'euros sur les crédits du titre 2 du programme 152, auxquels s'ajoute le surcoût de 100 millions d'euros lié à l'inflation. Au total, ce sont donc près de 400 millions d'euros qui viennent peser sur le budget global du programme.

C'est pourquoi le budget hors titre 2 de la gendarmerie est en réalité en baisse de 69 millions d'euros en crédits de paiement par rapport à la LFI pour 2023 - encore faudrait-il tenir compte d'un transfert entrant en construction de 60 millions d'euros correspondant à la rétrocession de crédits numériques depuis le programme « Conduite et pilotage des politiques de l'Intérieur ».

Les crédits de la gendarmerie pâtissent ainsi des effets de la faible manoeuvrabilité des dépenses propre à ce budget : les dépenses de personnel pèsent déjà plus de 80 % du budget global, et il faut tenir compte, pour le « hors T2 », du poids très important des loyers (811,6 millions d'euros en autorisations d'engagement, 603,7 millions d'euros en crédits de paiement). La gendarmerie étant désormais un bon payeur en la matière, ce dont on ne peut que se réjouir, cette dépense est difficilement compressible.

B. ... SE TRADUIT D'ABORD PAR DES COUPES DANS DES DÉPENSES DE FONCTIONNEMENT POURTANT INDISPENSABLES...

La progression importante du titre 2 (hors CAS pensions) s'est donc traduite par une quasi-stabilité des dépenses de fonctionnement - moins de 10 millions d'euros d'augmentation des crédits de paiement - donc, en tenant compte de l'inflation, par une baisse en termes réels.

Dans le détail, les dépenses de fonctionnement courant, qui recouvrent notamment les fournitures de bureau, la téléphonie ou les frais de représentation, sont en baisse de près de 15 millions d'euros en crédits de paiement, soit 30 %.

Plus préoccupant encore, le budget de formation est en baisse de 35 %, alors que les besoins en formation liés à l'important effort de recrutement, mais aussi à l'arrivée des blindés Centaure, seront nécessairement en augmentation.

Celui des déplacements diminue quant à lui de plus de 17 millions d'euros (26 %). C'est d'autant plus étonnant que dans le projet de loi de finances pour 2023, l'augmentation de 4,7 millions d'euros des crédits de ce poste était justifiée par « l'augmentation de l'activité opérationnelle consécutive au renforcement des effectifs, en lien avec le schéma d'emploi (+950 gendarmes) et la montée en puissance de la réserve opérationnelle de la gendarmerie nationale »1(*). Or comme indiqué dans la première partie de ce rapport, le renforcement des effectifs et la montée en puissance de la réserve opérationnelle se poursuivront tout aussi vigoureusement en 2024.

Citons encore la baisse drastique - 26 % en autorisations d'engagement et 22 % en crédits de paiement - de la dotation d'équipement, qui touchera particulièrement la dotation d'habillement, ainsi que la baisse de 15 % des dépenses de fonctionnement en informatique.

On constate donc un décalage préoccupant, voire une incohérence entre une montée en puissance réelle des effectifs et une baisse tout aussi tangible des moyens qui leur seront alloués pour exercer leurs missions.

C. ... MAIS SURTOUT DANS LES DÉPENSES D'INVESTISSEMENT, NOTAMMENT IMMOBILIER

1. Un investissement immobilier plus insuffisant encore qu'en 2023

Les crédits de ce programme consacrés à l'investissement sont globalement en baisse de 23 % en autorisations d'engagement et de 30 % en crédits de paiement. Cela se traduit par un ralentissement très marqué dans le renouvellement de la flotte de véhicules légers, mais surtout par une véritable chute de l'investissement immobilier.

Les besoins immobiliers de la gendarmerie : une vue d'ensemble

En raison du casernement, élément essentiel de la condition du gendarme, l'immobilier est un enjeu essentiel pour la gendarmerie.

