III. LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS : NE PAS ADOPTER UNE RÉFORME DU COLLÈGE ÉLECTORAL SÉNATORIAL DANS LA PRÉCIPITATION

Votre rapporteur souhaite tout d'abord remercier l'ensemble des sénateurs qui ont pu participer à ses travaux préparatoires et alimenter sa réflexion sur l'institution sénatoriale, menée avec un souci constant du dialogue et de pragmatisme.

1. En préalable, chasser quelques idées fausses

Avant d'indiquer la position de votre commission des Lois sur la proposition de loi, votre rapporteur tient à rectifier certaines inexactitudes régulièrement mentionnées sur le statut du Sénat.

En premier lieu, cela a été rappelé (voir le 1° du A du I), la légitimité démocratique du Sénat, considérée comme « insuffisante » par le rapporteur de l'Assemblée nationale, doit être examinée à l'aune du bicamérisme, qui trouve sa raison d'être en ce qu'il est différencié. En effet, les assemblées parlementaires ne sont pas des « clones ».

Si l'Assemblée nationale et le Sénat représentent tous deux la souveraineté nationale, la première, par son mode d'élection, fait écho aux préoccupations de l'opinion et est tributaire du lien existant entre la majorité parlementaire et le gouvernement nommé par le Président de la République, élu pour la même durée de mandat. Le Président de la République peut la dissoudre. Elle peut renverser le gouvernement.

Son mode d'élection, le scrutin majoritaire à deux tours, qui facilite l'émergence de cette majorité parlementaire, n'est d'ailleurs pas sans créer d'importantes distorsions entre les suffrages exprimés par les électeurs lors des élections législatives et la composition de l'assemblée élue, plus encore en cette heure où les circonscriptions pour l'élection des députés doivent être redéfinies, car elles sont encore basées sur le recensement général de la population de 1982.

Le Sénat quant à lui, est à la fois le gardien de la modération et de la continuité de nos institutions et le représentant de la Nation à travers les collectivités territoriales, pour reprendre une expression de M. Michel Verpeaux, entendu par votre rapporteur.

Son mode d'élection, alliant élection au suffrage indirect par les élus locaux et pour la même durée que ces derniers, et renouvellements partiels lissant les » secousses » électorales, contribue à le constituer en chambre bénéficiant d'un temps de réflexion par rapport aux soubresauts de l'actualité.

Alliant scrutin majoritaire et représentation proportionnelle, il a aussi permis une représentation large du pluralisme politique et le développement d'une culture de compromis au sein de la Haute Assemblée.

La légitimité du Sénat et celle de l'Assemblée nationale sont donc complémentaires.

En deuxième lieu, contre l'affirmation hâtive selon laquelle le Sénat conserverait toujours la même majorité politique sous la Cinquième République, votre rapporteur rappellera simplement que le président Gaston Monnerville et le Sénat qu'il présida de 1959 à 1968 furent sans conteste les premiers opposants à la politique menée par les gouvernements du général de Gaulle et que le président Alain Poher (président du Sénat de 1969 à 1992) fut le candidat de « l'opposition » contre Georges Pompidou lors de l'élection présidentielle de 1969.

En troisième lieu, votre rapporteur déplore que le rapporteur de l'Assemblée nationale ait affirmé sans nuance que le Sénat « déséquilibre l'institution parlementaire » en « s'opposant, de façon quasi-systématique aux projets législatifs des gouvernements progressistes et en soutenant à l'inverse ceux des gouvernements conservateurs. »

Au cours de cette session, les prises de position du Sénat, par exemple lors des débats sur le projet de loi relatif à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile pour encadrer les tests ADN destinés à prouver une filiation déclarée à l'occasion d'une demande de regroupement familial 26 ( * ) , ou sur le projet de loi relatif à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental afin de concilier la procédure de rétention de sûreté avec le principe de non rétroactivité de la loi pénale plus sévère 27 ( * ) , soulignent au contraire l'indépendance et le souci permanent d'améliorer la législation qui animent les travaux de la Haute Assemblée.

