F. AUDITION DU PROFESSEUR DIDIER SICARD, PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D'ÉTHIQUE POUR LES SCIENCES DE LA VIE ET DE LA SANTÉ

M. Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur et président, je vous remercie beaucoup d'avoir accepté de venir devant nous. Vous avez déjà eu des entretiens avec le rapporteur qui va résumer en quelques mots l'état de votre réflexion et les sujets qu'il souhaite vous voir aborder.

M. Francis GIRAUD, rapporteur - Monsieur le président du Comité consultatif national d'éthique, vos responsabilités vous ont amené à réfléchir depuis longtemps sur les problèmes importants concernant la loi de bioéthique. Avant de vous poser des questions plus précises sur le texte voté par l'Assemblée nationale en janvier 2002, je vous demande d'indiquer le regard que vous portez sur l'évolution scientifique et des mentalités intervenues depuis les lois de bioéthique de 1994.

Pr. Didier SICARD - Le regard porté depuis 1994 sur le progrès scientifique en matière de procréation et de réparation du corps humain me paraît privilégier, de façon quelquefois un peu excessive, une sorte d'avenir radieux de la recherche, comme si la société n'avait plus de débat de conscience et qu'elle ne se plaçait que sous la bannière du progrès scientifique. Nous sommes fascinés devant le clonage animal, la fécondation d'un ovule par un spermatozoïde, les avancées promises par les cellules souches adultes, d'ailleurs inimaginables pour moi il y a dix ans. Mais autant ces progrès sont fascinants, autant ils doivent nous encourager à une grande prudence dans notre façon d'aborder notre humanité et les principes sur lesquels nous sommes fondés. Ce n'est pas du conservatisme ou du fixisme mais l'accélération doit nous encourager à un regard de plus en plus large alors que, paradoxalement, il se rétrécit sur quelques avancées spectaculaires. Je suis aussi fasciné qu'inquiet.

M. Francis GIRAUD, rapporteur - Nous souhaiterions également, Monsieur le Président, connaître vos réflexions sur la recherche sur l'embryon, la création et l'organisation, prévue dans la loi de l'APEGH, la brevetabilité du corps humain, le transfert post mortem d'embryons et les dons d'organes. Toutefois, notre principale préoccupation, depuis ce matin, concerne les problèmes de recherche sur l'embryon. De nombreux points peuvent être soulevés et l'ont été particulièrement à propos de la recherche sur les cellules embryonnaires. Peut-elle être menée à partir des embryons surnuméraires notamment ? Quels sont les résultats déjà obtenus ? Quels espoirs, entre guillemets, pouvons-nous envisager ? Parallèlement à cette recherche sur les cellules embryonnaires et aux bénéfices que nous pourrions en tirer pour les malades, où en sommes-nous pour ce qui concerne les cellules souches adultes ? Quels bénéfices pouvons-nous en attendre et à quel terme ? Ce problème visant à améliorer la santé des malades pose des problèmes éthiques et nous souhaiterions savoir si vous pensez qu'il est licite d'utiliser ces embryons surnuméraires et les cellules pouvant en être obtenues.

Pr. Didier SICARD - Je vais essayer d'être clair vu la vaste étendue des sujets. Pouvons-nous au XXI e siècle mener une recherche sur l'embryon ? J'aurais tendance à répondre très simplement oui. En effet, nous ne jouons pas à pile ou face la vie et je crains que notre humanité ne reporte sur l'enfant ou sur le foetus, ainsi projeté dans une sorte de recherche post conceptuelle, ce qu'elle n'aurait pas voulu réaliser sur l'embryon.

Mon idée repart de la question, sans doute déjà évoquée à plusieurs reprises, celle de l'ICSI qui est désormais la technique quasiment majoritaire pour la procréation assistée avec près de 20.000 tentatives en France. Le pourcentage de naissances avec cette technique est de l'ordre de 25 à 27 %. Nous pouvons donc dire que l'ICSI est devenue actuellement la méthode numéro un de procréer in vitro .

Comme vous le savez, cette technique a été mise au point quasiment sans expérimentation animale dans les années 60. Nous pouvons, par conséquent, nous interroger sur le fait de conduire des expérimentations sur l'être humain né ou intra-utérin avant de le faire sur l'embryon d'autant plus qu'actuellement, des projets d'introduction, intra ovocytaires non plus de spermatozoïdes mais de cellules jeunes et immatures, des spermatogonies (cellules souches de spermatozoïdes) apparaissent. Cela me paraît de la folie de jouer ainsi avec la vie en affirmant que puisque nous ne pouvons pas travailler sur l'embryon, nous allons tenter de fabriquer un foetus, un être humain constitué qui va naître à l'occasion d'une expérimentation. Comme nous sommes dans une situation scientifique qui, depuis 25 ans, a fait de l'embryon congelé au nom de la procréation in vitro une sorte de non-retour possible, la notion même de recherche sur l'embryon me paraît s'intégrer dans ce que la médecine a toujours fait, c'est-à-dire travailler sur l'être humain tout en respectant un certain nombre de concepts.

