C. PROFESSEUR RENÉ FRYDMAN, CHEF DE SERVICE DE GYNÉCOLOGIE-OBSTÉTRIQUE, H™PITAL ANTOINE BÉCLÈRE DE CLAMART

M. Jean DELANEAU, président - Je ne dirai pas quelles sont les raisons qui nous ont incités à vous demander de venir nous dire comment, pour vous, se présentent les problèmes de l'IVG, quelles sont les évolutions que vous avez constatées, en positif ou en négatif, depuis les textes de 1975 et 1979.

Professeur René FRYDMAN - Je vous remercie de m'avoir convié à cette réflexion. La situation de l'IVG en France est caractérisée par une stagnation, voire une augmentation, en tout cas une persistance de cette activité, avec des moyens du service public qui ne répondent pas aux demandes.

Un des points de ma réflexion est qu'il a vraiment manqué, non pas des essais sur la situation en France -le professeur Nisand et d'autres ont essayé de donner un reflet-, mais peut-être une évaluation plus précise des motivations et de la réalité médicale. En effet, je me rends compte autour de moi que nous sommes à un moment où il y a véritablement une crise de l'engagement médical pour la prise en charge par rapport à la période un peu " militante ". Cela va peut-être aussi avec la diminution de la gynécologie médicale. Il ne me semble pas que l'on ait mis suffisamment en avant la nécessité pour le service public de participer à la prise en charge de l'IVG. C'est un problème sur lequel il faudrait quand même revenir.

Quoi qu'il en soit, il y a un hiatus important entre les moyens, la disponibilité du service public et la demande. Dans ce hiatus, je vois une cause importante du retard et du fait que les femmes viennent pour une prise en charge tardive, ce qui a suscité tout le débat sur la prise en charge au-delà des douze semaines d'aménorrhée. Je parlerai en semaines d'aménorrhée, comme parlent tous les gynécologues accoucheurs. Au-delà de douze semaines d'aménorrhée, cette prise en charge est due, pour un grand nombre, soit à l'ambivalence de la grossesse, soit à un manque de rapidité des rendez-vous médicaux que tout le monde a pu constater dans les interviews et enquêtes qui ont été faites.

On peut profiter de ce débat pour régler l'ensemble de cette problématique, et ce pour une longue période. Nous pouvons essayer de donner les moyens d'une véritable prévention, d'une véritable information et d'une véritable disponibilité pour accueillir ces jeunes femmes. Le débat a été un peu entaché d'idéologie entre une revendication sur la liberté des femmes et le r™le d'un accompagnement médical. Je le regrette car il est difficile de vouloir une médicalisation de l'IVG, source de la diminution de la morbidité et de la mortalité depuis 25 ans, et ne pas tenir compte de deux facteurs qui sont présents : d'un c™té les femmes et de l'autre la participation du corps médical. L'un ne va pas se faire sans l'autre. Sur le plan de la réflexion, il me semble difficile de découper une liberté en termes de semaines d'aménorrhées. Après douze semaines d'aménorrhée, il y a là une étape sur laquelle nombre de praticiens qui " pratiquent " -j'ai entendu beaucoup d'interventions de praticiens qui n'en ont jamais fait- sont d'accord : il y a un changement dans la réalisation de l'acte et donc dans l'engagement que cela implique pour le médecin. Cela ne veut pas dire que le bien-fondé ou le " mal-fondé " sont régis par la technique. Mais cela entra»ne un changement de technique, au point qu'une grande majorité des médecins généralistes et les quelques médecins spécialistes qui participent à l'activité d'IVG se récusent pour la prise en charge entre douze et quatorze semaines et bien sûr au-delà.

Il est d'ailleurs dommage que l'on n'ait pas fait d'enquête sur ce sujet. C'est le cas en particulier dans mon service, qui n'est pas le plus rétrograde sur cette thématique, où les sept médecins encore vacataires refusent aujourd'hui de prendre en charge après douze semaines parce que cela nécessite que l'on passe au bloc opératoire, sous anesthésie générale. Il s'agit d'une intervention beaucoup plus chirurgicale que précédemment.

