B. DROIT CONSTITUTIONNEL ET DROIT COMMUNAUTAIRE DÉRIVÉ : DES RAPPORTS À CLARIFIER

A la connaissance de votre rapporteur, aucune contrariété entre un acte de droit communautaire dérivé et une Constitution nationale n'avait jamais été relevée jusqu'à présent. Cette situation peut susciter quelques interrogations.

1. Le contrôle de constitutionnalité du droit communautaire en France

a) Le rôle du Conseil constitutionnel

Deux voies peuvent permettre, dans notre pays, un contrôle par le Conseil constitutionnel du droit communautaire.

L'article 54 de la Constitution dispose que si le Conseil constitutionnel saisi par le Président de la République, par le Premier ministre, par le président de l'une ou l'autre assemblée ou par soixante députés ou soixante sénateurs, a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution.

Sur la base de cette disposition, le Conseil constitutionnel a notamment rendu les décisions suivantes, qui concernaient la construction européenne :

- en 1970, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur le traité du 22 avril 1970 portant modification de certaines dispositions budgétaires des traités instituant les Communautés européennes et du traité instituant un Conseil unique et une Commission unique des Communautés européennes, ainsi que sur la décision du Conseil des Communautés européennes du 21 avril 1970 relative au remplacement des contributions des Etats-membres par des ressources propres aux Communautés ;

- en 1976, le Conseil s'est prononcé sur la décision du Conseil des Communautés européennes relative à l'élection de l'Assemblée européenne ;

- en 1992, le Conseil constitutionnel s'est prononcé à deux reprises dans le cadre de l'article 54 de la Constitution sur le Traité sur l'Union européenne signé à Maastricht ;

- en 1997, le Conseil constitutionnel s'est prononcé sur le traité d'Amsterdam.

Dans deux décisions, la décision n° 92-308 DC du 9 avril 1992 relative au traité sur l'Union européenne et la décision n° 97-394 du 31 décembre 1997 relative au traité d'Amsterdam, le Conseil constitutionnel a estimé que l'autorisation de ratification de l'engagement international qui lui était soumis nécessitait une révision de la Constitution.

Il convient de noter que, compte tenu de la rédaction de l'article 54 de la Constitution, il est le plus souvent admis que seuls des engagements internationaux impliquant une autorisation de ratification ou d'approbation peuvent être soumis au Conseil constitutionnel , ce qui exclut les actes de droit communautaire n'impliquant pas une telle autorisation, notamment les règlements, directives ou décisions-cadres. Le Conseil constitutionnel ne pouvait donc être saisi de la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen.

Par ailleurs, en application de l'article 61 de la Constitution, les lois autorisant la ratification ou l'approbation d'un engagement international ainsi que les lois transposant un acte de droit communautaire dérivé peuvent, comme toutes les lois, être déférées au Conseil constitutionnel avant leur promulgation.

Les décisions du Conseil constitutionnel relatives à des lois ayant pour objet de mettre en oeuvre des actes de droit communautaire dérivé sont restées peu nombreuses.

Deux décisions anciennes ont trait à des lois portant application d'un règlement communautaire : il s'agit des décisions 77-89 DC et 77-90 DC du 30 décembre 1977 relatives, respectivement, aux articles de la loi de finances pour 1978 et de la loi de finances rectificative pour 1977 fixant les modalités de recouvrement d'une cotisation nationale destinée à régulariser le marché de l'isoglucose, cotisation créée par un règlement du Conseil des Communautés européennes. Dans ces décisions, le Conseil constitutionnel a affirmé que la répartition des compétences opérée par le règlement entre les institutions communautaires et les autorités nationales, au regard tant des conditions d'exercice de la souveraineté nationale que du jeu des règles de l'article 34 de la Constitution relatives au domaine de la loi, ne sont que « la conséquence d'engagements internationaux souscrits par la France qui sont entrés dans le champ de l'article 55 de la Constitution ».

Ces deux décisions ont été interprétées comme l'expression du refus par le Conseil constitutionnel de contrôler la constitutionnalité des normes communautaires d'effet direct, lesquelles bénéficieraient ainsi au plan interne d'une totale immunité.

