II. UN SYSTÈME CONVENTIONNEL MORIBOND

A. DES RELATIONS DURABLEMENT DÉTÉRIORÉES AVEC LES PROFESSIONNELS DE SANTÉ

La forte progression des dépenses d'assurance maladie intervient dans un contexte de dégradation très sensible des relations entre les pouvoirs publics et les professionnels de santé. Cette dégradation résulte pour une très large part de l'application d'un mécanisme purement comptable de maîtrise de l'évolution des dépenses.

Au lieu de tenter de favoriser le dialogue conventionnel, le projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 a défini, dans son article 24, un mode de régulation exclusivement comptable, et dans lequel rien n'est plus à négocier : l'ajustement se fait automatiquement, par des lettres-clés flottantes.

1. L'échec prévisible du mécanisme pervers des lettres-clés flottantes

L'article 24 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 a en effet procédé à une refonte totale du dispositif de régulation des dépenses de santé applicable aux soins de ville et aux professionnels de santé exerçant à titre libéral et conventionnés avec l'assurance maladie.

Cet article a donné délégation aux caisses nationales d'assurance maladie, pour la gestion, au sein de l'enveloppe soins de ville, d'un objectif de dépenses déléguées (ODD), c'est-à-dire d'une enveloppe correspondant aux honoraires des différents professionnels conventionnés (ou à défaut sous règlement conventionnel minimum) avec l'assurance maladie : les médecins généralistes, les médecins spécialistes, les chirurgiens-dentistes, les sages-femmes, les infirmières, les masseurs-kinésithérapeutes, les orthophonistes, les orthoptistes, les directeurs de laboratoires et les ambulanciers.

N'entrent donc pas dans le champ de la délégation les prescriptions dont les grands postes sont les médicaments, l'appareillage, les indemnités journalières.

L'article L. 227-1 du code de la sécurité sociale stipule qu'un avenant annuel à la convention d'objectifs et de gestion de la branche maladie du régime général détermine, en fonction de l'objectif national de dépenses d'assurance maladie voté par le Parlement, l'objectif prévisionnel des dépenses de soins de ville et, en son sein, l'Objectif de Dépenses Déléguées (ODD) et précise les conditions et modalités de mise en oeuvre de ces objectifs.

Pour 2000, et, en application de cet article, l'objectif prévisionnel des dépenses de soins de ville a été fixé à 291,6 milliards de francs ; l'objectif des dépenses déléguées était fixé à 140,3 milliards de francs, soit un taux de progression de 2 %.

La répartition de ce taux entre les différentes professions a donné lieu aux annexes conventionnelles ou mesures unilatérales, publiées au Journal officiel du 20 avril 2000.

La CNAMTS est ainsi chargée, d'une part, de négocier avec les professions de santé conventionnées les objectifs de dépenses, les tarifs et toutes mesures permettant d'assurer le respect de ces objectifs, d'autre part, d'effectuer au moins deux fois par an, conjointement avec ces professions, un suivi des dépenses et de prendre les mesures d'ajustement nécessaires au respect des objectifs de dépenses. La fixation des objectifs en début d'année et le suivi des dépenses font l'objet de rapports d'équilibre transmis au Parlement et au Gouvernement. Ces rapports sont accompagnés des annexes annuelles ou des annexes modificatives conclues avec les professions conventionnées ou, à défaut de conclusion de ces accords, de propositions des caisses nationales. Le ministre chargé de sécurité sociale peut approuver les mesures prises, mais il peut également demander de nouvelles propositions et se substituer à la CNAMTS si le désaccord persiste.

Les caisses nationales sont donc tenues de réaliser des rapports d'équilibre tous les quatre mois faisant le point de la situation et proposant toutes mesures correctrices destinées à garantir le respect de l'ODD. Le rythme des rapports d'équilibre (le premier dans les 50 jours de la parution de la loi de financement, le deuxième au 15 juillet 2000, le troisième au 15 novembre 2000) est extrêmement soutenu.

Deux rapports d'équilibre ont été réalisés à ce jour par les caisses nationales. Un troisième devrait être publié très prochainement.

Dans le cadre de la fixation de cet objectif annuel, les caisses nationales ont transmis aux ministres concernés un premier rapport d'équilibre accompagné des annexes conventionnelles conclues le 7 mars 2000 avec les médecins généralistes, les chirurgiens-dentistes, les sages-femmes, les infirmiers, les masseurs-kinésithérapeutes, les orthoptistes ainsi que les mesures unilatérales proposées pour les autres professions (médecins spécialistes, biologistes et transporteurs sanitaires). L'ensemble de ces dispositions a été approuvé le 20 avril 2000.