Ce n'est pas mépriser ou considérer l'embryon comme une chose que de pouvoir travailler sur lui-même et améliorer ainsi le futur de la conception in vitro . Toutefois, quand nous affirmons cela, nous ne disons pas grand-chose.

En effet, les 80.000 ou 100.000 embryons surnuméraires à notre disposition en France, sorte de matière première disponible, même s'il peut être scandaleux de les qualifier de la sorte, nous posent un problème éthique majeur. En effet, ils ont été constitués dans un but de procréation pour donner un être humain ; l'objectif futur, justement, est que les embryons surnuméraires n'existent plus. Nous ne pouvons donc pas projeter sur ces embryons surnuméraires le futur de l'embryon pour la recherche. Pouvons-nous les utiliser actuellement ? Nous devons être très humbles.

A partir du moment où les parents sont informés de ce projet, un travail psychologique considérable est, ici, à mener et doit, éventuellement, être plus marqué dans la loi. Ce n'est pas parce que les embryons vont être utilisés pour la recherche qu'ils ne sont pas respectés, simplement le projet parental est abandonné. Commencer une recherche sur des embryons surnuméraires, dans des conditions extrêmement rigoureuses, me paraît possible et, actuellement, je ne vois pas d'autre possibilité. En effet, créer des embryons pour la recherche nous bloque dans une sorte d'interdit fondateur ; c'est un peu comme si notre humanité portait un regard méprisable sur ce qui la fonde. Mais l'ambiguïté apparaît si nous proposons que les spermatogonies, dans le cadre d'un projet d'enfant, pour subir une évaluation doivent passer par une tentative de fécondation avec un ovocyte, et donc par la création d'un embryon, voué à la destruction...

Que signifie, en pratique, l'évaluation de la faisabilité de cette technique sans la création, de facto , d'un embryon pour la recherche ? Nous pouvons éventuellement interdire formellement, définitivement, l'utilisation de spermatozoïdes immatures dans un cadre de projet de procréation, mais, dans la situation actuelle, en l'absence d'expérimentation animale valable et toujours difficilement adaptable à l'espèce humaine, nous devrions peut-être admettre cette transgression majeure de créer, dans ce cas, un embryon pour la recherche.

En effet, je ne vois pas comment nous pouvons nous lancer dans une expérimentation humaine sur l'enfant plutôt que sur l'embryon. Pouvoir utiliser les embryons surnuméraires comme donneurs de cellules embryonnaires et pouvoir évaluer leur capacité à produire des lignées cellulaires me paraît, dans l'histoire de la science, une possibilité. En la refermant, nous risquons, paradoxalement, la création, dans d'autres pays, d'embryons pour la recherche et cela pourrait nous contraindre à une transgression encore plus grande.

Nous devons, dans un premier temps, nous approcher progressivement de ce qui est réalisable, avec le consentement d'une société, qui a, probablement, accepté que des recherches, permettant de savoir si les lignées cellulaires sont orientables, puissent être menées sur des embryons nécessairement voués à la destruction. Cela me paraît, actuellement, un projet acceptable.

En revanche, créer spécifiquement un embryon pour la recherche en dehors de tout projet de procréation me paraît, dans l'état actuel de notre société, inacceptable. Or, le projet de loi me semble, dans ce domaine, créer une certaine ambiguïté puisqu'il interdit la création d'embryons pour la recherche et, en même temps, il impose l'évaluation des nouvelles techniques médicales de procréation. Je ne vois pas comment on peut, en même temps, interdire la création d'un embryon pour la recherche et évaluer une nouvelle technique de procréation. Nous pouvons simplement énoncer que l'insuffisance de l'expérimentation animale, qui ne donnera jamais la réponse, suppose que, pour les nouvelles techniques d'assistance médicale à la procréation, la prudence l'emporte sur l'enthousiasme comme si le futur de la médecine dépendait de la recherche sur l'embryon.