Les décisions du Conseil constitutionnel relatives aux lois de transposition de directives communautaires sont peu nombreuses 9 ( * ) . Le contenu de ces décisions, compte tenu des griefs formulés par les requérants, ne permet pas de savoir si le Conseil constitutionnel accepte de vérifier la constitutionnalité de la norme communautaire elle-même.

b) Le rôle du Conseil d'Etat

Le Conseil d'Etat, outre ses attributions juridictionnelles, exerce une fonction de conseil à l'égard du Gouvernement. A ce titre, il peut être saisi de demandes d'avis sur toute question juridique.

Dans ce cadre, il peut être conduit à vérifier la constitutionnalité d'une norme à tous les stades de son élaboration. En l'occurrence, le Conseil d'Etat a été saisi de la conformité à la Constitution de la décision-cadre du 13 juin 2002 après son adoption par le Conseil de l'Union européenne.

2. Une situation sans précédent

Compte tenu des règles générales qui viennent d'être rappelées, la présente révision constitutionnelle est sans précédent.

Jamais une contradiction entre un acte des Communautés européennes ou de l'Union européenne et la Constitution n'avait été relevée auparavant. Or, cette contradiction n'a été révélée qu'une fois la décision-cadre définitivement adoptée par le Conseil de l'Union européenne.

En définitive, le Constituant se trouve pour la première fois absolument contraint de procéder à une révision constitutionnelle, sans avoir été informé à aucun moment de la négociation de la décision-cadre du risque d'inconstitutionnalité qui existait . Dans le passé, les révisions constitutionnelles liées à la construction européenne concernaient des engagements internationaux nécessitant approbation ou ratification, en sorte que le Parlement demeurait -théoriquement au moins- libre de ne pas autoriser la ratification ou l'approbation de l'acte en cause et donc libre de ne pas réviser la Constitution.

Les conditions dans lesquelles est opérée la présente révision constitutionnelle ne sont donc pas satisfaisantes, même s'il est clair que le Gouvernement n'avait d'autre choix, après l'avis du Conseil d'Etat, que de déposer un projet de loi constitutionnelle. S'il ne l'avait pas fait, il existait en effet un risque que la future loi de transposition soit déclarée non conforme à la Constitution, ce qui aurait retardé considérablement l'entrée en vigueur de la décision-cadre.

Pour autant, la question des rapports entre droit constitutionnel et droit communautaire dérivé mérite une réflexion approfondie. Compte tenu de l'évolution de la construction européenne, qui ne concerne plus seulement les questions économiques, mais aussi des sujets mettant en cause les libertés, tels que l'asile, l'immigration, le droit pénal et la procédure pénale, les cas de contrariété entre le droit dérivé et la Constitution pourraient se multiplier.

Une réforme profonde des traités communautaires est en cours de préparation dans le cadre de la Convention européenne, qui nécessitera très probablement une nouvelle révision constitutionnelle. Il conviendrait qu'à cette occasion, les rapports entre droit communautaire et droit constitutionnel soient réexaminés. Certaines questions mériteraient d'être débattues.

- Faut-il prévoir une clause « d'immunité » du droit communautaire dérivé dès lors que le traité sur lequel il est fondé a été régulièrement ratifié , la Cour de justice des Communautés européennes étant, en tout état de cause, compétente pour vérifier que le droit communautaire respecte les droits fondamentaux tels qu'ils sont protégés par les constitutions nationales ?

Certains pays européens se sont engagés dans cette voie, qui garantit une sécurité juridique plus grande et permet une unité d'interprétation des actes communautaires. Pour autant, compte tenu des conditions d'élaboration du droit communautaire, il est difficile d'affirmer que la conformité à notre Constitution d'un traité garantit à coup sûr la conformité à la Constitution de tous les actes pris sur la base de ce traité, pour la seule raison que ces actes seraient conformes au traité.

- Faut-il au contraire envisager un contrôle par le Conseil constitutionnel de la conformité à la Constitution des projets et propositions d'actes communautaires avant leur adoption définitive , de manière à permettre au Parlement comme au Gouvernement d'apprécier en toute connaissance de cause la situation, de tenter éventuellement de faire modifier le texte en cours de discussion, de décider le cas échéant d'accepter l'acte et donc de réviser la Constitution ?

En 1992, lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle destiné à permettre la ratification du traité de Maastricht, le Sénat a voté un amendement permettant de soumettre les propositions d'actes communautaires au Conseil constitutionnel. Une demande de seconde délibération a permis au gouvernement de faire écarter cette disposition. Par la suite, notre excellent collègue M. Jacques Oudin déposa une proposition de loi constitutionnelle ayant le même objet 10 ( * ) , mais celle-ci ne fut jamais examinée.