Or de manière assez étonnante, si la gendarmerie représente pas moins de 63 % du parc domanial du ministère de l'intérieur, elle ne reçoit que 17 % de son budget d'investissement immobilier.

Cela s'est traduit, au cours des dernières années, par un décalage marqué entre les besoins d'investissement du parc immobilier et la réponse budgétaire.

Ces besoins sont estimés à 300 millions d'euros par an pour le parc domanial de la gendarmerie (soit environ 40 % du total des logements au 1er juillet 2023) :

• 200 millions pour les opérations de renouvellement/reconstruction /réhabilitation lourde, soit 40 €/m²/an ;

• 100 millions pour les opérations de maintenance spécialisée, soit 20€/m²/an.

Encore ce total ne tient-il pas compte de la dégradation préalable du parc, liée à l'insuffisance des investissements passés, ni des nouvelles normes, en particulier en matière d'isolation.

Au total, ce sont donc 60 euros par mètre carré et par an qui sont nécessaires pour le bon entretien du parc domanial. Or depuis dix ans, la gendarmerie y a consacré 18 euros par an en moyenne, soit moins du tiers.

Ce défaut d'investissement s'est traduit par un recours croissant au locatif, avec des loyers qui pèsent de plus en plus lourd dans le budget (574 millions d'euros en 2023, 603,7 millions prévus en 2024) et un rétrécissement du parc domanial, également lié au mouvement de fermetures de brigades entre 2009 et 2016. Le domanial est pourtant la forme de gestion la plus vertueuse en raison de son coût de gestion quatre fois inférieur à celui du locatif, et de l'enjeu régalien que constitue le logement des gendarmes.

Le recours, depuis 2007, aux marchés de partenariat pour les opérations immobilières d'envergure constitue une forme de troisième voie. Cette formule, nouvelle forme du partenariat public-privé, a l'avantage notable d'inclure d'emblée l'entretien et la maintenance dans le contrat, et de présenter un surcoût assez modeste par rapport au marché de travaux classique. De plus, elle est, d'un point de vue budgétaire, plus lissée : il n'est pas nécessaire, comme pour le marché de travaux, d'engager l'ensemble des crédits de paiement à la livraison. Mais elle ne peut pas être utilisée pour la construction des casernes ordinaires qui, de ce fait, constituent le principal point de vulnérabilité du parc.

Alors que les rapporteurs s'étaient déjà inquiétés, l'année dernière, d'un budget d'investissement (142,6 millions d'euros en AE et 126,7 millions en CP) déjà fort insuffisant au regard besoins estimés (voir encadré), ce budget est encore en baisse cette année, avec 62 millions d'euros en AE et 108,8 millions en CP. Il financera essentiellement des restes à payer de marchés de partenariat lancés en 2023, les travaux imprévisibles et urgents, la maintenance et, pour 2 millions d'euros, le lancement d'études pour de nouveaux marchés de partenariat :

· installations du GIGN et du GBGM à Satory,

· école d'officiers et quartier Lemaître à Melun,

· école de Dijon.

En d'autres termes, c'est une quasi-année blanche pour l'immobilier, alors que le parc domanial est vieillissant (50 ans en moyenne pour les logements, 57 ans pour les locaux de service et techniques).

Le sujet est d'autant plus important que les 239 nouvelles brigades, en particulier les brigades fixes, auront besoin de locaux, ce qui implique la capacité des collectivités d'accueil de mener à bien des projets de construction. Lors de son audition par l'Assemblée nationale, le directeur général de la gendarmerie nationale s'est montré optimiste sur ce point. Il semble qu'un relèvement de 15 % du plafond des loyers ait été obtenu auprès des services du ministère de l'économie et des finances, afin d'apaiser les tensions avec les promoteurs. Mais l'évolution des subventions d'investissement accordées aux collectivités territoriales qui financent de telles opérations (3,6 M€ en AE et 8,2 M€ en CP contre 10 M€ en AE et 6,8 M€ en CP dans le PLF pour 2023), ainsi que certains retours du terrain ne suggèrent pas de « décollage » sur ce plan.