Seuls les médecins ayant une formation adaptée vont s'engager dans la réalisation de cet acte et ils le font aujourd'hui dans un autre cadre, bien au-delà de quatorze semaines, lorsque nous sommes confrontés à des difficultés d'ordre fÏtal, ceci étant bien encadré par la loi, ou d'ordre maternel, question encadrée de manière différente. Nous sommes donc parfois conduits à prendre des décisions d'accompagnement d'interruption de grossesse à des termes plus tardifs que ces quatorze semaines d'aménorrhée. A ce moment-là, les difficultés propres à la réalisation technique sont mises un peu en arrière par rapport à l'objectif qui a été défini. Cela est somme toute humain, il s'agit d'un geste qui n'est pas facile à partir de douze semaines sur le plan de la représentation du vécu et il nécessite une certaine adhésion. Certains médecins manifestent des adhésions très ouvertes. Il est important qu'ils le fassent savoir pour que l'on puisse rapidement leur adresser les femmes sans les faire attendre.

Je pense que beaucoup de médecins veulent prendre en charge les patientes dans un sens ou dans un autre, quel que soit le terme, mais à condition qu'il y ait une décision d'interruption de grossesse qui s'impose et à condition d'être partie prenante. Cela me semble regrettable de monter les médecins contre les femmes. Beaucoup de médecins ont participé à la prise en charge de l'IVG parce qu'ils avaient une idée en tête : diminuer la mortalité et la morbidité de l'avortement clandestin. Aujourd'hui, il est important d'entendre les médecins qui font les IVG, ceux qui en ont la responsabilité directe. Il est important de voir que ceux qui ont une réticence à cette prolongation médicale, sans participation médicale, ne sont pas ceux qui sont contre l'IVG mais ceux qui souhaitent simplement qu'il y ait une présence médicale. Je souhaite que l'accompagnement médical ne soit pas vécu comme un tribunal mais comme une présence qui va se poursuivre jusqu'à la réalisation. Sans cette réalisation, il n'y a pas de médicalisation de l'avortement. Je pense qu'il faut une évaluation quantitative des moyens existants.

Il existe par ailleurs peu d'évaluations qualitatives. Dans le service public, il est relativement simple de savoir, parmi les personnes qui ont des vacations pour des actes d'IVG, quelles sont celles qui sont prêtes à prendre en charge la proposition de loi telle qu'elle est formulée aujourd'hui. Nous sommes un certain nombre à penser que l'IMG doit être réformée et que cette IMG débute à douze semaines d'aménorrhée, parce qu'il y a un changement d'attitude. Après la réflexion, voyons les modalités. Elles peuvent être assez simples. Il existe les comités pluridisciplinaires pour les malformations fÏtales et lorsqu'il y a des détresses psychologiques maternelles, cela revient pratiquement au même, ce sont les mêmes personnes qui y sont confrontées. Bien súr, il n'y a pas ou peu d'interventions des pédiatres, mais c'est habituellement le gynécologue qui va gérer cette situation. Donc il n'y aurait pas grand-chose à modifier, si ce n'est les différentes attributions au sein du comité pluridisciplinaire -afin de le restreindre dans ce cas précis à ceux qui s'occupent de la femme- et l'élargissement de ses compétences.

Il y a eu un débat sur la question de savoir ci cette attitude d'allongement allait poser des problèmes sur le plan éthique. Là encore, il y a eu une confusion dans les passions qui se sont manifestées. Dans l'esprit de personne, et en particulier d'Isral Nisand et de moi-même, il ne s'agissait de penser que les motifs des 220.000 IVG allaient augmenter et surtout s'appuyer sur les découvertes de l'échographie. Bien entendu, il ne s'agit pas de cela. Il est là aussi intéressant de voir les professionnels. Ces professionnels ont été définis par la loi puisqu'il existe des comités pluridisciplinaires de diagnostic anténatal. Les demandes difficiles et délicates ont lieu dans ce registre-là et non pas ailleurs. C'est là que viennent les patientes ou que les médecins nous adressent les patientes qui sont dans une certaine interrogation par rapport à une découverte anténatale problématique.

Nous sommes préoccupés par le fait que nous allons devoir confronter le doute sur la " normalité " de la grossesse et la tendance de notre société à tout faire pour éviter les situations difficiles, renforcée par l'arrêt Perruche avec la responsabilité mise en cause lorsque l'on peut annoncer à une patiente qu'il y a un doute. Pour satisfaire cette interrogation, il faudra du temps et peut-être qu'avec d'autres examens ultérieurs, nous n'aurons pas forcément la réponse. Cela est quantitativement peu important et ne représente pas le problème des IVG tardives qui sont pour la plupart liées au manque de moyens et au manque de prise en charge précoce. Ce sont deux registres différents, mais on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion éthique.