En 1998, lors de l'examen du projet de loi constitutionnelle modifiant les articles 88-2 et 88-4 de la Constitution pour permettre la ratification du traité d'Amsterdam, MM. de Rohan, Barnier, Gélard et les membres du groupe du Rassemblement pour la République, présentèrent un amendement, afin de permettre au Conseil constitutionnel de se prononcer sur la conformité à la Constitution des projets ou propositions d'actes communautaires. L'amendement fut retiré avant d'être mis aux voix.

A l'Assemblée nationale également, plusieurs initiatives furent prises afin d'instituer un contrôle de constitutionnalité des propositions aux projets d'actes communautaires, mais aucune n'aboutit. Le risque de paralysie des négociations européennes, la difficulté de vérifier la constitutionnalité d'une norme en cours de négociation et donc susceptible d'évoluer furent notamment invoqués pour écarter la possibilité de vérifier la constitutionnalité des projets ou propositions d'actes communautaires.

Il est vrai qu'un contrôle de constitutionnalité des projets ou propositions d'actes communautaires modifierait profondément le rôle du Conseil constitutionnel, qui ne se prononce jamais sur des normes en cours d'élaboration.

- Ne faut-il pas, à défaut, faire en sorte que le Conseil d'Etat vérifie la conformité à la Constitution des projets ou propositions d'actes en cours de discussion plutôt que des actes définitivement adoptés, afin que le Parlement comme le Gouvernement soient informés en temps utile des difficultés constitutionnelles soulevées par un projet ou une proposition d'acte ?

Dans le cadre de l'article 88-4 de la Constitution, qui permet au Parlement d'adopter des résolutions sur les projets ou propositions d'actes des Communautés européennes et de l'Union européenne comportant des dispositions de nature législative, le Gouvernement consulte le Conseil d'Etat sur la question de savoir si les projets et propositions d'actes comportent des dispositions de nature législative. Dans ce cadre, il est arrivé que le Conseil d'Etat aille au-delà de cette mission et formule des observations plus générales sur la proposition qui lui était soumise. Examinant la proposition de directive relative à la protection des données à caractère personnel, le Conseil d'Etat avait estimé que ce texte pourrait soulever des difficultés constitutionnelles. La négociation avait alors permis au Gouvernement de faire modifier la proposition de directive.

Saisi au titre de l'article 88-4 de la Constitution de la proposition de décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen, le Conseil d'Etat n'a formulé aucune observation sur les difficultés constitutionnelles posées par ce texte, faisant ainsi preuve d'une grande réserve. Dans son avis, le Conseil d'Etat a simplement souligné l'importance de la proposition de décision-cadre et son caractère particulièrement délicat au regard des principes traditionnels du droit de l'extradition.

D'après les informations transmises à votre rapporteur, le Gouvernement envisage de modifier la circulaire du 13 décembre 1999 relative à l'application de l'article 88-4 de la Constitution, notamment pour élargir le rôle du Conseil d'Etat afin que, pour certains projets et propositions au moins, il vérifie non seulement la présence de dispositions de nature législative mais également le respect des principes à valeur constitutionnelle. A condition que ces avis soient systématiquement transmis au Parlement, ils pourraient permettre d'évoquer avec transparence les difficultés constitutionnelles soulevées par un projet ou une proposition d'acte des Communautés ou de l'Union. Sur la base des réactions de l'Assemblée nationale ou du Sénat, le Gouvernement pourrait être conduit à tenter de faire modifier la proposition d'acte en discussion. Si le déroulement des négociations devait le conduire à accepter une disposition risquant d'être déclarée inconstitutionnelle, il s'en expliquerait devant le Parlement, qui ne serait ainsi pas placé devant le fait accompli.

* 9 Décision 78-100 DC du 29 décembre 1978 relative à l'adaptation de la législation nationale sur la TVA à la 6 ème directive du Conseil des Communautés européennes, décision n° 94-348 DC du 3 août 1994 relative à la loi sur la protection sociale complémentaire du salarié, décision n° 96-383 DC du 6 novembre 1996 portant sur la loi relative à l'information et à la consultation des salariés dans les entreprises et les groupes d'entreprises...

* 10 Proposition de loi constitutionnelle n°328, 2 juin 1993.

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