EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 15 NOVEMBRE 2023

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M. Mikaele Kulimoetoke, rapporteur pour avis des crédits relatifs aux livre et industries culturelles. - Monsieur le Président, mes chers collègues, c'est un moment d'émotion particulier pour moi de présenter devant vous pour la première fois le programme « Livre et Industries culturelles » dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2024.

Le monde des industries culturelles est vaste. Le programme que nous examinons ce jour rassemble un grand nombre de secteurs qui n'ont comme rapport entre eux que de participer à notre souveraineté culturelle, à travers des activités d'intérêt général, comme les bibliothèques, ou économiques, comme l'édition ou les jeux vidéo. De fait, l'examen de ce programme est pour notre commission l'occasion d'éclairer chaque année les enjeux et les défis de ces secteurs, ce que je vais maintenant m'employer à faire.

Pour commencer, où en sont les industries culturelles à la sortie d'une crise pandémique qui les a considérablement menacées ?

Prises dans leur ensemble, dans lequel j'inclus la télévision, le cinéma, la musique, l'édition et la vidéo sous toutes ses formes, elles représentent un chiffre d'affaires global de 14,2 milliards d'euros en 2022. Si on neutralise l'impact de la fin de la contribution à l'audiovisuel public, le secteur a donc progressé de 3,6 % depuis 2021, ce qui est satisfaisant, mais avec des fortunes diverses.

Comme l'indiquait notre collègue Jérémy Bacchi la semaine dernière, le cinéma est le grand gagnant, avec une progression spectaculaire de 62 %. Il faut dire que l'année 2021 avait été particulièrement difficile. La musique enregistrée progresse de 6,4 %, et le jeu vidéo, première industrie culturelle, connait une hausse plus sage que les années précédentes de 3,3 %. Il demeure le solide leader de ces industries, où la France brille d'ailleurs particulièrement.

Dans l'ensemble donc, les industries culturelles ont bien surmonté la crise pandémique, très aidées il est vrai par un fort soutien public que notre commission a au reste largement salué les années précédentes.

Le soutien budgétaire demeure d'ailleurs à haut niveau, avec des crédits de 359 millions d'euros, en progression de 7,6 %, ce qui n'est pas mince !

Je dois dire un mot du marché de l'édition, dont le chiffre d'affaires se contracte de 5,4 % en 2022, mais par rapport à une année 2021 exceptionnelle comme vous le savez. Par rapport à 2019, le marché du livre progresse de 3,7 %, ce qui est donc rassurant. Je note cependant pour cette année deux points d'attention :

- d'une part, des relations toujours assez dégradées entre auteurs et éditeurs, en dépit de la signature d'un accord le 20 décembre 2022. Des discussions, encadrées par le gouvernement, sont encore en cours, mais elles s'avèrent difficiles. Pire encore, le dialogue sur la question centrale du partage de la valeur entre auteurs et éditeurs demeure marqué par une forte défiance de part et d'autre. En un mot, il nous faudra continuer à suivre ce sujet sensible pour notre création et les équilibres économiques du secteur.

- d'autre part, comme cela n'a pas pu vous échapper, le « big bang » en cours dans l'édition, avec le rachat de Hachette, premier éditeur français, par Vivendi, et le vente d'Editis, deuxième éditeur, au groupe de Daniel Kretinsky, que la Commission européenne a finalement autorisé le 31 octobre. Notons dans ce mouvement que les autorités de la concurrence ont permis d'éviter une surconcentration de l'édition, comme cela avait été évoqué en 2022 par la commission d'enquête sur la concentration des médias.

Je vais maintenant vous présenter les deux évolutions les plus significatives du programme.

D'une part, les bibliothèques, avec pour commencer son navire amiral, la Bibliothèque nationale de France.

À elle seule, la BnF absorbe les deux tiers des crédits du programme, avec 242,6 millions d'euros, en progression de 6,1 %.

L'année dernière, la commission avait été sensibilisée à la très difficile question de l'explosion des coûts, notamment de l'énergie.

Je rappelle que la BnF consomme autant d'électricité qu'une ville de 20 000 habitants, il suffit de passer devant le verre qui tapisse l'édifice François-Mitterrand pour le mesurer.

En 2023, les surcoûts liés à l'énergie devraient s'élever à plus de 5 millions d'euros. Les charges supplémentaires sur lesquels l'institution n'a pas de prise, comme les mesures catégorielles pour les fonctionnaires, représentent pour leur part 4,6 millions d'euros. Dès lors, la progression de 14 millions d'euros des crédits est déjà en grande partie absorbée par ces charges incompressibles.