Je ne suis pas un spécialiste des cellules souches embryonnaires, vous avez entendu les remarquables spécialistes que sont Axel Kahn et Arnold Munnich. Mon sentiment, assez extérieur, est que même si la recherche à ce propos s'active dans le monde entier, en particulier en Angleterre et que les publications s'accumulent, il est incertain d'en déduire un futur thérapeutique proche. Je suis toujours gêné par cette coalescence entre les discours scientifiques et de la recherche et le futur thérapeutique.

Autant la recherche sur l'embryon, sur l'homme, sur la connaissance fondamentale, permettant de découvrir la manière dont les premiers gènes forment des protéines, orientant l'organisation du foie par exemple, est riche, que ce soit pour le cancer ou l'ensemble de la génétique. Autant affirmer que la recherche sur les cellules souches embryonnaires doit être menée d'urgence car le futur de la sclérose en plaque ou d'une autre maladie neuro-dégénérative va en dépendre me semble, non seulement bien trop précoce mais aussi bien ambigu dans la façon de vouloir récolter immédiatement des fonds pour obtenir les moyens de fonctionnement.

Cependant, je me suis déjà trompé car je n'imaginais pas, il y dix ans, que l'ICSI pourrait donner des enfants et parce que je n'ai pas anticipé le clonage de Dolly. Au fond, la science ne survient jamais dans la prévision mais toujours dans la brutalité et par crises. Notre connaissance actuelle des cellules souches embryonnaires me semble fondamentale sur le plan de la recherche, mais dans le domaine thérapeutique elle me paraît infiniment plus hasardeuse. En outre, avec les risques que nous constatons chez l'animal de oncogénicité, c'est-à-dire de cancer, lié à ces cellules souches un être humain accepterait difficilement de recevoir des cellules souche embryonnaires. Des tentatives d'introduction de cellules embryonnaires issues d'embryons provenant d'avortement ont eu lieu, mais les résultats sont moyens. Les promesses thérapeutiques sur le plan nerveux ne sont pas aussi impressionnantes que ce que l'on peut affirmer.

Quant aux cellules souches adultes, elles ne posent pas tellement de problèmes éthiques car elles sont théoriquement disponibles et leur emploi thérapeutique existe depuis vingt ans. En effet, une greffe de moelle est, par excellence, une greffe de cellules souches adultes hématopoïétiques.

J'interrogeais, il y a une heure et demie, le professeur Duboc, l'un des premiers, en France, à avoir mis dans le myocarde des cellules hématopoïétiques, de la moelle. Il avait alors eu la surprise de constater que, dans un infarctus du myocarde, ces cellules de la moelle, à visée hématologique, se transformaient en cellules cardiaques. Il m'affirmait cependant que cela reste de la recherche et qu'il ne faut pas imaginer de changements considérables pour le futur. Des cellules souches adultes ont également été mises dans les artérites. Les tentatives existent donc, mais ces promesses des cellules souches adultes s'inscrivent dans le long terme. Nous ne pouvons pas en faire la panacée et pas non plus ne pas mener de travail sur les cellules souches embryonnaires au prétexte que les cellules souches adultes vont donner des réponses satisfaisantes. Nous sommes actuellement à une période de balbutiement et même si dans vingt ans cela paraîtra peut-être enfantin, nous ne devons pas formuler de promesses trop tôt.

A propos de l'APEGH, je ne peux qu'être favorable à ce qu'une Agence bien structurée fonctionne. Cependant, elle doit disposer de moyens matériels pour que, vu ses ambitions, elle ne se retrouve pas dans les conditions, quelquefois misérables, de fonctionnement de la précédente commission de la biologie de la reproduction. Si elle est soutenue au niveau matériel, elle ne peut qu'être utile en permettant de concentrer les projets.

En revanche, j'émettrai deux réserves. Premièrement, la notion d'autorisation me gêne, c'est-à-dire faire de cette Agence une commission de censure, ou d'agrément aboutirait à court-circuiter le débat parlementaire. Si, dans ce domaine si difficile, la société, délègue au Parlement le soin de prendre ces décisions importantes, ce dernier doit garder la capacité de dire oui ou non après la réception d'un avis éclairé de cette commission, elle-même extraordinairement soutenue et sérieusement constituée.

Vous allez penser que je prêche pour le CCNE mais mon deuxième point de réserve concerne la mention, dans le projet de loi, selon laquelle cette commission n'est pas obligée mais « peut » saisir le CCNE sur les problèmes éthiques qu'elle rencontre. Sur le plan éthique, la relation entre le comité et cette commission devrait être plus confiante et plus étroite ; « doit plutôt que peut » s'applique à la relation entre CCNE et cette nouvelle commission.