De plus, dans une période récente où il fut dans l'opposition, il a également participé très positivement à l'évolution de la procédure pénale, prenant par exemple l'initiative de la création de l'appel des décisions des cours d'assises en complément d'un projet de loi présenté par Mme Elisabeth Guigou alors garde des sceaux 28 ( * ) .

2. Ne pas revenir sur l'équilibre des modes de scrutin du Sénat trouvé en 2003

Concernant la modification des modes de scrutin du Sénat suggérée par les articles 10 et 11 de la proposition de loi, votre rapporteur rappelle que dans le dispositif fixé par la loi du 30 juillet 2003, la majorité des sièges est pourvue à la représentation proportionnelle (en 2011, environ 52 %), particulièrement adaptée aux départements les plus peuplés, et qu'une représentation satisfaisante des départements moyens ou moins peuplés est assurée par le scrutin majoritaire.

Votre rapporteur a pris bonne note des remarques de notre collègue Bernard Frimat lors de son audition tendant à souligner les apports du mode de scrutin proportionnel en faveur de la féminisation et du rajeunissement de notre Haute Assemblée mais il note que les règles actuelles, en prévoyant l'élection de plus de la moitié des sénateurs à la représentation proportionnelle ne remettent pas en cause ces constats et qu'elles permettent en outre de représenter au mieux les collectivités territoriales dans leur diversité. Le droit en vigueur a établi un équilibre politique et géographique satisfaisant.

Il ne paraît donc pas pertinent de remettre en cause cet équilibre récent, ce qui aurait de surcroît pour effet de laisser à penser que le législateur ne sait pas ce qu'il veut.

3. Constater l'impossibilité d'une refonte immédiate du collège électoral sénatorial et prolonger la réflexion

Votre rapporteur considère que la proposition de loi soumise à l'examen de la commission constitue une bonne opportunité de considérer attentivement le collège électoral sénatorial actuel.

Force est de constater que le texte soumis à votre examen met l'accent sur de réelles fragilités de la représentativité du collège électoral sénatorial actuel telles que la faible part des conseils généraux et des conseils régionaux en son sein ou le nombre limité d'électeurs dans le collège électoral des sénateurs représentant les Français établis hors de France.

Certaines de ces dispositions peuvent en outre constituer des pistes de travail pour une adaptation éventuelle du collège électoral sénatorial.

Mais l'ouverture d'une telle réflexion ne peut être menée dans le délai imparti à la commission pour examiner ce texte. De plus, elle suppose au préalable une révision de la Constitution.

En effet, votre commission constate que certaines dispositions de la proposition de loi sont en l'état du droit, inconstitutionnelles.

Le dispositif proposé par le présent texte pour augmenter le nombre des délégués supplémentaires des conseils municipaux et conforter la représentation des zones urbaines en appliquant une clé de répartition attribuant un délégué pour 300 habitants, est similaire à la réforme jugée non conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 6 juillet 2000. S'il était saisi du présent texte, le juge constitutionnel ne pourrait donc que confirmer cette décision.

Ce constat d'inconstitutionnalité semble également valable en l'état du droit, pour la création de délégués supplémentaires des conseils généraux et des conseils régionaux puisque, comme le rappelait Mme Michèle Alliot-Marie, ministre de l'intérieur, lors de la lecture de la proposition de loi de MM. Jean-Marc Ayrault et ses collègues à l'Assemblée nationale 29 ( * ) , les conseillers généraux et régionaux élus au suffrage universel ne représenteraient respectivement que 8 % et 4 % de ces délégués dans un tel dispositif. La part de ces élus dans le collège électoral sénatorial serait plus faible qu'aujourd'hui.

Ce dispositif de délégués supplémentaires pose en outre une question : une même population peut-elle être prise en compte trois fois de suite pour le calcul du nombre de délégués des trois catégories de collectivités territoriales?

Toutefois, certaines dispositions du texte seraient difficiles à mettre en oeuvre sans modification.

