B. DES RISQUES GRAVES

Outre qu'il n'apporte aucune solution au problème posé, l'allongement du délai comporte un certain nombre de risques qui sont loin d'être négligeables.

1. Un changement de nature de l'acte médical

L'allongement du délai de deux semaines a des conséquences médicales que l'on ne peut occulter. Comme votre commission a pu s'en rendre compte lors des auditions auxquelles elle a procédé, cette question est cependant pour le moins controversée.

Certains des médecins auditionnés ont expliqué que, d'un point de vue technique et médical, une interruption de grossesse à douze semaines n'était pas différente d'une interruption pratiquée à dix semaines.

D'autres ont insisté sur les modifications physiologiques de l'embryon, qui commence à s'ossifier après dix semaines, et sur les nécessités techniques qui imposent en conséquence un environnement et une compétence différentes que ceux nécessaires pour les IVG pratiquées avant 10 semaines.

Ainsi le Professeur Nisand a indiqué : " Jusqu'à dix semaines, et sans vous abreuver de détails techniques, l'IVG est un geste relativement facile sur le plan technique et sur le plan psychologique. Je dis bien relativement, car sont venus à notre aide des moyens médicaux qui nous permettent de faire une IVG, j'allais dire un peu sans y toucher, en tout cas pas de manière chirurgicale pour les jeunes IVG. Lorsque nous sommes obligés de le faire de manière chirurgicale, le geste est rapide et relativement facile.

" Lorsque l'embryon devient un fÏtus, au-delà de dix semaines, il s'ossifie et les choses se g%otent sur le plan technique, c'est-à-dire que le geste devient difficile, non pas seulement sur le plan technique, et je vous passe les détails, mais également sur le plan psychologique. Les médecins ne sont pas des automates et des techniciens, ils sont comme vous, ils ont une %ome. Les difficultés techniques vont s'aggravant avec l'%oge gestationnel. Il faut donc entendre les médecins lorsqu'ils vous disent que cela est difficile. "

Pour votre rapporteur, ce débat médical a été arbitré par l'analyse formulée conjointement par l'Académie nationale de médecine et l'Ordre national des médecins (cf. encadré ci-après).

S'appuyant sur cette synthèse autorisée des points de vue médicaux, votre rapporteur estime que l'intervention devient plus difficile tant d'un point de vue technique que psychologique entre la dixième et la douzième semaine de grossesse. Deux semaines supplémentaires changent la nature de l'acte médical : elles impliquent un effort considérable de formation et la mise en place de moyens techniques garantissant la sécurité des interventions.

Communiqué de l'Académie nationale de médecine
au nom d'un groupe de travail à propos du projet de loi
sur l'interruption volontaire de grossesse et la contraception

L'Académie nationale de médecine et l'Ordre national des médecins ont pris connaissance du projet de loi n° 2605 du 6 octobre 2000 relatif à l'interruption volontaire de grossesse et la contraception.

1. Ce projet de loi vise à prolonger le délai de l'interruption volontaire de grossesse jusqu'à la fin de la 12 ème semaine de grossesse, chez une femme en état de détresse psychologique ou sociale et en dehors de toute indication médicale.

Ayant pour unique objectif la sécurité et la quantité des soins et après avoir pris l'avis du Collège national des gynécologues obstétriciens français, l'Académie nationale de médecine et l'Ordre national des médecins rappellent que plus on s'éloigne des premières semaines de grossesse, plus le risque de complications devient grand .

Dans l'intérêt de la santé des femmes, ils demandent que toutes les précautions médicales requises dans cette éventualité soient mises en place. Celles-ci devront être différentes de celles jusqu'alors utilisées dans les centres d'orthogénie : les moyens devront être intégrés dans une structure disposant d'un plateau technique chirurgical ; ils devront concerner non seulement les équipements et les locaux, mais aussi la compétence des intervenants et le recours habituel à la discipline d'anesthésie réanimation .

En outre, l'interruption volontaire de grossesse devra être précédée d'une information complète sur les risques que l'intéressée pourrait encourir pendant et après l'opération.

2. L'Académie nationale de médecine et l'Ordre national des médecins rappellent que l'interruption volontaire de grossesse n'est pas un moyen de contraception.

Une information concernant celle-ci, mieux développée, mieux comprise et mieux acceptée permettrait de diminuer le nombre des interruptions volontaires de grossesse, ainsi que l'incidence des maladies sexuellement transmissibles.

A condition d'être l'objet d'un suivi médical, la contraception ne comporte que de très faibles risques pour la santé.

3. Les soins médicaux aux mineures réclament actuellement l'autorisation légale des parents. Des modifications législatives particulières seront nécessaires dans l'intérêt des jeunes et pour mettre l'exercice de la médecine en conformité avec la loi.