Je trouve que la réponse du comité d'éthique est très pauvre, ce d'autant qu'il ne répond pas à la question posée. La question n'est pas de savoir si le développement de l'échographie ou d'autres moyens va amener un eugénisme, l'eugénisme étant défini comme une politique collective coercitive, mais plut™t quels sont les éléments que nous avons à intégrer dans notre réflexion sur les moyens de diagnostic, qui sont aujourd'hui disponibles à douze ou quatorze semaines, peut-être demain à six ou sept semaines. Ce n'est pas parce que l'on aura des moyens de diagnostic sur cette grossesse, pour reprendre le mot de Mme Lebatard, à six ou sept semaines qu'il faut accepter forcement celle de douze ou treize. C'est un problème général et je trouve que la réponse du comité d'éthique n'est pas satisfaisante sur cette interrogation et qu'elle laisse entière une réflexion face à des progrès techniques qui vont arriver par la prise de sang maternel qui nous permettra de connaître des informations sur le développement du fÏtus et qu'il faudra réguler d'une façon ou d'une autre, pas forcément de façon coercitive. Il faudra dans tous les cas aborder cette question, et je crois qu'on ne fera pas l'économie de cette réflexion éthique.

M. Jean DELANEAU, président - Merci monsieur le professeur. Feriez-vous v™tre cette déclaration de Pierre Simony en 1979, prononcée dans le cadre des rapports d'information, au sujet de la date de l'IVG : " A cet égard, je crois qu'il faut demander l'avis de ceux qui mettent la main à la pâte, si je peux me permettre cette expression, et non pas à ceux qui descendent dans la rue ".

Professeur René FRYDMAN - Oui, j'insiste, je pense que l'on va mettre en place, d'une façon ou d'une autre, une prise en charge que l'on veut complète et précoce. Or on ne peut pas le faire sans la participation de ceux qui sont chargés de cela. Aujourd'hui, il y a des interrogations et il nous manque une enquête d'intention, d'organisation sur le plan national. Dans les h™pitaux, des vacations sont libres et il n'y a pas de médecins pour les remplir pour cette activité. Dans certains services, nombreux sont ceux qui font des IVG médicales mais qui ne veulent pas dépasser ce terme. Il faut donc aborder la question, et la réponse je la vois dans les motivations qui doivent exister et qu'on ne peut nier de la participation du corps médical.

M. Jean CHÉRIOUX - Une seule question, monsieur le professeur, à propos de la définition de l'eugénisme. J'avais cru comprendre que la possibilité offerte à un couple de pratiquer des sélections à caractère eugénique était de l'eugénisme. J'ai cru comprendre maintenant que, pour qu'il y ait véritablement eugénisme, il faut que ce soit une politique délibérée pratiquée au niveau gouvernemental, ce qui immédiatement ramène à certaines choses et qui, en quelque sorte, laisserait dans l'ombre la possibilité de ces sélections eugéniques qui, en définitive, aboutissent au même résultat sur le plan individuel. D'ailleurs, est-ce que le clonage, dans la mesure où il pourrait être demandé par un couple ou une famille, ne serait pas une pratique eugéniste parce qu'il ne s'agirait pas d'un clonage pratiqué au niveau le plus haut, c'est-à-dire au niveau gouvernemental ?

M. Jean-Louis LORRAIN - Je n'aurai qu'une question, monsieur le professeur. Nous avons souvent des vues très restreintes en ce qui concerne l'information voire le développement des méthodes de contraception. On s'est limité à quelques-unes et l'on fait l'impasse sur d'autres qui pourraient être aussi intéressantes en matière d'avortement. Quelle place pourriez-vous donner à l'avortement médicamenteux ?

Mme Gisèle PRINTZ - Monsieur le professeur, il y a un point qui m'inquiète un peu dans ce que vous avez dit. Vous savez déjà qu'il y a sept médecins qui vont refuser l'IVG à douze semaines. Il y a un c™té pratique, une femme vient pour une interruption de grossesse et il n'y a pas de médecin, que va-t-elle faire ? Est-ce qu'on la transfère ailleurs ? Le problème n'est pas résolu.

M. Francis GIRAUD - J'aimerais que vous donniez votre avis sur la stérilisation proposée dans le projet de loi, aussi bien féminine que masculine, dans l'arsenal préventif.