Le troisième point, la non-brevetabilité du corps humain, entraîne des débats d'un volume considérable. A mon avis, nous devons revenir à des choses très simples. Nous sommes dans une situation très grave dans laquelle la science est obsédée, pour des raisons financières, par la brevetabilité du gène. Les jeunes chercheurs d'une trentaine d'année me frappent par leur obsession notamment encouragée par leurs instances scientifiques, c'était peut-être insuffisamment le cas il y a trente ans, de breveter un gène ou des cellules souches.

A mon avis, dans quelques années, l'embryon humain sera brevetable. Nous profiterons d'une lignée cellulaire obtenue à partir d'un embryon humain dans lequel nous aurons inséré un gène l'encourageant à fabriquer des cellules souches embryonnaires d'excellente qualité pour le coeur ou le foie. Quelques cellules souches embryonnaires se développeront beaucoup plus vite avec ce nouveau gène de croissance. Cet embryon humain, comme la souris de Harvard, sera alors breveté. Une sorte d'enchaînement, venu de la notion de brevetabilité du gène existe ici.

Mais à mesure que les années passent, nous nous apercevons que notre société est de plus en plus résistante à cette notion fictive de la brevetabilité d'un gène. En effet, un gène est une fiction en même temps qu'une réalité. Ce n'est qu'une structure continuellement encouragée, découragée et stimulée puisqu'un gène n'a d'efficacité que parce qu'il interagit avec un autre. Certains exemples de gènes totalement autonomes existent mais ils sont probablement très rares. Un gène éteint, par exemple, va pouvoir être « réveillé » par la stimulation d'un autre gène.

Par conséquent, breveter un gène « hors » du corps humain ou « dedans » ne diffère pas tellement. Breveter un gène en tant que tel, fut-il hors du corps humain, me paraît être un péché contre l'esprit. J'ai le sentiment, en Europe, d'une résistance croissante à cette vision très économique et commerciale de la recherche sur le gène. Paradoxalement, cela peut empêcher la recherche dans la mesure où, Axel Kahn a dû vous en donner quelques exemples, si un chercheur veut s'approcher d'un gène pour travailler dessus avec un objectif radicalement différent, il va se trouver obligé de payer des « royalties ». On m'opposera qu'elles ne sont pas considérables et que le chercheur doit bien être indemnisé. Cependant, elles constituent, de fait, un obstacle à un travail de recherche exploratoire.

Le transfert d'embryons post mortem ne me semble pas un sujet si important que cela, peut-être moins que les autres. Les débats, à propos d'affaires médiatisées, me paraissent excessifs. Transférer un embryon post mortem signifie que l'enfant sera né d'un père mort. Nous ne pouvons pas tirer argument du fait qu'un enfant issu d'une famille monoparentale a autant de chances que les autres, et les débats sont un peu vains dans ce domaine. La seule idée pouvant être avancée est qu'à partir du moment où la fécondation in vitro se fonde sur la congélation d'embryons, si le père meurt, la possibilité de transfert post mortem pourrait être alors un encouragement à cette pratique ; l'habitude d'implanter un embryon lorsque le père est décédé pourrait ainsi augmenter. Mais, à mon avis, les cas seront tellement rares et encadrés par la loi que, devant ces situations exceptionnelles, la société avec indulgence, compassion ou générosité pourrait les autoriser sous le contrôle de l'Etat et de cette éventuelle commission sans en produire ni encouragement, ni en faire une interdiction. A mon avis, ce n'est pas le problème fondamental de la procréation in vitro .

Sur le don d'organes, l'élargissement du cercle des donneurs vivants ayant avec le receveur une relation directe et stable pose-t-il un problème ? Nous voyons très bien le risque de déviance. La France, dans ce domaine, est en retard car si la greffe, avec l'Etablissement français des greffes, a réalisé des progrès énormes, nous ne sommes pas encore en tête du don d'organes. Par rapport aux Catalans, par exemple, nous accusons un certain retard. En Europe, nous sommes parmi ceux qui prélèvent le moins à partir de donneurs vivants. L'élargissement doit être mis en place puisqu'un rein prélevé sur un donneur vivant est de meilleure qualité que celui d'un donneur mort. Ici encore, une commission doit pouvoir statuer sur le risque d'une pression psychologique excessive.