2. Le fort ralentissement de l'investissement en moyens mobiles

En matière de moyens mobiles, 2024 sera l'année de l'arrivée des 58 derniers blindés Centaure, sur un total de 90 commandés à la société Soframe fin 2021. Le reste à payer du programme représente 21,7 millions d'euros dans le PLF pour 2024. Appelés à remplacer les anciens VBRG (véhicules blindés à roue de la gendarmerie), ces engins équipés de lance-grenades lacrymogènes télé-opérés et d'un système de détection des départs de coups de feu seront une aide précieuse pour les escadrons de gendarmerie mobile face aux violences urbaines ; mais ils peuvent également adaptés à la haute intensité. Le budget dédié aux moyens mobiles permettra, en sus, la commande de 99 véhicules de maintien de l'ordre (VMO).

En revanche, le fort ralentissement de l'effort sur les véhicules légers entamé en 2023, après trois années fastes, se confirme en 2024 : avec un budget de 49,1 millions d'euros en CP, contre 93,3 millions d'euros l'an dernier, seuls 500 véhicules pourront être acquis, alors que le rajeunissement de la flotte en réclamerait 3 7002(*). Déjà le budget prévu pour 2023 ne permettait d'acquérir que 2 000 véhicules, soit le total le plus bas depuis 2024, ce qui ne suffit qu'à maintenir le kilométrage moyen.

 

Véhicules réformés

Véhicules acquis

2010

2149

2264

2011

1967

1273

2012

1906

865

2013

1309

1333

2014

841

1444

2015

1905

2099

2016

2178

3302

2017

2788

2829

2018

3102

2782

2019

2609

2541

2020

2596

3453

2021

3163

3716

2022

3366

3736

2023 (au 31/08)

1143

1061

La trajectoire prévue par le rapport annexé de Lopmi, un renouvellement annuel d'environ 10 % jusqu'en 2027, n'est pas respectée.

Sur le plan des moyens aériens, il convient de relever un retard de 13 mois dans la livraison des hélicoptères H160 commandés à Airbus Helicopters, lié au développement des équipements de missions spécifiques aux opérations de sécurité publique. Par conséquent, les appareils ne seront livrés qu'au premier trimestre 2025. Pour les Jeux olympiques, la gendarmerie utilisera les EC135 et EC145 existants.

Au total, le fonctionnement et surtout l'investissement semblent donc avoir été les principales variables d'ajustement de ce budget. C'est d'autant plus regrettable que les données sont connues et le constat partagé. Dans une note thématique publiée en juillet 20233(*), la Cour des comptes notait ainsi : « Dans l'hypothèse où la trajectoire des crédits de personnel de la LOPMI ne serait pas suffisante pour financer toutes les promesses de recrutements et de revalorisations, le risque est élevé que le ministère de l'intérieur couvre les dépenses de personnel par des prélèvements sur les crédits en matière d'investissement et de fonctionnement. » Les craintes se sont malheureusement confirmées.

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa réunion du mercredi 15 novembre 2023, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous la présidence de M. Cédric Perrin, président, a procédé à l'examen des crédits du programme 152 - Gendarmerie nationale - de la mission « Sécurités » du projet de loi de finances pour 2024.

M. Cédric Perrin, président. - La parole est à Philippe Paul et Jérôme Darras, co-rapporteurs pour avis du programme 152.

M. Philippe Paul, rapporteur pour avis. - Je commencerai par l'essentiel : le budget de la gendarmerie poursuit sa hausse, de 9,9 milliards d'euros à 10,3 milliards. L'extinction des crédits du plan de relance n'a donc pas remis en cause la trajectoire de progression régulière fixée par la Lopmi. Il faut bien évidemment s'en féliciter.