Annexes conventionnelles de mars 2000

Médecins généralistes

- Majoration de 60 francs, applicable au 1 er mai 2000 pour " maintien à domicile ", c'est-à-dire pour les visites à domicile auprès des personnes âgées de 75 ans et plus, atteintes d'une ALD et donc prises en charge à 100 %.

- Provision de 50 millions de francs pour revaloriser, au 1 er juillet prochain, le forfait du médecin référent actuellement fixé à 150 francs par patient.

Sages-femmes : revalorisation de la valeur de la consultation de 90 à 95 francs.

•  Infirmiers : revalorisation de 0,20 franc de la lettre-clé AMY.

•  Orthophonistes : revalorisation de 0,40 franc de la lettre-clé AMO conditionnée par le constat que l'évolution du nombre des actes au 1 er juillet 2000 est compatible avec l'objectif.

•  Orthoptistes :

•  Transporteurs sanitaires : augmentation de 7 % des tarifs à l'ambulance au 1 er mai 2000.

•  Médecins spécialistes : constitution d'une provision de 250 millions de francs pour l'année 2000.

Dans le cadre du suivi de l'évolution des dépenses, les caisses nationales ont transmis au Gouvernement le 13 juillet 2000 le deuxième rapport d'équilibre ainsi que les annexes conventionnelles conclues avec les chirurgiens-dentistes, les sages-femmes et les transporteurs sanitaires et les mesures proposées pour les médecins spécialistes, les biologistes, les infirmiers, les orthoptistes et masseurs-kinésithérapeutes.

La lettre que M. Jean-Marie Spaeth, président de la CNAMTS, a adressée à votre rapporteur le 3 juillet 2000 explique la démarche de la CNAMTS :

" Les évolutions constatées au terme des quatre premiers mois de l'année et donc la croissance des honoraires des professionnels s'avèrent supérieures à cette croissance provisionnelle, sur la base de laquelle les caisses avaient conclu un accord conventionnel avec la majorité des professions concernées.

" En conséquence, les caisses sont tenues de proposer des mesures destinées à infléchir le rythme de progression de l'activité et des revenus des professionnels, conformément à l'obligation de résultat qui nous est imparti par la loi, quant au respect de l'objectif de dépenses déléguées.

" Les mesures que les caisses nationales sont amenées à proposer n'ont donc en aucun cas pour objet de diminuer la rémunération des professionnels, mais de veiller, comme la loi l'exige, à ce que la croissance des recettes des professionnels n'excède pas de façon notoire, la progression des honoraires prévue en début d'année pour rester compatible avec l'ONDAM.

" Par souci d'équité, les caisses ont délibérément fondé leur analyse de l'évolution de dépenses en partant d'une mesure " en droits constatés " de l'activité des soins, seule véritablement représentative des tendances de la consommation médicale. Bien que l'ONDAM voté par le Parlement comme l'objectif de dépenses déléguées, soient établis en termes de décaissements et de dépenses comptabilisées à la date de leur remboursement par les caisses, à ce stage il aurait été inéquitable, vis-à-vis des professionnels, de tenir compte de l'activité particulièrement soutenue dans les caisses en ce début d'année, compte tenu de la résorption progressive des retards pris dans la liquidation fin 1999/janvier 2000.

" Dans le même esprit, pour tenir compte des incertitudes qui troublent l'analyse de la conjoncture, les caisses se sont attachées à ne proposer de mesure de régulation qu'en cas de dépassement notoire, par rapport aux objectifs fixés par profession en début d'année. En effet, l'essentiel est de réduire les écarts entre la tendance et l'objectif, non de l'annuler de façon stricte en cours d'année. En effet, une récupération stricte du dépassement dans sa totalité et sur le seul exercice 2000 impliquerait pour certaines professions une baisse drastique de la cotation des actes. En revanche, la pérennisation des dépassements observés doit être bannie.

" Quoi qu'il en soit, les caisses sont tenues de proposer une révision des rémunérations des professionnels par modification des tarifs d'honoraires ou des cotations à la nomenclature au cas où les évolutions de dépenses constatées ne seraient pas compatibles avec le respect de l'objectif de dépenses fixé pour chacune des 10 professions relevant de l'objectif de dépenses déléguées.

" Toutefois, les caisses ont fait le choix de préserver la mise en oeuvre de réformes structurelles négociées avec certaines professions afin d'optimiser leur pratique professionnelle.