Cela n'empêche cependant pas l'établissement de se projeter dans le futur, après la réouverture du « Quadrilatère Richelieu » qui rencontre un franc succès avec 700 000 visiteurs - je devrais dire « lecteurs » par an.

Le prochain défi de la BnF est le grand chantier d'Amiens. La BnF a lancé en 2019 un appel à manifestation d'intérêt pour l'accueil de son futur pôle de conservation. 70 collectivités avaient candidaté, c'est finalement le site picard qui a été retenu. Les travaux sont prévus pour une ouverture en 2029, avec un budget de 96,2 millions d'euros, répartis entre les collectivités, l'État et la BnF. À terme, le site accueillera la plus grande collection de presse francophone du monde avec le conservatoire national de la presse.

Situation budgétaire toujours tendue donc, mais la BnF manifeste en tout cas une gestion sérieuse qui n'interdit pas les ambitions.

Cependant, les bibliothèques ne se limitent pas à Paris, comme les élus locaux que nous sommes le savons bien.

Sous l'impulsion pionnière de Sylvie Robert, avec son rapport de 2015, une vaste politique d'aide à l'extension des horaires d'ouverture des bibliothèques est en effet portée depuis 2016. Elle bénéficie d'une part dédiée dans la dotation générale de décentralisation. Entre 2016 et 2024, près de 80 millions d'euros auront été consacrés à cette question. 589 établissements ont pu en profiter pour étendre leurs horaires, pour une ouverture supplémentaire moyenne de 9h30 par semaine, au-delà de la cible initialement fixée.

L'heure est maintenant venue, comme le soulignait précocement le rapport de Sylvie Robert et Colette Mélot en 2020, de gérer la fin du dispositif de soutien, conçu comme un « amorçage » de cinq ans, pour les collectivités engagées dès l'origine.

Depuis le début 2021, un relais partiel peut être trouvé pour les collectivités avec la signature d'un contrat « territoire lecture » qui prend le relais pour une durée de 3 ans, afin que la collectivité se prépare à assumer seule le coût de cette politique.

Il nous faudra certainement dans les années qui viennent établir un bilan du caractère pérenne de ces ouvertures unanimement saluées et appréciées par nos concitoyens.

J'en viens finalement au sujet le plus épineux, même s'il ne dépend pas directement des crédits, du programme, je veux bien entendu parler du financement du Centre national de la musique.

Nous avons longuement interrogé la ministre sur ce sujet lors de son audition du 25 octobre. Je vais juste rappeler quelques faits pour bien positionner notre débat.

Lors de sa création par la loi du 30 octobre 2019, la question du financement pérenne du CNM avait été renvoyée à plus tard, comme l'avait souligné le rapporteur Jean-Raymond Hugonet. Les ressources affectées ne permettaient en effet pas d'atteindre dès l'origine les objectifs fixés par les travaux préparatoires.

La question n'est donc pas nouvelle, mais son traitement a été reporté sine die avec la pandémie. Le CNM, durant cette crise, a en effet eu à gérer plus de 500 millions d'euros, et y a gagné par son efficacité une forte légitimité, alors même qu'il était en voie de constitution.

Cet afflux massif d'argent public a permis au Centre de fonctionner dans de bonnes conditions jusqu'en 2023, année durant laquelle il aura pu affecter 65 millions d'euros d'aides sélectives à la musique. Seulement, sur cette somme, 40 millions sont issus non pas de ses ressources, mais de reliquats des crédits d'urgence. Ils sont désormais épuisés.

Notre commission a été très active, en organisant une table ronde en octobre 2022 sur le financement du CNM. Le gouvernement a pour sa part confié une mission à l'ancien rapporteur Julien Bargeton, qui a remis ses conclusions en avril dernier. Enfin, la ministre s'est exprimée sur ce sujet le 25 octobre dernier.