Professeur René FRYDMAN - Je pense que le débat entre diagnostic prénatal et eugénisme montre bien une certaine difficulté entre le choix individuel et le choix collectif. On ne peut pas le nier, on ne peut pas non plus ramener l'un à l'autre. Ce n'est pas tout à fait la même chose d'avoir la possibilité d'un diagnostic d'une maladie chromosomique et de décider ou de ne pas décider un avortement. Si la société imposait un avortement sur une anomalie chromosomique, cela serait effectivement un eugénisme collectif. Le fait qu'un couple décide, en fonction d'une information, de ne pas poursuivre la grossesse et qu'il ait l'accompagnement et l'acquiescement médical, est le refus d'un enfant atteint d'une particulière gravité. Cela entre dans la discussion d'accompagnement et dans la volonté du médecin de pratiquer ou pas. Il y a au niveau individuel des choix et l'on peut employer le mot sélection.

Toutefois, ce n'est pas la même chose qu'une politique collective et coercitive. J'appellerai ça du " progénisme " si vous voulez, mais pas de l'eugénisme

M. Jean CHÉRIOUX - On a peur des mots.

Professeur René FRYDMAN - Non, nous n'avons pas peur des mots, les mots ont un sens et il ne faut pas jouer avec les faux sens qui font peur. Il faut distinguer une pratique collective et coercitive d'une pratique individuelle même s'il y a des interrogations de part et d'autre. Le clonage est interdit. Le clonage ne met pas à l'abri de la transmission de ses propres tares. Il n'est pas particulièrement eugénique puisque l'eugénisme c'est l'élimination des tares, ce qui est une utopie.

En ce qui concerne la question de l'avortement médicamenteux, il est important et intéressant à condition qu'il y ait un encadrement au terme précoce, puisqu'il est actif au terme précoce. L'avortement médicamenteux intervient en termes de préparation à l'acte chirurgical dans un deuxième temps au-delà de huit et douze et même dans les termes tardifs. Il évite le geste chirurgical dans les termes précoces. Sinon, il facilite le geste chirurgical qui ne peut être gommé après douze semaines. Il faut que l'on développe cette prise en charge qui constitue une alternative.

En ce qui concerne la question sur les femmes qui arrivent dans les centres à un terme élevé, je pense qu'il y aura une participation médicale si cela entre dans le cadre de l'IMG. S'il n'y en a pas, il y aura un ou deux endroits par région. Autrement dit, des médecins seront volontaires pour accueillir ces femmes. Il est plus simple pour nous, en banlieue parisienne sud, d'envoyer une patiente à Saint-Vincent-de-Paul qui en accepte le principe, plut™t que de l'envoyer en Belgique. Il est regrettable qu'il n'y ait pas une prise en charge plus globale, quel que soit le terme.

En ce qui concerne la stérilisation, je pense qu'il faut bien entendu lever la loi de 1920 sur la pratique de la stérilisation volontaire, à condition qu'elle soit volontaire et qu'elle ait pu s'exprimer tout à fait clairement et là aussi être discutée car il y a parfois des demandes que l'on estime irrecevables. Je me rappelle dans ma pratique que nous avons eu parfois, sur des accès dépressifs ou réactionnels à une situation, des jeunes femmes qui demandaient de façon définitive une stérilisation et que nous avons estimé devoir reporter ou en tous les cas trouver une autre alternative. Je crois que c'était souhaitable. Si l'on avait suivi là le principe de la liberté absolue, nous n'aurions pas fait le bon choix. Il faut un accompagnement pour bien expliquer le caractère difficilement réversible d'une stérilisation et les précautions que cela doit entourer.

M. Jean CHÉRIOUX - Que pensez-vous des cas de stérilisation des handicapés, notamment des handicapés mentaux ? Est-ce de l'eugénisme ? Cela est-il répréhensible ?

Professeur René FRYDMAN - Je pense que le moyen de contraception forcé contre l'avis librement exprimé est une décision extrêmement lourde et encore plus lorsqu'il s'agit d'un acte à visée définitive. Il doit sortir d'un colloque singulier qui n'existe pas par définition (car souvent il n'y a pas de dialogue possible) et doit être l'effet d'une décision collective médicale qui permette de trouver des alternatives. A l'inverse, nous avons tous connu dans nos services des jeunes femmes atteintes mentalement qui font des grossesses et ont des enfants qu'elles abandonnent successivement et qu'elles sont incapables d'élever. Cela crée d'énormes difficultés. Cela mérite une décision médicale collective.

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