4. Enfin, l'Académie nationale de médecine rappelle les termes de son rapport sur l'éducation à la vie affective et sexuelle dans les établissements d'enseignement, adopté le 23 juin 1998.

2. Une dégradation probable des conditions d'accès à l'IVG

L'allongement du délai risque ainsi de dégrader encore le fonctionnement quotidien du service public. Il est probable que l'accès à l'IVG restera toujours aussi difficile pour certaines femmes et il est à craindre que ces difficultés soient encore accrues.

A la lassitude d'une génération " militante " qui s'est mobilisée en 1975, viendront s'ajouter les réticences croissantes de nombreux médecins à pratiquer des IVG au-delà des dix semaines de grossesse. Ces réticences sont d'ailleurs partagées par l'ensemble des personnels de santé qui travaillent dans les centres d'orthogénie.

Ainsi, comme le soulignait le Professeur Frydman, lors de son audition par la commission, le 20 décembre 2000 10 ( * ) , " Après douze semaines d'aménorrhée, il y a là une étape sur laquelle nombre de praticiens qui " pratiquent " -j'ai entendu beaucoup d'interventions de praticiens qui n'en ont jamais fait- sont d'accord : il y a un changement dans la réalisation de l'acte et donc dans l'engagement que cela implique pour le médecin . Cela ne veut pas dire que le bien-fondé ou le " mal-fondé " sont régis par la technique. Mais cela entra»ne un changement de technique, au point qu'une grande majorité des médecins généralistes et les quelques médecins spécialistes qui participent à l'activité d'IVG se récusent pour la prise en charge entre douze et quatorze semaines et bien sûr au-delà.

" Il est d'ailleurs dommage que l'on n'ait pas fait d'enquête sur ce sujet. C'est le cas en particulier dans mon service, qui n'est pas le plus rétrograde sur cette thématique, où les sept médecins encore vacataires refusent aujourd'hui de prendre en charge après douze semaines parce que cela nécessite que l'on passe au bloc opératoire, sous anesthésie générale . Il s'agit d'une intervention beaucoup plus chirurgicale que précédemment. "

Pour sa part, M. Bernard Maria, Président du Collège national des gynécologues obstétriciens français indiquait, lors de son audition par la commission, le 17 janvier 2001 11 ( * ) , " Pour revenir à la question qui m'était posée portant sur la réticence de certains praticiens, nous avons effectivement été saisis par un certain nombre de nos collègues, de toutes origines et de tous statuts, disant que nous avions une bonne pratique des IVG par aspiration jusqu'à dix semaines de grossesse. Ils étaient embarrassés pour deux raisons. Le problème ne se situe pas uniquement au niveau des nouvelles techniques qu'ils ne ma»triseraient pas. En effet, nous leur répondrions alors qu'il existe bien d'autres techniques récentes qu'ils ne ma»trisent pas encore. L'interruption volontaire de grossesse n'est pas une opération chirurgicale standard. Il ne s'agit pas d'un acte anodin, ni pour les médecins ni pour les femmes. Il s'agit en effet de faire dispara»tre un embryon ou un fÏtus. Au-delà des considérations strictement idéologiques ou éthiques, il faut reconna»tre qu'il s'agit d'un acte particulier.

" Une aspiration à huit ou neuf semaines concerne un embryon qui mesure 25 à 30 millimètres de longueur dont l'apparence est relativement floue. En revanche, plus le terme avance, plus l'embryon est gros, plus il est difficile à faire sortir, et plus l'apparence est déterminée. C'est pour cette raison que certains médecins sont réticents. En effet, en allant de plus en plus loin, les professionnels risquent de se retrouver à cette frontière ténue et non écrite. Certes, la femme est enceinte. Toutefois, nous sommes à un stade où la décision de la continuité appartient à la patiente. En revanche, lorsque la grossesse se poursuit, les choses sont différentes. Il est nécessaire de faire la déclaration de grossesse avant quatorze semaines d'aménorrhée, c'est-à-dire avant la douzième semaine de grossesse.

" Nous arrivons alors à la frontière où la grossesse acquiert une identité sociale. Je crois que psychologiquement, c'est à ce niveau que se situe la préoccupation principale des médecins . "

3. Les risques de pratiques individuelles de sélection des fÏtus

Enfin, si l'on ne peut pas parler d'eugénisme, le risque existe de pratiques individuelles de sélection du foetus au vu des éléments du diagnostic prénatal.

En effet, comme la souligné le Professeur Nisand 12 ( * ) , " le diagnostic prénatal (DPN) est très développé dans notre pays, au point que la France est le pays au monde où les DPN sont les plus répandus et les plus précoces. (...) Dans les grandes villes, 98 % des femmes ont une échographie très détaillée à onze semaines de grossesse. Or 5 % des échographies se terminent par un doute. Près de 40.000 femmes sortent de cette échographie avec un doute qui peut porter sur l'épaisseur de la nuque, sur la position d'un pied ou sur la vitalité de l'enfant. Je tiens pour mortifère le croisement de deux délais : le délai de l'IVG et celui du DPN . On peut se le cacher et dire que cela n'existera pas, mais cela existe déjà. J'ai des chiffres à la disposition de ceux que cela intéresse.