On peut, je crois synthétiser ces travaux et débats en quatre constats :

- premier constat, il manque bien au Centre pour exercer une action réellement significative sur la durée, une somme comprise entre 25 et 40 millions d'euros, et ce d'autant plus que les ressources initialement prévues sont moindres qu'escompté ;

- deuxième constat, la stratégie du gouvernement ne semble pour l'heure pas fonctionner, de l'aveu même de la ministre. Les plateformes ont en effet été sollicitées pour des contributions « volontaires », mais leur montant, estimé à 5 millions d'euros, est encore loin du compte ;

- troisième constat, la solution qui semble émerger, et qui va dans le sens du rapport de Julien Bargeton comme du Président de la République le 21 juin dernier consiste à mettre en place la fameuse « taxe streaming », qui frapperait l'écoute de musique en ligne financée par abonnement ou par la publicité. Aucune autre piste ne semble correspondre, le spectacle vivant étant déjà contributeur au Centre avec la taxe sur le spectacle vivant (TSV) ;

- quatrième constat, l'idée de cette taxe suscite depuis l'origine, et de manière finalement assez prévisible, une opposition résolue de ses contributeurs pressentis, comme l'avait montré la table ronde de la commission et les échanges que nous avons pu avoir par ailleurs. Je rappelle cependant que la musique en streaming est un secteur dynamique, qui progresse de 10 % par an pour un chiffre d'affaires de 680 millions d'euros en 2022.

Pour résumer, et face à l'échec des négociations sur les contributions volontaires, je crois qu'il nous faut maintenant, en responsabilité, être fidèle aux ambitions initiales nées de la création du Centre, et je soutiens donc pleinement les initiatives législatives qui pourront être prises lors de l'examen de la première partie pour créer enfin une taxe streaming.

Sous le bénéfice de ces observations, je propose de donner un avis favorable à l'adoption de crédits du programme « Livre et industries culturelles » pour 2024.

M. Laurent Lafon, président. - Je tiens à signaler que je travaille en lien avec le rapporteur général de la commission des finances Jean-François Husson sur le dépôt d'un amendement commun sur le sujet de la taxe streaming. Je vous proposerai de le cosigner.

Mme Else Joseph. - Le Centre national de la musique a effectivement besoin de se renforcer, tout comme le secteur qui a été profondément transformé avec la digitalisation. Sa création est récente et comme je l'avais rappelé, il a besoin de nouvelles recettes, car il est actuellement, en ce qui concerne ses perspectives, dans ce que je qualifierais de « brouillard complet ». Il nous faut donc travailler sur l'hypothèse d'une nouvelle taxation, car le coût final ne doit pas retomber sur le contribuable, mais plutôt sur les grandes plateformes internationales.

Je partage les points soulevés par le rapporteur sur la Bibliothèque nationale de France dont l'équilibre est fragile en raison notamment de la flambée du coût de l'énergie. La BnF est, je le rappelle, le premier centre culturel en France. Pourriez-vous nous éclairer sur les moyens mis en oeuvre pour la numérisation de la presse ?

Enfin, je souligne l'importance de développer une véritable politique culturelle du livre dans les territoires, politique qui doit s'articuler notamment avec le Pass'culture.

Mme Catherine Morin-Desailly. - Je souscris pleinement aux inquiétudes relatives au CNM. Il nous faut enfin mettre un terme au flou qui entoure son financement. La commission l'avait d'ailleurs souligné dès la création du Centre et il nous appartient de trouver une solution. Le CNM a démontré durant la crise son efficacité et mérite de disposer de financements pérennes qui lui permettront d'assurer pour l'avenir ses missions. J'insiste cependant sur la nécessité d'une bonne articulation de son action avec les autres politiques publiques déployées en faveur de la musique. Je pense notamment aux vraies difficultés rencontrées par les festivals, un sujet sur lequel nous devrions nous pencher. Je suis enfin satisfaite que le rapport Bargeton ait été entendu pour ne pas élargir la taxe sur le spectacle vivant aux spectacles financés par les collectivités locales.

Mme Sylvie Robert. - Les industries culturelles ont énormément souffert pendant la crise et demeurent encore très fragiles. Avec Sonia de La Provôté, nous avions bien souligné cet aspect qui doit attirer notre vigilance. J'insiste tout particulièrement sur l'importance pour les industries culturelles du contexte général qui peut inciter les spectateurs à ne pas se rendre dans les salles. Cela est d'autant plus vrai que les crédits des plans de relance, qui ont encore été utilisés en 2023, ne sont pas reconduits et ne permettront pas de limiter l'impact de la hausse des coûts de l'énergie. L'organisation des Jeux olympiques ne se fera pas sentir uniquement pour les festivals, mais entraine d'ores et déjà une hausse du coût des prestataires qui se cumule avec des cachets d'artiste en forte progression ces derniers temps. Je suis pleinement en accord avec Catherine Morin-Desailly sur le financement du Centre national de la musique. Si notre initiative de création de la taxe était suivie par le Sénat, il faudra cependant qu'elle soit retenue par le Gouvernement dans le cadre de l'utilisation de l'article 49-3 de la Constitution. Nos efforts ne doivent pas nous conduire à négliger l'évaluation périodique que nous devrons mener sur l'action du CNM.

En ce qui concerne le livre et la lecture, je me félicite des moyens dégagés pour le transport des livres en outre-mer ainsi que pour aider à l'organisation de festivals du livre en zones rurales. Je concluerai avec la BnF dont le rapporteur a souligné la fragilité mais qui conserve des ambitions qui me paraissent nécessaires.

M. Jérémy Bacchi. - Je souscris pleinement aux propos tenus par le rapporteur et Catherine Morin-Desailly sur le financement du CNM et nous nous associerons à cette démarche. Une remarque sur la presse : la concentration des médias ne doit pas aller de pair avec une concentration des aides. Ces dernières devraient plutôt promouvoir les diversités, par exemple, dans la presse quotidienne régionale.

Mme Laure Darcos. - En ce qui concerne la taxe streaming, je souhaite que le dispositif ne pénalise pas les acteurs les plus modestes ou encore la plateforme française Deezer. Le vote par notre Assemblée d'une taxe streaming est un moyen de faire pression sur les plateformes afin qu'elles accroissent leur engagement en termes de contributions volontaires. Il faudra choisir entre les deux options d'ici la fin de l'année.

Sur la question du livre j'attire l'attention sur la complexité des relations entre les auteurs et les éditeurs et j'invite à ce sujet à la plus grande prudence quant à la tentation de légiférer trop rapidement.

Mme Monique de Marco. - J'alerte sur la situation des scènes de musique actuelles pour lesquelles les coûts vont exploser. Il nous faudra rester vigilants sur le secteur de l'édition et je souhaite que la commission s'intéresse à ce sujet.

L'instauration d'une taxe streaming s'insère dans un jeu politique avec un vote du Sénat qui sera suivi d'un nouvel examen par l'Assemblée nationale. Le Gouvernement sera in fine libre de sa décision.

Mme Béatrice Gosselin. - Je tiens à attirer l'attention sur la fragilité de l'industrie du livre. J'approuve les initiatives visant à rapprocher les publics du livre notamment dans les territoires avec plusieurs dispositifs ambitieux comme « jeune en librairie » qui offre la possibilité, sous le contrôle des enseignants, de visiter une librairie et d'acquérir un ouvrage. 65 000 élèves de 1 780 établissements ont ainsi pu en bénéficier.

Sur la question du CNM, il faut bien évidemment s'intéresser à son futur et à la nature de ses financements. Enfin, pour rejoindre les préoccupations exprimées sur les festivals avec des coûts qui augmentent fortement, les organisateurs doivent de plus ne pas être entravés dans leurs démarches et trouver dans l'administration un partenaire fiable et à l'écoute.

M. Pierre-Antoine Levi. - Le rôle des politiques publiques en faveur du soutien à la lecture est plus crucial que jamais et je salue l'engagement fort de l'État, notamment via le Centre national du livre qui déploie chaque année 20 millions d'euros de crédits. Comme l'a souligné Laure Darcos, et je pense bien sûr également à Sylvie Robert, la question des relations entre les auteurs et les éditeurs est centrale. Sur la BnF je souligne que son nouveau contrat d'objectifs et de performance comporte des objectifs très ambitieux qui sont de nature à garantir l'accès des générations futures à nos richesses culturelles.

M. Laurent Lafon, président. - Je crois essentiel de parvenir à une expression partagée du Sénat sur le sujet de la taxe streaming. Cette question est évoquée de longue date dans notre commission, je pense notamment aux travaux de Jean-Raymond Hugonet et Catherine Morin-Desailly ainsi qu'au rapport de Julien Bargeton. Le principe de la taxe a été adopté en commission à l'Assemblée nationale mais n'a pas été retenu dans le 49-3, probablement en raison de l'opposition du ministère de l'économie. Le dépôt de notre amendement commun avec la commission des finances donnera l'occasion au Gouvernement de s'exprimer publiquement sur le sujet.

M. Mikaele Kulimoetoke, rapporteur pour avis. - Juste un mot pour indiquer que 4,7 millions d'euros sont prévus pour la numérisation des collections de presse de la BnF. Je tiens à remercier mon groupe ainsi que la commission pour la confiance qu'ils m'ont accordée.

La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits consacrés au Livre et aux industries culturelles au sein de la mission « Médias, livre et industries culturelles » du projet de loi de finances pour 2024.

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