Ainsi, les effectifs continueront à augmenter, à un rythme encore plus soutenu : + 1 045 ETP, et une création nette de 848 ETP, contre + 950 l'année dernière. Cette progression alimentera notamment le déploiement des 239 nouvelles brigades dont la répartition a été dévoilée le 2 octobre dernier, mais aussi la montée en puissance de l'Agence du numérique des forces de sécurité intérieure, opérationnelle depuis le 1er septembre. Nous avions eu l'occasion de nous féliciter l'année dernière de cette nouvelle agence qui sera le bras armé de nos forces dans le monde numérique, notamment avec le projet de réseau radio du futur (RRF).

Autre satisfaction, les crédits de la réserve opérationnelle qui poursuivent leur progression, en passant de 84 millions d'euros à 114 millions. À la fin octobre, 35 000 réservistes avaient été employés depuis le début d'année 2023. Nous sommes bien dans les temps de passage de l'objectif de 50 000 à l'horizon 2027 fixé par la Lopmi. Le nombre de jours moyen d'activité est lui aussi satisfaisant, puisqu'il se situe au-dessus du seuil des 20 jours considéré comme nécessaire pour maintenir la motivation des réservistes.

C'est un point important dans la perspective des Jeux olympiques, pour lesquels la gendarmerie sera particulièrement sollicitée - mon co-rapporteur Jérôme Darras reviendra sur ce point. Tout aussi importante, la mise en place des sept nouveaux escadrons de gendarmerie mobile qui participeront à la sécurisation de l'événement.

Alors faut-il approuver sans réserve ce budget en progression, qui semble bien s'inscrire dans la trajectoire de la Lopmi ? Non, pour une raison simple et déjà identifiée l'année dernière par vos rapporteurs : avec + 292 millions d'euros, soit 6,3 %, l'essentiel de la progression est en réalité aspiré par le titre 2, c'est-à-dire les dépenses de personnel.

C'est le résultat des diverses mesures interministérielles dites « Guérini » prises pour valoriser l'engagement des agents de la fonction publique : revalorisation du point d'indice de 1,5 %, hausse de cinq points d'indice à chaque échelon, prime de pouvoir d'achat défiscalisée, relèvement des « bas de grille » notamment. Cela fait un surcoût de 120 millions d'euros auquel s'ajoute l'effet sur 2024 des mesures interministérielles déjà prises l'an dernier : 290 millions au total, auxquels s'ajoutent les effets de l'inflation pour arriver à près de 400 millions d'euros !

Et pour financer toutes ces mesures, on est contraint de piocher ailleurs, c'est-à-dire dans le « hors titre 2 » : les dépenses de fonctionnement et d'investissement, principalement. Mon collègue Jérôme Darras abordera ce point plus en détail. Je me concentrerai pour ma part sur l'investissement immobilier, qui est le vrai point noir de ce budget.

L'immobilier est un enjeu crucial pour la gendarmerie puisque les gendarmes, dans leur grande majorité, vivent en caserne avec leur famille. C'est également un poste de coût très important dans un budget où les dépenses de personnel représentent déjà plus de 80 % du total des crédits.

Les services de l'État ont eux-mêmes quantifié le besoin d'investissement annuel à 300 millions d'euros : 200 millions pour les constructions neuves et 100 millions pour l'entretien lourd. Cela permet de maintenir en bon état le parc domanial, sachant que les logements sont vieillissants : plus de 50 ans en moyenne.

Vos rapporteurs s'étaient déjà inquiétés, l'an dernier, de constater que le compte n'y était pas, avec 126 millions d'euros en crédits de paiement. Or cette année, nous sommes à 108,8 millions d'euros ! Cela ne suffit qu'à financer le reste à payer des marchés de partenariat (c'est-à-dire les PPP) lancés en 2023, les travaux imprévisibles et urgents et le lancement d'études pour de nouveaux marchés de partenariat qui ne sont pas pour tout de suite. Autrement dit, c'est une quasi-année blanche !

