B. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS : PARFAIRE LES ