EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 29 NOVEMBRE 2023

Mme Cécile Cukierman, rapporteure pour avis. - J'ai souhaité m'intéresser cette année aux moyens dont l'administration territoriale de l'État (ATE) dispose pour exercer ses missions, notamment la délivrance des titres sécurisés qui connaît encore d'importants dysfonctionnements malgré les mesures d'urgence mises en oeuvre par l'État en 2022.

Je ne peux que saluer l'effort historique consenti pour renforcer les effectifs de l'État déconcentré, après plus d'une décennie de coupes budgétaires drastiques et d'augmentations en trompe-l'oeil. Le projet de loi de finances (PLF) pour 2024 prévoit la création de 232 postes, dont 110 pour renforcer les missions préfectorales en tension - instruction et délivrance des titres de séjour, lutte contre la radicalisation, gestion de crise et accueil des usagers -, conformément aux objectifs fixés dans le cadre des missions prioritaires des préfectures pour 2022-2025. Cette inflexion confirme la prise de conscience, par l'État, de la nécessité de renforcer son administration de proximité.

Elle est cependant loin d'être suffisante pour compenser la perte de 14 % des effectifs de l'ATE entre 2010 et 2021, d'une part ; et pour faire face aux nouveaux défis que l'État territorial doit relever, notamment à l'approche des jeux Olympiques et Paralympiques, d'autre part. Au total, le PLF pour 2024 ne propose qu'une augmentation de 0,41 % des effectifs de l'ATE !

La délivrance des titres sécurisés est un exemple symptomatique du manque de moyens dont souffre le ministère de l'intérieur et des outre-mer pour accomplir ses missions de service public. Bien que la situation ne soit plus aussi dramatique que l'année dernière, lorsque le délai moyen de prise de rendez-vous en mairie avait atteint 77 jours, elle est loin d'être satisfaisante, malgré le déploiement d'un plan d'urgence par le ministère en mai 2022.

L'objectif de 20 jours fixé par la Première ministre en avril 2023 n'est toujours pas atteint dans la mesure où le délai de délivrance est de 24,6 jours en moyenne pour les passeports et les cartes nationales d'identité (CNI). De plus, l'accroissement structurel de la demande de titres fait craindre une mise sous tension continue de l'ensemble de la chaîne de délivrance, de la prise de rendez-vous en mairie à la production des titres par l'Imprimerie nationale en passant par l'instruction des dossiers dans les centres d'expertise et de ressources des titres (CERT).

Au-delà de l'effet de rattrapage observé en 2022, la demande de titres sécurisés est appelée à se maintenir à un niveau bien supérieur à celui qui était observé avant la crise sanitaire : 14 millions de passeports et de CNI devraient être produits en 2024, contre 9 millions en 2019.

Je salue évidemment les mesures déjà prises par le Gouvernement pour enrayer la dégradation des délais de délivrance des titres. Je citerai notamment à cet égard le déploiement, par l'Agence nationale des titres sécurisés (ANTS), d'une plateforme de rendez-vous pour la délivrance des passeports et des cartes d'identité, à laquelle 75 % des communes équipées d'un dispositif de recueil sont désormais raccordées et qui permet la prise de 30 000 rendez-vous en mairie par jour.

Ce dispositif s'ajoute au renforcement des effectifs des CERT, aux 10 millions d'euros consacrés à l'amélioration de l'équipement des mairies en dispositifs de recueil et à l'acquisition d'équipements complémentaires par l'Imprimerie nationale.

Pour autant, l'ensemble du système est encore sous tension, en particulier en ce qui concerne la délivrance des passeports. En juillet 2023, 98,97 % des passeports étaient encore produits en dehors des délais contractuellement fixés avec l'Imprimerie nationale. Je ne peux évidemment pas me satisfaire d'une telle situation, d'autant que le risque de surcharge est accru par la généralisation de l'identité numérique régalienne en 2024, dont l'accès est conditionné à la détention de la nouvelle version de la CNI.

L'application France Identité, d'abord utilisée par une jauge restreinte de 45 000 utilisateurs, a été élargie à 100 000 utilisateurs à partir du mois de novembre 2023 en vue de sa généralisation en 2024. Les usages de l'identité numérique sont multiples : connexion sécurisée à FranceConnect, production de preuve d'âge, dématérialisation du permis de conduire, dématérialisation totale des procurations électorales, etc.

Elle repose sur deux conditions : la détention d'une nouvelle CNI et la certification du compte par une vérification des empreintes du détenteur en mairie. Pour l'heure, la certification n'est expérimentée que par un nombre très restreint de communes : Alfortville, Boulogne-Billancourt et Puteaux, ainsi que les communes volontaires des départements d'Eure-et-Loir, du Rhône et des Hauts-de-Seine. Il s'agit, bien sûr, d'un vecteur de simplification administrative pour les citoyens. Néanmoins, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur les paramètres de cette expérimentation très confidentielle, le ministère de l'intérieur et des outre-mer n'ayant pas fixé d'objectifs chiffrés en termes de communes participantes ou de procurations à établir.

Je crains donc que le nombre de citoyens en mesure de tester ce dispositif en vue des élections européennes qui se tiendront en juin 2024 ne soit très restreint. J'ajoute que les conditions de financement de cette nouvelle mission, qui incombe aux mairies déjà surchargées, doivent être clarifiées. Je crains, par ailleurs, que la généralisation de l'identité numérique régalienne ne crée un nouvel engouement pour la CNI qui alimenterait encore davantage la crise de la délivrance des titres sécurisés.

Compte tenu des dysfonctionnements qui continuent d'affecter cette mission et de l'accroissement de son niveau d'activité, je me félicite du renforcement des moyens dédiés à l'ANTS, dont le plafond des taxes affectées est relevé à hauteur de 23,6 millions d'euros pour permettre l'augmentation de 9 % de ses effectifs.

Pour autant, l'évolution globale des crédits du programme 354 « Administration territoriale de l'État », qui diminuent de 5,60 % en AE, me conduit à déplorer, une fois encore, le décalage entre un discours gouvernemental axé sur le « réarmement » de l'État territorial et sa traduction budgétaire décevante, loin d'être à la hauteur des enjeux auxquels l'administration territoriale de l'État doit répondre.

Je terminerai en indiquant que les crédits des deux autres programmes de la mission n'appellent pas d'observations particulières de ma part. Le programme 232 « Vie politique », qui finance l'organisation des élections, est structurellement volatile. Le calendrier électoral chargé de 2024, avec les élections européennes en juin et les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie en mai, explique l'explosion de ses crédits (+ 127,35 % en autorisations d'engagement (AE), + 115,38 % en crédits de paiement (CP)), qui ne représentent toutefois que 6 % de l'ensemble des crédits de la mission.

Les crédits du programme 216 « Conduite et pilotage des politiques de l'intérieur » continuent de croître (+ 38,26 % en AE, + 2,88 % en CP) pour financer deux projets immobiliers structurants du ministère, à savoir la création d'un site unique du renseignement intérieur, qui représente 91 % des AE dédiées à l'action « Affaires immobilières » du programme, et l'installation d'un pôle transversal des directions supports du ministère de l'intérieur et des outre-mer au sein du futur village olympique de Saint-Denis.

Sans remettre en cause la nécessité de ces projets, j'appelle le ministère à ne pas réduire sa stratégie immobilière au financement de projets structurants au détriment de l'entretien et de l'adaptation des sites existants.

Au global, les crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État » augmentent de 15 % en AE et de 2 % en CP par rapport à la loi de finances pour 2023. Mais cette augmentation est portée par les programmes 232 et 216, tandis que les moyens dédiés au programme 354 « Administration territoriale de l'État » diminuent, ce dont nous ne pouvons nous satisfaire. Il convient bien d'analyser les crédits strate par strate et de ne pas s'arrêter aux moyennes.

Je vous proposerai donc, pour toutes ces raisons, un avis défavorable aux crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État ».

M. Éric Kerrouche. - Merci pour ce rapport particulièrement exhaustif. L'examen du programme 354 - le plus important -, qui concerne les effectifs de l'administration déconcentrée, permet de constater que la question du retrait de l'État territorial n'est toujours pas tranchée, en dépit des annonces du Gouvernement.

Dans son rapport de mai 2022, la Cour des comptes avait souligné que l'ATE avait perdu 14 % de ses effectifs en l'espace d'une dizaine d'années, ce qui représente environ 2 500 équivalents temps plein (ETP). Elle avait également pointé, dans les préfectures et les directions départementales interministérielles (DDI), une baisse disproportionnée des effectifs par rapport aux autres missions du ministère de l'intérieur. Cette suppression d'effectifs en préfectures avait été jugée irréaliste par la Cour, qui a également jugé que les schémas d'emplois postérieurs à 2018 avaient mis à mal le renforcement des missions prioritaires des préfectures.

Dans le rapport d'information qu'Agnès Canayer et moi-même avons produit sur le sujet de l'ATE, nous avons indiqué que les effectifs des DDI ont chuté de 36 % en l'espace de dix ans, tandis que ceux des préfectures et des sous-préfectures ont diminué de plus de 10 %. Seules trois préfectures ont vu leurs effectifs augmenter sur le même laps de temps, quand 35 préfectures ont perdu au moins 59 ETP ; seules cinq sous-préfectures ont enregistré une hausse des effectifs, alors que 59 d'entre elles ont connu une baisse d'effectifs comprise entre 10 ETP et 20 ETP.

De la même manière, notre collègue Isabelle Briquet, dans son rapport d'information de 2022 consacré aux secrétariats généraux communs, avait souligné que la réforme avait engendré « une perte de compétences importante », et que certains agents avaient fait le choix de ne pas suivre leur poste. Pourtant essentielle au sein de l'administration territoriale, l'expertise - comme l'expérience - s'étiole.

Comme vous l'avez relevé, madame la rapporteure, une lente remontée des effectifs est à l'oeuvre, mais cette dernière n'est absolument pas en phase avec le discours du « réarmement » porté par le Gouvernement. Ainsi, 232 ETP supplémentaires sont annoncés, dont 110 pour les préfectures et les sous-préfectures, dans des secteurs dits prioritaires ; 77 emplois nouveaux d'experts de haut niveau pour accompagner le corps préfectoral dans la mise en oeuvre des politiques publiques ; et 45 emplois supplémentaires au sein de plateformes régionales des ressources humaines. Il s'agit peut-être d'une « hausse inédite », comme le Gouvernement la qualifie, mais, à ce rythme, il faudrait vingt-deux ans pour retrouver les effectifs de 2012, ce qui reste assez problématique.

Vous avez également mis en exergue les difficultés en matière de délivrance des titres. Nous ne pouvons que constater avec vous l'existence d'un décalage entre l'affichage initial de la mission et la réalité au sein des différents programmes.

Nous vous suivrons donc en exprimant un avis défavorable à l'adoption des crédits de cette mission, qui ne sont absolument pas alignés avec la volonté affirmée du Gouvernement. Cette dernière nous semble être, en l'espèce, en trompe-l'oeil.

Mme Cécile Cukierman, rapporteure pour avis. - La volonté de remettre de l'humain dans les préfectures et les sous-préfectures existe, mais nous sommes encore loin du compte à l'heure où les collectivités territoriales ont besoin d'un accompagnement de plus en plus important, qu'il s'agisse du fonds vert ou du programme Villages d'avenir.

Concernant les titres sécurisés, un nouvel appel d'air risque de se produire sur les cartes d'identité et je crains que la délivrance des titres ne reste complexe en 2024.

La commission émet un avis défavorable à l'adoption des crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l'État ».

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