À cela s'ajoute le sujet du logement des nouvelles brigades, fixes et mobiles, par les collectivités d'accueil. Il faudra faciliter le lancement de programmes de construction par des instruments financiers nouveaux, or il ne semble pas que les choses aient beaucoup avancé depuis l'an dernier. Les remontées du terrain se multiplient sur les difficultés des communes à boucler les financements, notamment en raison des obstacles réglementaires liés à la garantie d'emprunt.

Au total, l'immobilier se trouve donc de plus en plus maltraité. Plus généralement, on risque, en logeant et en équipant mal les gendarmes, d'annuler les effets attendus des revalorisations indemnitaires et des recrutements. La Cour des comptes l'a bien souligné en juillet dernier dans une note thématique : « Cette incohérence, écrit-elle, entre l'augmentation des effectifs et l'insuffisance de financement des coûts qui y sont associés traduit les limites de la programmation budgétaire et les effets d'une accumulation de mesures dont les conséquences à long terme ne sont pas suffisamment prises en compte. » On ne peut pas mieux dire ! Nous souscrivons pleinement à ce constat.

Malgré ces réserves très importantes, je vous recommanderai de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de ce programme : nos gendarmes méritent ces revalorisations, qui récompensent un engagement sans faille dans des conditions de plus en plus difficiles.

M. Jérôme Darras, rapporteur pour avis. - Je partage entièrement l'analyse de mon co-rapporteur sur ce budget de la gendarmerie. C'est en effet un budget en augmentation notable (près de 500 millions d'euros) qui respecte l'engagement de la loi de programmation, mais de quoi parle-t-on ? De mesures principalement interministérielles, certes bienvenues, mais en quelque sorte extérieures à la construction de ce budget. Au total, en tenant compte de l'inflation, comme Philippe Paul l'a rappelé, cela représente 400 millions d'euros. La progression notable des effectifs est bien financée, mais elle se paie sur d'autres postes budgétaires, que ce soit en investissement, avec une baisse de 30,76 % par rapport à la loi de finances initiale pour 2023, ou en fonctionnement.

Mon co-rapporteur a souligné l'insuffisance de l'investissement immobilier. J'aborderai de mon côté les véhicules. Le renouvellement de la flotte de véhicules légers est en panne cette année, avec 500 véhicules alors que 3 700 seraient nécessaires tous les ans pour rajeunir le parc. Après les années favorables de 2020 à 2022, nous sommes clairement revenus à une tendance baissière qui ne laisse pas d'inquiéter et qui ne pourra durer.

Une bonne nouvelle cependant : l'arrivée des 58 derniers blindés Centaure sur les 90 commandés à la société Soframe fin 2021. Ils remplaceront progressivement les vieux véhicules blindés à roues de la gendarmerie (VBRG), mis en service en 1974. Très polyvalent, le Centaure pourra être déployé, grâce à ses lance-grenades télé-opérés et à ses capacités de dégagement, dans des situations urbaines, mais aussi en zone rurale, voire montagneuse, avec ses quatre roues motrices.

Les dépenses de fonctionnement sont elles aussi en souffrance, avec une quasi-stabilité qui, compte tenu de l'inflation, constitue une baisse en valeur. Le fonctionnement courant lié à l'agent, qui recouvre les moyens quotidiens dont disposent les gendarmes pour exercer leurs missions, est ainsi en baisse de 19,4 %. Presque tous les postes sont affectés : la formation - en baisse de 35 %, ce qui n'est pas un bon signal alors que la gendarmerie a l'ambition de recruter massivement et que ses missions évoluent - mais aussi l'alimentation ou les déplacements.

Les dépenses de fonctionnement liées aux moyens mobiles sont particulièrement affectées : la dotation pour le carburant est en baisse, celle de l'entretien et de la réparation de véhicules est reconduite à l'identique alors que les effectifs s'accroissent, en contradiction avec la doctrine de « l'aller-vers ».