" Des dispositions spécifiques ont été prises pour ces professions comprenant des revalorisations tarifaires qui ont été programmées pour un montant total de 1,7 milliard de francs en direction :

" - des masseurs-kinésithérapeutes (pour la révision de la nomenclature des masso-kinésithérapie) ;

" - des infirmiers (avec la mise en place du plan de soins infirmiers).

" Concernant les chirurgiens dentistes, la stabilité des dépenses autorise les caisses nationales, conformément à l'accord conclu avec cette profession, à marquer une première étape d'amélioration de la prise en charge des soins dentaires. Cette mesure ne préjuge pas cependant des conclusions de la mission confiée à M. Yahiel, débouchant sur une refonte plus large de la nomenclature.

" Parallèlement, parmi les mesures de régulation tarifaires qu'elles sont amenées à proposer et dont le détail figure dans le rapport d'équilibre, les caisses nationales se sont attachées à ne préconiser de baisses de tarifs que pour des actes occasionnés par des pratiques non conformes aux références professionnelles ou donnant lieu à la multiplication d'actes sans rapport avec la satisfaction des besoins. C'est le cas par exemple par les radios du rachis, les échographies ou les coronographies, sachant que, par ailleurs, la diffusion des progrès technologiques autorise des gains de productivité, dont le partage est légitime entre l'assurance maladie et les professionnels. Au total 5 spécialités médicales sont touchées par des mesures concernant les honoraires liés à certains actes : radiologues, neurologues, cardiologues, pneumologues, anatomo-cytho-patologistes, auxquels il faut ajouter les praticiens ayant recours à l'échographie et à la médecine nucléaire.

" Il faut insister sur le fait que ces mesures d'ajustement tarifaires restent sans incidence sur la couverture sociale des assurés sauf lorsque le professionnel, autorisé à pratiquer des honoraires libres, choisit de reporter la charge des ajustements tarifaires sur ses patients.

" Au total, l'assurance maladie malgré un dépassement significatif des objectifs à mi-parcours propose un ensemble de mesures équilibré :

" - 1,7 milliard de francs sont réinvestis pour mener à bien les réformes de fond évoquées précédemment,

" - 1,9 milliard de francs d'économies issues de la baisse de certains honoraires.

" Cet équilibre traduit la volonté de toute l'assurance maladie de concilier l'amélioration de la qualité des soins, des conditions d'exercice des professions de santé, avec la nécessaire maîtrise des coûts à l'intérieur des objectifs de dépenses issus du vote du Parlement. "

Concrètement, les mesures proposées par la CNAMTS consistaient essentiellement en des baisses du tarif de lettres-clés touchant surtout les radiologues, cardiologues et kinésithérapeutes.

Annexes conventionnelles de juillet 2000

Baisses de lettre-clé

Médecins spécialistes : baisse de la lettre KE (écho, doppler) de 12,60 francs à 12,40 francs pour les radiologues, cardiologues et gynécologues. La consultation en cabinet du cardiologue (CSC) passe de 320 francs à 300 francs. La lettre-clé ZN (médecine nucléaire) est ramenée de 10,95 francs à 10,05 francs. La lettre-clé P passe de 1,87 franc à 1,83 franc.

•  Kinésithérapeutes : baisse de 40 centimes de la lettre-clé AMK de 13,40 francs à 13 francs.

•  Biologistes : baisse de 2 centimes de la lettre-clé B qui passe à 1,74 franc, réduction de 15 % de la cotation de six actes d'allergologie, de 15 à 20 % de sept actes d'exploration de la thyroïde.

•  Orthoptistes : baisse de la lettre-clé AMY qui passe de 15,40 francs à 15,20 francs.

•  Sages-femmes : baisse du tarif des séances collectives de la préparation à l'accouchement.

Suspensions et revalorisations

Généralistes : la revalorisation de la rémunération forfaitaire du médecin référent était subordonnée à l'entrée en vigueur d'un avenant à la convention médicale devant intervenir avant le 1 er juillet. Celui-ci n'étant pas paru, la revalorisation n'a pas lieu.

Orthophonistes : la revalorisation de la lettre-clé AMO à 14,80 francs, prévue au 1 er juillet, est suspendue compte tenu du dépassement de l'objectif délégué.

Ambulanciers : revalorisation de 9 % du tarif du transport en ambulance au 1 er septembre.

•  Dentistes : inscription de trois nouveaux actes à la nomenclature. L'évolution prévisionnelle des dépenses d'honoraires autorise les caisses à prévoir l'amélioration de la prise en charge des soins dentaires.

Ces mesures ont fait l'objet d'une approbation par la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, en date du 1 er août 2000, à l'exception de la baisse de la majoration du dimanche et de nuit des infirmières, qui, selon la ministre, aurait été de nature à compromettre la délivrance des soins infirmiers à domicile et aurait ainsi posé un problème de santé publique.