Ainsi, si le collège électoral sénatorial actuel des sénateurs représentant les Français établis hors de France peut être considéré comme trop restreint, le dispositif prévu par la proposition de loi pour l'élargir ne paraît pas satisfaisant, le grand nombre de délégués induit par les dispositions de la proposition de loi (4.735) étant susceptible de poser des difficultés matérielles réelles : il faut rappeler que le collège électoral de ces sénateurs doit se réunir au ministère « des relations extérieures » pour voter 30 ( * ), ce qui impliquerait une forte hausse du coût d'organisation de l'élection liée au remboursement des frais de transport des délégués qui arriveraient du monde entier.

Or, le développement du vote par correspondance, sous format papier ou par voie électronique, ne paraît pas être une alternative satisfaisante. Si ce vote est autorisé pour l'élection de l'Assemblée des Français de l'étranger en raison de ses spécificités, il ne semble pas souhaitable pour les scrutins politiques nationaux ou locaux. En effet, les faiblesses de la fiabilité de cette technique de vote qui ont conduit à son interdiction en 1975 pour ces scrutins -en particulier les risques de fraude- demeurent valables.

D'autres solutions, telle qu'une augmentation plus mesurée de ce collège électoral devraient donc être envisagées.

De plus, toute réflexion ultérieure sur le collège électoral sénatorial devra intégrer la résolution de certains déséquilibres électoraux actuels et prendre en considération des évolutions institutionnelles en cours .

Trois déséquilibres électoraux doivent être plus particulièrement mentionnés :

- les limites actuelles des cantons , où sont élus les conseillers généraux, ne respectent plus le principe de l'égalité du suffrage . A titre d'exemple, dans le département du Nord, la population des cantons varie entre 9.000 et 60.000 habitants. Selon un représentant du ministère de l'intérieur entendu par votre rapporteur, ces écarts de population, qui vont de 1 à 45 sur la France entière, vont être prochainement atténués par une redéfinition des cantons qui doit intervenir après le redécoupage en cours des circonscriptions législatives ;

- dans les communes ayant fait l'objet d'une fusion-association ; la population des communes associées, dans le silence de la législation, a pu être prise en compte une première fois pour l'attribution des délégués relevant de ces communes associées, et une seconde fois pour l'attribution des délégués revenant à la commune « absorbante ». Cette pratique, qui a pour conséquence l'attribution d'un plus grand nombre de délégués à cette dernière commune, a fait l'objet d'une circulaire du ministère de l'intérieur en date du 17 janvier 2008 mais le législateur devrait actualiser les règles relatives au sectionnement de communes ;

- dans les communes de 3.500 habitants et plus , les délégués des conseils municipaux confortent, lors de l'élection sénatoriale, la disproportion constatée, lors du scrutin municipal, entre les suffrages exprimés par les électeurs et la répartition des sièges. A Paris, Lyon et Marseille , le scrutin municipal et le découpage en arrondissements 31 ( * ) peuvent même amener l'élection de candidats ayant obtenu globalement moins de voix que leurs adversaires 32 ( * ) .

Au titre des évolutions institutionnelles en cours , la montée en puissance des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), dans lesquels vivent aujourd'hui la grande majorité de nos concitoyens (86,7 %), devrait être prise en considération. Ce constat avait déjà été effectué en 2002 par le groupe de réflexion sur l'institution sénatoriale.

Certes, ces dernières ne sont pas des collectivités territoriales à l'heure actuelle mais elles assument dans les faits nombre de leurs compétences, et la question de l'élection des délégués communautaires au suffrage universel direct se pose aujourd'hui avec force. Si une telle modification intervenait, elle devrait logiquement entraîner celle de leur statut et leur prise en considération dans le collège électoral sénatorial.

De même, les interrogations récentes sur la pertinence des échelons départementaux et régionaux ainsi que la possibilité d'accroître leurs liens voire de les fusionner, devraient être considérées attentivement pour l'avenir de la composition du collège électoral sénatorial 33 ( * ) .

