B. DES AMBIGUÏTÉS FONDAMENTALES QUI DEMEURENT

1. L'asile à la frontière : une procédure écartelée entre des exigences contraires

Dans leur Traité du droit d'asile 15 ( * ) , M. Denis Alland et Mme Catherine Teitgen-Colly résument ainsi les contradictions que la procédure d'asile à la frontière doit surmonter : « Le droit d'asile des demandeurs est une question centrale car si le système de la Convention de Genève n'a pas l'asile pour objet direct, l'asile reste un préalable au statut de réfugié. Pour être à même d'exercer son droit premier qui est de demander l'asile, le demandeur doit pouvoir entrer sur le territoire de l'Etat d'accueil et y séjourner le temps nécessaire au traitement de sa demande. Aussi, [...] la Convention de Genève pose deux principes d'immunité pénale et de non-refoulement qui ont une incidence territoriale et donc une incidence sur l'asile.

« La portée de ces principes donne cependant lieu à interprétation variable selon les Etats, ce qui explique que les conditions d'entrée ou de séjour des demandeurs d'asile ne soient pas les mêmes partout. Mais à travers elles, on mesure la permanence de la tension entre les exigences de la souveraineté nationale qui conduit les Etats à garder le contrôle de l'entrée et du séjour sur leur territoire et l'exercice du droit d'asile. »

Comment concilier les principes de non refoulement et d'immunité pénale avec la politique de lutte contre l'immigration clandestine et le respect de la souveraineté des Etats ?

Pour résoudre cette équation, la solution française, imitée par d'autres pays, a consisté à créer un sas -la zone d'attente- non assimilé au territoire français au regard de la législation sur le séjour. Ce régime juridique très original, que certains qualifient de fiction juridique, est considéré tant par le comité exécutif du Haut commissariat aux réfugiés que par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme comme compatible avec le principe de non refoulement.

Le temps pendant lequel les demandeurs d'asile sont maintenus en zone d'attente doit permettre d'éloigner 16 ( * ) ceux dont la demande est « manifestement infondée » et d'admettre les autres sur le territoire français, sans préjuger de la reconnaissance ultérieure du statut de réfugié.

Toutefois, en pratique, toutes les difficultés et les critiques de cette procédure se cristallisent sur la notion de « demande manifestement infondée ».

Des divergences d'appréciation existent quant à l'examen de la demande d'asile par le ministre de l'immigration, celui-ci ne devant pas procéder à un examen aussi approfondi que le ferait l'OFPRA, seul organisme compétent pour attribuer ou non le bénéfice de l'asile.

L'autorité administrative s'appuie sur les critères dégagés par les résolutions adoptées à Londres les 30 novembre et 1 er décembre 1992 par les ministres chargés de l'immigration des Etats membres de la Communauté européenne. Bien que sans portée normative 17 ( * ) , cette résolution retient les critères suivants pour rejeter une demande : les motifs invoqués se situent en dehors de la problématique de l'asile (motifs économiques, raisons de pure convenance personnelle ...) ; la demande repose sur une fraude délibérée (l'intéressé se prévaut d'une nationalité qui n'est manifestement pas la sienne, fait de fausses déclarations ...) ; les déclarations sont dénuées de toute substance, ne sont pas personnalisées ou circonstanciées ; l'intéressé se réfère à une situation générale troublée ou d'insécurité, sans rapporter d'éléments personnalisés ; les déclarations sont entachées d'incohérences rédhibitoires.

Selon l'ANAFé 18 ( * ) entendue par votre rapporteur, l'examen serait trop approfondi, l'administration se livrant à un examen circonstancié qui ne devrait être réalisé normalement qu'au stade de l'examen de la qualité de réfugié par les instances spécialement compétentes -l'OFPRA en France.

Comme l'a rappelé à votre rapporteur le syndicat de la juridiction administrative, le Conseil constitutionnel a esquissé dans sa décision précitée du 25 février 1992 les contours de la notion de « demande manifestement infondée ». Les transporteurs aériens sont punis d'une amende s'ils débarquent un étranger démuni des documents de voyage requis. Toutefois, cette amende n'est pas infligée lorsque l'étranger a demandé à entrer sur le territoire français au titre de l'asile et que cette demande n'était pas manifestement infondée. Le Conseil constitutionnel a précisé que « cette cause d'exonération implique que le transporteur se borne à appréhender la situation de l'intéressé sans avoir à procéder à aucune recherche ».

Cette interprétation très stricte a pour finalité de prévenir le risque qu'une entreprise de transport refuse d'acheminer les demandeurs d'asile au motif que les intéressés seraient démunis de visa d'entrée en France.

Le juge administratif -en pratique le tribunal administratif de Paris, le Conseil d'Etat ayant très rarement été saisi de recours- exerce un contrôle entier de la qualification juridique des faits. Depuis la loi du 20 novembre 2007 et la création d'un recours suspensif, environ 5 % des décisions de refus d'entrée au titre de l'asile faisant l'objet d'un recours ont été annulés.

Cet équilibre délicat conduit au paradoxe suivant :

- le respect de la souveraineté étatique inciterait à procéder à un examen aussi proche que possible de celui effectué par les instances nationales compétentes pour accorder le statut de réfugié ;

- la protection du droit d'asile conduirait à l'inverse à réduire la décision de refus d'admission au titre de l'asile à une simple vérification que la demande a bien pour objet l'asile.

Poussées à leur point extrême, ces deux logiques conduiraient :

- dans le premier cas, l'autorité de police à se substituer de facto aux instances normalement compétentes pour accorder le bénéfice du statut de réfugié. N'entreraient sur le territoire français que les personnes remplissant les conditions pour en bénéficier ;

- dans le second cas, à permettre à tout étranger invoquant simplement des persécutions ou des risques de torture d'entrer sur le territoire français. Il en résulterait un risque de détournement massif de la procédure d'asile à la frontière dans le seul but d'entrer et de séjourner illégalement en France 19 ( * ) .

* 15 « Traité du droit d'asile », édition PUF droit, 2002.

* 16 Rappelons toutefois qu'un étranger dont la demande d'asile est manifestement infondée peut être admis sur le territoire français pour un autre motif (impossibilité de l'éloigner dans les délais maximaux du maintien en zone d'attente, vice de procédure...).

* 17 Le Conseil d'Etat en a jugé ainsi dans sa décision Ministre de l'intérieur c/ Rogers du 18 décembre 1996.

* 18 Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers.

* 19 Selon M. Patrick Stefanini, secrétaire général du ministère de l'immigration, une proportion assez importante mais non chiffrée des étrangers autorisés à entrer en France au titre de l'asile ne déposerait pas de demande de reconnaissance du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire auprès de l'OFPRA.

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