En Angleterre, un enfant peut donner son rein à son père ou à sa mère, ce qui me choque profondément car, pour moi, il est éthiquement insupportable de profiter de ses enfants. Les Anglais trouvent cela bien et il serait imaginable que la loi, par l'encouragement fait ainsi aux donneurs vivants, permette ce transfert de l'enfant vers ses parents. Nous pouvons envisager tous ces types de déviances. Mais, en tout cas, l'élargissement des possibilités de don me paraît acceptable en particulier pour le rein. Pour le foie, cela demeurera rare compte tenu du risque létal. Encadrer en fonction du caractère « affectif » me paraît extrêmement difficile, mais il faut quand même rester très vigilant. Toutefois, la loi me semble, dans ce domaine, aller dans le bon sens. Je ne vois pas comment nous pourrions interdire cet élargissement.

M. Jean CHERIOUX - Tous les propos entendus depuis ce matin nous donnent un sentiment d'effroi car, finalement, nous devrons décider de ce que sera la loi, et suivant que nous ouvrons une porte ou la laissons fermée, nous pouvons aboutir à des situations absolument extraordinaires qui pourraient se révéler dangereuses. Vous nous avez expliqué la nécessité de la recherche sur les embryons surnuméraires notamment à cause des dangers de l'ICSI. Lors de l'élaboration de la loi en 1994, nous comptions, justement, sur ce type de pratiques pour essayer d'éviter les embryons surnuméraires. Vous nous affirmez qu'un danger existe à cause de l'absence de possibilités de réaliser des expérimentations. Ne pouvez-vous pas, quand même, recueillir des renseignements sur les enfants nés ainsi et évaluer les éventuels inconvénients par l'étude de certaines cellules ou tissus ? Au cas où cela s'avérait très dangereux, la meilleure solution ne serait-elle pas, pour le moment, de l'interdire et, dans le cadre de la procréation médicalement assistée, de n'admettre que certaines pratiques ?

Pr. Didier SICARD - Comme toujours, toute interdiction comporte des désavantages. Actuellement, nous travaillons sur l'ICSI de façon très importante car nous avons été saisis par la Défenseure des enfants. Nous savons que l'ICSI ou la fécondation in vitro double, approximativement, le risque d'avoir un enfant porteur d'une malformation congénitale, génétique ou d'une stérilité. L'enfant pourrait donc hériter d'une stérilité transmise. Pour le moment, ce n'est qu'un risque puisque les enfants concernés ne sont âgés que de dix ans. Les Australiens semblent cependant avoir déjà démontré, je ne sais pas comment, que quatre fils nés par ICSI d'un père stérile seraient stériles. Le contournement de la stérilité peut probablement la transmettre.

Nous sommes face à une question éthique majeure dans la mesure où nous encourageons, quasiment consciemment, la mise au monde d'enfants porteurs d'une mutation ou d'une malformation. Mais mes propos sur l'ICSI et les embryons surnuméraires se plaçaient dans deux cadres différents.

Dans le cadre d'un consentement de projet de recherche, une étude sur le développement des cellules des embryons surnuméraires, peut, éventuellement, de façon très liminaire, être menée sur ceux voués à la destruction. Ici, à mon avis, un travail considérable de peut-être dix ans est à mener mais il ne nous apportera pas énormément de résultats sur l'ICSI. L'ambiguïté est que toute nouvelle technique de procréation expérimente sur l'enfant et non pas sur l'embryon. Cela me paraît grave dans la mesure où nous allons reporter sur ces 20.000 tentatives le soin de répondre dans quinze ou trente ans. Ces personnes développeront-elles, par exemple, des cancers du rein ou des gliomes ? Notre société oublie qu'elle joue avec la procréation en privilégiant l'immédiat, le fait d'avoir un enfant. Elle oublie les conséquences pouvant en découler justement sur ces enfants.

Depuis dix ans, l'ICSI a permis à des stérilités masculines, c'est-à-dire environ 40 ou 50 % des stérilités, d'avoir des enfants se portant, apparemment, parfaitement bien et, dans 98 %, procurant un grand bonheur à eux-mêmes et à leurs parents d'être nés. Nous ne pouvons donc pas diaboliser l'ICSI, mais dire simplement que notre pays souffre d'une faiblesse structurelle d'évaluation. Nous sommes le dernier pays européen à évaluer, nous lançons toujours des initiatives mais nous ne sommes jamais capables d'apporter au monde et à l'Europe des chiffres précis. L'évaluation du suivi des enfants nés par fécondation in vitro aurait dû être une priorité et elle devrait encore l'être, il est encore temps. Mais cette évaluation fait un peu crier, certains affirmant que cette évaluation supposerait une discrimination. Les enfants nés par fécondation naturelle ne sont pas surveillés, pourquoi le feriez-vous uniquement sur les enfants nés par ICSI ? Nous pouvons tout à fait mettre en place des groupes témoins, ce n'est pas du tout un obstacle. En tout cas, le suivi me semble fondamental et devrait faire partie des fonctions de la nouvelle Agence. En effet, nous ne pouvons pas nous interroger sur le début si nous ne disposons pas de la réponse quelques dizaines d'années après.