" Le corps médical doit gérer un entrecroisement difficile entre des informations qu'il n'a pas le droit de taire sur le DPN et ses doutes, et la possibilité pour la femme de faire une IVG. Souvent, il s'agit d'une grossesse totalement désirée qui, du fait de la parole médicale, ne l'est plus, car rien n'est pire que le doute. Je vous rappelle que les médecins sont désormais contraints d'exposer tous les résultats de leurs examens jusque, y compris, les risques exceptionnels. Talonnés par le monde judiciaire, ils le feront. Il est juste de dire que ce ne sont pas les mêmes femmes qui demandent une IVG ou une IMG pour malformation. (...)

" Concernant la phase progressiviste dans l'évolution du fÏtus, il y en a effectivement une (différence) très importante. Jusqu'à dix semaines, l'embryologie n'est pas terminée. Nous sommes capables de faire un diagnostic avant dix semaines : il s'agit de l'anencéphalie. Nous ne faisons pas de DPN industriel avant dix semaines. En revanche, à onze semaines, tout a changé, tous les organes sont en place et ils peuvent être examinés. Ce qui différencie la demande à dix semaines de celle à onze semaines, c'est que, dans le premier cas, la femme peut me dire qu'elle ne veut pas de la grossesse, ce que je peux entendre, alors que, dans le deuxième cas, elle risque de dire qu'elle ne veut pas de cette grossesse, ce qui me pose problème. "

Votre rapporteur partage cette inquiétude exprimée par le Professeur Nisand. La vérité impose de tenir compte de ces progrès médicaux. Comment réagira une femme enceinte de onze semaines à qui l'on apprend qu'une légère modification de la nuque de son foetus nécessite, à la 18 ème semaine, d'autres examens pour s'assurer qu'il ne s'agit pas d'une trisomie 21 ? Acceptera-t-elle ce risque ou cette incertitude alors qu'elle peut avorter légalement sans justification jusqu'à douze semaines ?

Mû par une inquiétude similaire, M. Christian Poncelet, Président du Sénat, a saisi le 4 octobre 2000, le Comité consultatif national d'éthique sur le point de savoir si l'allongement de dix à douze semaines du délai légal de l'IVG comportait un risque de dérive eugénique.

Par lettre en date du 23 novembre 2000, le Comité consultatif national d'éthique a apporté une réponse quelque peu tautologique au regard de la définition qu'il retient de l'eugénisme.

Extraits de l'avis du Comité consultatif national d'éthique

" Peut être qualifiée d'" eugénique " toute pratique collective institutionnalisée qui vise à favoriser l'apparition de certains caractères ou à en éliminer d'autres jugés négatifs . A l'échelle de notre pays, rien ne permet d'étayer la menace d'un comportement eugénique, et si cette question se trouve posée dans nombre de débats actuels, elle est surtout une façon d'exprimer une inquiétude. Une pratique eugénique sélective, appuyée sur des connaissances génétiques et s'inscrivant dans un projet global , serait discriminatoire et contraire à la dignité humaine, et par là même condamnable. L'IVG ne répond à aucun de ces critères. Une pratique qui se limite à faire droit à des demandes individuelles ne relève donc pas de l'eugénisme. "

" Cependant, la grossesse est de plus en plus médicalisée dans notre société (avec par exemple le développement de l'échographie vaginale). La multiplication et les performances accrues des examens de dépistage prénatal peuvent donner lieu, en cas d'annonce d'un risque ou de découverte d'un handicap grave, à des conduites d'interruption de grossesse de plus en plus facilement acceptées par notre société. Ces manières de faire, considérées dans leur ensemble, pourraient à la limite être considérées comme une sorte d'eugénisme, mais aucune étude statistique ou épidémiologique ne montre, à ce jour, que le nombre d'IVG ait augmenté en raison de la découverte " d'anomalies ".

" L'hypothèse selon laquelle le désir des couples d'avoir " l'enfant parfait " pourrait motiver un accroissement du nombre des interruptions volontaires de grossesse ne repose actuellement sur aucune évaluation chiffrée. Il convient néanmoins de rester vigilant à ce sujet. "

Comme le comité consultatif, votre commission, dans sa majorité, considère qu'il " convient de rester vigilant ".

* 10 Cf. tome II du présent rapport, p. 30.

* 11 Cf. tome II du présent rapport, p. 78-79.

* 12 Cf. tome II du présent rapport, p. 8-9.

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