En outre, votre rapporteur souhaite mentionner quelques pistes d'évolution du collège électoral sénatorial, suggérées lors des auditions, et qui pourraient être examinées plus précisément dans ce cadre :

- afin de conforter la part des conseils généraux et régionaux dans le collège électoral sénatorial sans que les conseillers généraux et régionaux soient « noyés » au milieu d'un grand nombre de délégués supplémentaires non élus, les élus locaux qui ne sont pas membres du collège électoral sénatorial aujourd'hui (certains conseillers municipaux des communes de moins de 9.000 habitants) ou les suivants de liste non élus lors des élections municipales dans les communes de 3.500 habitants et plus, pourraient être désignés délégués supplémentaires pour les représenter;

- il a été suggéré que le Sénat pourrait aussi être désigné par plusieurs collèges électoraux correspondant chacun à une catégorie de collectivités territoriales. Ce faisant, x sénateurs seraient élus au titre des communes, x autres au titre des départements... Néanmoins, les parlementaires ainsi élus pourraient, en pratique, avoir plus de difficultés à assumer leur rôle de représentant de la souveraineté nationale, devenant des « mandataires » de telle ou telle collectivité ;

- l'élection des délégués des conseils municipaux le même jour que les élections municipales, suggérée par notre collègue Christian Cointat, pourrait conforter le lien entre les délégués et les élus municipaux et simplifier leur mode de désignation ; elle rendrait néanmoins plus complexe le déroulement des élections municipales.

En conséquence, conformément à l'article 44, alinéa 3, du Règlement du Sénat, votre commission vous proposera d'adopter sur le présent texte une motion tendant à lui opposer la question préalable.

* 26 Loi n° 2007-631 du 20 novembre 2007. Voir le rapport n° 470 rectifié (2006-2007) de notre collègue François-Noël Buffet et le rapport n° 30 (2007-2008) de François-Noël Buffet et Thierry Mariani, député, au nom de la commission mixte paritaire.

* 27 Loi n° 2008-174 du 25 février 2008. Voir le rapport n° 174 (2007-2008) de votre rapporteur et le rapport n° 192 (2007-2008) présenté par votre rapporteur et M. Georges Fenech, député, au nom de la commission mixte paritaire.

* 28 Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la présomption d'innocence et les droits des victimes. Voir le rapport n° 419 (1998-1999) de notre ancien collègue Charles Jolibois au nom de votre commission.

* 29 Séance publique du 20 mai 2008.

* 30 Article 21 de l'ordonnance n° 59-260 du 4 février 1959 complétant l'ordonnance n° 58-1098 du 15 novembre 1958 relative à l'élection des sénateurs.

* 31 Ce dispositif prévoit l'élection simultanée des conseillers d'arrondissement et des membres du Conseil de Paris ou du conseil municipal, élus par secteurs, au scrutin de liste à deux tours. La liste victorieuse obtient une prime majoritaire égale à la moitié du nombre de sièges à pourvoir, les autres sièges étant répartis entre toutes les listes à la représentation proportionnelle.

* 32 Hypothèse confirmée lors des élections municipales à Marseille en 1983 où M. Gaston Defferre avait été élu contre notre collègue Jean-Claude Gaudin qui avait obtenu 2.500 voix de plus et lors des élections municipales à Paris en 2001 où notre ancien collègue Bertrand Delanoë fut élu contre M. Philippe Séguin, qui bénéficiait d'environ 4.000 voix supplémentaires.

* 33 La proposition n° 19, fort controversée, du rapport de la commission pour la libération de la croissance française, remis au Président de la République le 24 janvier dernier, préconise ainsi de renforcer les régions et les intercommunalités en faisant disparaître en dix ans l'échelon départemental. Voir aussi la proposition de loi n°655 (XIIIème législature) de nos collègues députés Jean-François Mancel et Jérome Bignon qui confierait à des conseillers territoriaux le soin d'assumer les mandats de conseiller général et de conseiller régional.

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