M. Jean CHERIOUX - Monsieur le professeur, pourquoi être plus exigeant en matière de suivi et d'étude des conséquences de la naissance de l'enfant lorsqu'il est fécondé in vitro alors que nous ne préoccupons pas de ceux nés par les méthodes naturelles ? Vous voulez absolument tout savoir sur le devenir de ces enfants issus d'une fécondation in vitro alors que vous ne posez pas la question sur les millions d'enfants naissant autrement.

Pr. Didier SICARD - Non, car nous ne pouvons pas transformer les 758.000 naissances en un processus d'évaluation biologique. Nous transformerions alors la condition humaine. Pour quelle raison chaque être humain ne serait-il pas obligatoirement évalué ? Cela pourrait se révéler attentatoire à une sorte de liberté fondamentale. Ce n'est pas pour obtenir des résultats scientifiques que chaque être humain vivant doit être observé ; certains échapperont toujours, et ce seront peut-être ceux qui donneront des informations. En revanche, et la santé publique en est capable, comme dans toute étude, d'établir des groupes témoins, la fécondation in vitro devrait réellement être évaluée, parce qu'elle concerne entre 10.000 et 15.000 enfants par an. Les chiffres nous manquent en France, nous sommes l'un des pays réalisant le plus de fécondations in vitro mais nos résultats ne sont plus, comme dans les années 90, les meilleurs, pour plusieurs types de raisons. L'une des exigences absolues de santé publique, c'est un lieu commun, est de pouvoir apporter une réponse non dans les trois ou six mois mais à deux, cinq ou dix ans, en particulier au moment de l'âge scolaire. Cependant, nous devons l'effectuer avec beaucoup de subtilité pour éviter une stigmatisation de l'enfant. Ce serait tout à fait monstrueux, par exemple, de convoquer pour un entretien, le jeudi à 16 heures avec le médecin psychologue les enfants numéro deux ou quatre nés par fécondation in vitro . Effectivement, cet enfant a peut-être le droit d'ignorer les conditions de sa naissance. Les problèmes psychologiques posés ici sont plus difficiles que l'on peut l'imaginer.

M. Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur, le professeur Degos a commencé son exposé par des pensées très philosophiques sur « l'homme est-il sujet ou objet ? », « quand, où apparaît ou disparaît le sujet ? » . Vous, par contre, avez débuté votre propos en posant la question de savoir si notre société ne privilégiait pas une sorte d'avenir radieux de la recherche comme si elle se plaçait sous la bannière unique de la science. Ne proposiez-vous pas, alors, d'adopter, pardonnez-moi l'expression, une éthique élastique suggérant de nous lancer puisque, de toute façon, d'autres vont le faire ? Basez-vous vos propositions sur des valeurs que vous estimez transcendantes ou premières ?

Pr. Didier SICARD - A mon avis, l'éthique opportuniste ne peut se prévaloir du mot éthique. Les pays ne peuvent pas se rallier au moins disant éthique. Nous ne devons pas être obsédés par une recherche menée aux Etats-Unis qui bafouerait nos valeurs et, sous prétexte d'un avenir radieux justement, nous obligerait à nous aligner. A mon sens, les valeurs sont supérieures aux promesses. La question est « en quoi notre regard sur l'homme, nos références, est-il de nature à maintenir une certaine dignité de lui-même ? » Mon inquiétude est toujours de voir comment le désastre peut être fondé sur une sorte d'interdiction de la recherche car celle-ci favorise le contournement. Nous devons mieux, quelquefois, être conscient que l'homme a toujours été un objet de recherche et qu'il est en même temps sujet et objet. Laurent Degos a raison, quand nous sommes malades, nous sommes objet du soin et nous restons un sujet. Cela crée, d'ailleurs, l'ambiguïté contemporaine à propos de la recherche sur l'embryon. J'ai beaucoup travaillé avec les Allemands, qui ont inscrit dans l'article un ou deux de la Constitution l'interdiction absolue de travailler sur l'embryon. Cette interdiction est formelle ; mais paradoxalement, les Allemands font des contournements, avec la plus grande bonne foi, pour essayer de pouvoir travailler sur l'embryon en maintenant cet article constitutionnel. Cela risque d'aboutir à des perversions avec l'importation de cellules embryonnaires à l'origine incertaine. Les objectifs thérapeutiques ne doivent pas être mis en avant sans interrogation fondamentale d'ordre éthique. Ethiquement, l'objectif de recherche fondamentale sur la connaissance me paraît l'emporter sur la recherche thérapeutique.