La CNAMTS a alors considéré que la ministre n'avait pas respecté les dispositions de l'article L. 162-15-3 du code de la sécurité sociale, qui prévoit que le ministre peut soit approuver les mesures prises, soit demander de nouvelles propositions et se substituer à la CNAMTS si le désaccord persiste.

La CNAMTS a considéré que la loi ne permettait pas à la ministre de " faire son marché " parmi les mesures proposées, retenant certaines et en rejetant d'autres. Elle a fait part de son intention de déposer un recours devant le Conseil d'Etat contre la décision de la ministre.

Ces mesures ont surtout suscité une très vive émotion chez les professionnels de santé, qui a abouti à la journée " santé morte " du 26 octobre dernier.

L'application pratique des mesures prévues par l'article 24 s'est donc révélée, comme l'avait prévu le Sénat, tant inefficace que très néfaste à la qualité et au contenu des relations entre l'assurance maladie et les professionnels de santé.

Le mécanisme des lettres-clés flottantes, qui consiste à baisser les tarifs au fur et à mesure de l'augmentation des dépenses, est en effet à la fois :

- pernicieux , car il aboutit à diviser les professionnels de santé et à affaiblir les syndicats qui, n'ayant plus rien à négocier, ne peuvent plus " maîtriser " leur base ;

- absurde , car il incite naturellement les professionnels à " prendre de l'avance " sur les volumes pour anticiper les baisses de tarifs qui peuvent intervenir tous les trimestres ;

- et injuste , car il sanctionne de manière collective sans tenir compte des comportements individuels.

Ce mécanisme peut à la rigueur être considéré par certains comme un moyen d'opérer ponctuellement la compensation de certains déséquilibres : il ne peut, à l'évidence, constituer un moyen de réguler de façon permanente les dépenses.

D'un point de vue pratique, l'exercice des trois rapports s'est avéré délicat à mettre en oeuvre. Le constat sur les quatre premiers mois de l'année est précoce ; les projections de tendances élaborées sur cette base peuvent donc être fragiles. En outre, le constat sur les huit premiers mois de l'année, compte tenu des délais inhérents à l'opération, n'intègre pas l'effet des mesures qui auraient été prises dans le cadre du rapport de juillet.

Ce mode de régulation tous les quatre mois repose sur l'idée erronée qu'il est possible de responsabiliser les professionnels de santé sur des objectifs déclinés sur des périodes courtes et que l'on puisse justifier un cloisonnement entre les grands secteurs sanitaires (hôpital, cliniques, établissements médico-sociaux, rémunération des libéraux, autres soins de ville) sans risquer de se voir opposer les transferts de charges qui auront lieu entre ceux-ci. Il manque une vision d'ensemble de la consommation de soins et du parcours d'un patient.

En outre, le système alourdit considérablement les charges de gestion de la CNAMTS.

Enfin, le rebasage de l'ONDAM 2001 rend dépourvu de toute signification le 3 ème rapport d'équilibre qui devait être présenté le 15 novembre prochain. La CNAMTS a, d'ores et déjà, tiré les conséquences de ce rebasage en annonçant qu'elle ne prendrait aucune mesure correctrice d'importance envers les professionnels de santé à l'occasion de ce 3 ème rapport.

On voit mal en effet comment de nouvelles sanctions pourraient être prises à l'encontre des professionnels de santé alors que le Gouvernement, prenant acte du dérapage des dépenses, annonce parallèlement un ONDAM rebasé.

L'adoption par l'Assemblée nationale d'un amendement présenté par M. Claude Evin, rapporteur, insérant un article additionnel 31 bis qui prévoit que le rapport transmis au plus tard le 15 novembre -et les mesures qu'il comporte- tient compte de l'ONDAM proposé par le projet de loi de financement pour l'année suivante témoigne à l'évidence du problème que soulève la coexistence juridique d'un 3 ème rapport et l'examen concomitant par le Parlement d'un ONDAM 2001 qui " passe l'éponge " sur les dépassements constatés en 2000.

Pour sa part, votre commission ne peut accepter la remise en cause du système conventionnel institué depuis 1971 à laquelle aboutit l'application du mécanisme des lettres-clés flottantes et des rapports d'équilibre périodiques.

Comme l'an dernier, elle vous proposera un mécanisme alternatif de maîtrise de l'évolution des dépenses médicales faisant appel à la responsabilité individuelle des médecins et contribuant à l'amélioration des pratiques médicales, dans l'intérêt des patients.

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