Même chose pour l'équipement - les munitions et l'habillement notamment.

Il était sans doute difficile de faire autrement, dans un contexte budgétaire très contraint par les dépenses de personnel ; mais avec ces coups de rabot, nous sommes loin de la logique vertueuse de programmation pluriannuelle que la LOPMI devait introduire. La Cour des comptes l'a d'ailleurs relevé dans la note thématique mentionnée par mon co-rapporteur. Tout se passe comme si l'intendance ne parvenait pas à suivre l'augmentation des effectifs qui, elle seule, s'inscrit dans la trajectoire pluriannuelle.

Je terminerai mon propos en évoquant la réserve opérationnelle qui, comme l'a dit Philippe Paul, monte en puissance de manière satisfaisante. Je suis particulièrement sensible à cette question en tant qu'élu du Pas-de-Calais, où les réservistes sont très nombreux à épauler les gendarmes dans leurs missions de surveillance des côtes afin d'empêcher les traversées clandestines vers l'Angleterre.

L'appui de la réserve sera indispensable au cours de l'année 2024, où 12 000 à 14 000 gendarmes devraient être mobilisés sur une courte période à l'occasion des Jeux olympiques. Cela imposera une sollicitation supplémentaire au coeur de l'été, alors que la période est déjà très chargée dans les zones touristiques.

La mobilisation des renforts venus des régions ne devrait pas poser de problème d'organisation, encore faudra-t-il s'assurer que les brigades ainsi dégarnies sont en mesure d'assurer leurs missions du quotidien, et que les familles des gendarmes mobilisés seront correctement accompagnées.

Mais dans quelles conditions les réservistes seront-ils mobilisés pour les Jeux olympiques ? La perspective risque d'être pour eux peu motivante, au vu des difficultés de logement et de déplacement qui caractérisent la région parisienne, et qui seront amplifiées lors de l'événement. À cet égard, l'audition du directeur général de la gendarmerie nationale par notre commission le 8 novembre n'a pas permis de lever toutes les incertitudes.

La question dépasse les échéances de court terme. Entre les événements exceptionnels comme les Jeux olympiques, les catastrophes naturelles qui se multiplient, des formes de contestation de plus en plus difficiles à maîtriser, les gendarmes ont le sentiment de ne plus pouvoir assumer leurs missions du quotidien. Les représentants du Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie nationale (CFMG) nous ont alertés sur ce point, qui doit faire l'objet d'une attention et d'une réflexion profondes. À l'heure où tous les corps militaires sont confrontés à des difficultés croissantes de recrutement et de fidélisation, il est indispensable de s'assurer que les jeunes gendarmes comprennent le sens de leur mission et ne doutent pas de disposer des moyens de la remplir pleinement.

Je vous proposerai, comme mon co-rapporteur, de donner un avis favorable à l'adoption des crédits de ce programme. Ne pas voter des crédits en augmentation marquerait un manque de soutien à notre gendarmerie ; mais la soutenir, c'est aussi lui donner à l'avenir les moyens d'exercer ses missions au quotidien. Je vous appelle dès à présent à la vigilance pour le prochain budget.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Sécurités ».

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Mardi 7 novembre 2023 :

M. François Desmadryl, directeur des soutiens et des finances de la Direction générale de la gendarmerie nationale.

Mercredi 15 novembre 2023 :

Table ronde avec les représentants du Conseil de la fonction militaire gendarmerie.


* 1 Projet annuel de performances du programme 152 (Gendarmerie nationale) pour 2023, page 59.

* 2 Cette estimation est établie de la manière suivante : le parc compte environ 30 000 véhicules qu'il faudrait, idéalement, renouveler tous les huit ans. Chaque année, un huitième du parc, soit un peu plus de 3 700 véhicules, devrait donc être renouvelé.

* 3 « Les forces de sécurité intérieure : des moyens accrus, une efficience à renforcer », Contribution à la revue des dépenses publiques.

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