M. Nicolas ABOUT, président - Nous avons entendu tout au long de cette journée, que nous devions accorder plus de mérite aux cellules souches adultes. Cependant, mon souvenir était que les résultats ne se révélaient pas encore extrêmement probants. Par exemple, dans l'utilisation de cellules au niveau cardiaque nous arrivions à des différenciations vers une fibre musculaire mais nous ne parvenions pas à coordonner la contraction de ces cellules avec celles du myocarde. Par conséquent, nous doutions encore complètement de l'efficacité de ces cellules que nous réussissions à développer in situ . Dans votre spécialité, vous obtenez des résultats avec les cellules souches, mais des résultats véritablement probants sont-ils constatés dans d'autres secteurs ?

Pr. Didier SICARD - Je ne suis pas spécialiste de la question. Un article est sorti il y a quelques mois sur le traitement des artérites par des cellules souches alors que je ne m'attendais pas à ce que cela soit possible. Je ne voyais pas comment une artère bouchée pouvait en bénéficier. L'introduction de cellules souches hématopoïétiques a permis la création de néovaisseaux aboutissant à une amélioration. Cependant, nous en sommes vraiment à une ère balbutiante et tout peut s'écrouler. L'espace nous séparant d'une réalité thérapeutique est beaucoup plus grand que ce que l'on croit.

M. Gilbert BARBIER - Le législateur est confronté au véritable problème de définir les limites de la recherche hexagonale face à l'universalité de cette dernière. Nous risquons de retrouver, comme par le passé, nos chercheurs obligés de franchir des paliers parce qu'ils n'ont pas suivi les évolutions ailleurs dans le monde. Ne courons-nous pas le risque de nous enfermer dans un carcan trop pesant et précis et laissant notre pays en retard ?

Pr. Didier SICARD - C'est l'éternelle inquiétude. Mais, par exemple, si le Vanuatu, dans des conditions absolument sauvages, en injectant des cellules d'enfants dans des êtres humains, s'aperçoit que cela guérit une maladie, nous ne devrions pas pour autant nous aligner. J'ai pris le Vanuatu parce que c'est, pour moi, un pays presque imaginaire, mais c'est un mauvais exemple car justement c'est un pays qui a une grande tradition culturelle ! Si une équipe scientifique, sans réflexion éthique, obtient des résultats inattendus nous ne sommes pas coupables pour autant de ne pas la suivre. La recherche fondamentale doit précéder la recherche appliquée qui, au fond, dépend de l'excellente qualité de la première. C'est la recherche sur le processus cellulaire qui devrait être financée ; malheureusement, ce n'est pas le cas. Le financement d'une recherche fondamentale relève, éventuellement, du rôle de l'Etat en France plus que de l'investissement de laboratoires privés généralement plus indifférents aux questions éthiques. En même temps, il ne faut pas être trop angoissé. C'est la raison pour laquelle, d'ailleurs, j'avais suggéré, un travail commun entre Français et Allemands. En effet, les Allemands bloqués vont importer leurs cellules embryonnaires d'Israël, d'Australie ou d'Argentine. Nous aurions pu, calmement, mener une recherche fondamentale entre Français et Allemands qui sont, au fond, dans la même culture. Nous aurions pu, éventuellement, commencer à travailler, prochainement sur les embryons surnuméraires, mais l'interdiction absolue de la recherche sur l'embryon nous placerait dans une situation bloquée.

M. Nicolas ABOUT, président - Monsieur le professeur Sicard, vous pouvez nous délivrer un dernier message. Vous souhaitez certainement aborder des domaines qui ne l'ont pas été.

Pr. Didier SICARD - Mon premier point se réfère à l'extension du dépistage préimplantatoire. A partir du moment où les parents consentent une recherche sur leur embryon, nous pouvons très bien imaginer une extension à l'infini du DPI. Nous devons faire attention à un eugénisme rampant pouvant surgir à cette occasion. Nous avons été saisis, par exemple, de la possibilité ou non de la conception d'un embryon indemne d'une maladie génétique et, en même temps, compatible sur le plan immunologique avec son frère ou sa soeur déjà nés pour lui venir en aide. Finalement, avec beaucoup d'embarras, nous avons pensé que c'était possible si l'embryon était indemne d'une maladie génétique. Cependant, nous ouvrons une porte gigantesque. Ici, nous sommes dans un nouveau rapport au temps. La mère ne supporte pas que son enfant meure et se demande si la médecine ne peut pas lui venir en aide. Mais en même temps, quel est le destin de l'enfant à naître ? Nous sommes dans une aporie dans le rapport au temps avec une situation immédiate d'un côté et, de l'autre, un enfant à naître, donc toute une vie. Le rapport entre les deux est quasiment impensable. La limite à l'extension du DPI, doit, à mon avis, s'inscrire de façon plus rigoureuse dans la loi.

Le deuxième thème peut sembler dérisoire mais peut-être pas sur le plan culturel. L'article L. 1211-7-1 dans le livre II du titre VIII, je crois, se rapporte à la « reconnaissance de la Nation ». La France a toujours été un pays qui a beaucoup aimé donner un brevet à ceux qui témoignent, de leur générosité aux donneurs de sang, par exemple. Les médailles pour ces derniers ne m'ont pas toujours paru très éthiques, parce qu'elles encouragent celui qui veut obtenir une médaille de vermeil, et cela peut être ambigu. La notion de reconnaissance de la Nation à celui qui donnerait son corps ne me paraît pas forcément à encourager. En effet, il s'agit ici du domaine du privé et de l'intime et de donner un gage de reconnaissance de la Nation ne me paraît pas nécessaire. Enfin, ce point de vue est marginal. Aucun autre pays ne me semble avoir inscrit une telle disposition et cette spécificité française peut, paradoxalement, sembler ambiguë.

Mon point suivant aborde l'autopsie qui a disparu en France, comme dans un très grand nombre d'Etats, sauf dans les pays scandinaves. Les Etats-Unis sont dans la même situation que la France. Le projet de loi actuel reprenant la loi de 1994, ne change quasiment rien. Nous avions souligné que les données de santé publique, fondées sur une imagerie, ne donnent pas d'information réelle sur les causes de la mort. Nous avons moins de données épidémiologiques sur les causes de la mort en 2002 qu'en 1982. Systématiquement demander le consentement de la famille a abouti, de fait, à une impossibilité de l'autopsie. En effet, nous ne supportons pas que des gens que nous aimons soient autopsiés alors que nous-mêmes sommes probablement indifférents à cette situation. Nous nous trouvons dans une situation antagoniste entre le consentement personnel et celui de la famille. Par conséquent, le progrès sur les maladies dégénératives, cérébrales est totalement interrompu depuis une dizaine d'années à cause de cette interdiction. Sur le plan médical, c'est une relative tragédie puisque nous avons d'un côté de très grands projets sur les cellules souches embryonnaires et adultes et de l'autre une interdiction absolue de l'autopsie de fait. Au lieu de travailler sur l'embryon, nous devrions pouvoir continuer à mener des études sur l'homme mort. Une autopsie médicale ne signifie pas un non-respect de la personne décédée. Dans ce domaine, la loi n'a pas pris en compte nos propositions sur le retour à l'autopsie. Cependant, certains considéraient que la loi protégeait l'être humain de l'autopsie comme si elle était une agression, ce que je ne crois pas.

Enfin, je veux aborder le sujet de notre structure, le Comité consultatif national d'éthique. Elle est, non pas fragile, mais comme elle dépend, pour son intendance, de l'INSERM, une certaine ambiguïté est créée par ce manque d'autonomie. En effet, l'INSERM dispose de son propre comité d'éthique et même s'il n'intervient en aucune façon dans les débats, nous voudrions une indépendance plus grande. Une structure non dépendante de l'INSERM apporterait plus de clarté et de maturité. D'ailleurs, les comités nationaux d'éthique se créant dans le monde ont une autonomie supérieure à la nôtre et la loi pourrait en tenir compte.

M. Nicolas ABOUT, président - Parlez-vous d'une autonomie financière, d'une absence de tutelle, etc. ?

Pr. Didier SICARD - J'avais demandé au Président de la République son accord pour lui être rattaché comme le comité national allemand l'est à la Chancellerie. Il m'avait fait part de son embarras et précisé que beaucoup d'organismes formulaient cette demande. Je suis réintervenu à plusieurs reprises pour demander le rattachement, comme celui, par exemple de la commission contre le dopage qui est soumise au seul contrôle de la Cour des Comptes. Par exemple, je ne peux pas inviter des Américains ou des Allemands à un colloque, je suis bridé par des questions de choix de mise à disposition de ressources sur lesquelles mon autonomie est dérisoire. Nous vivons dans des conditions de grande rigueur et plus d'indépendance nous serait favorable.

M. Nicolas ABOUT, président - Je vous remercie beaucoup de la réflexion que vous nous avez apportée.

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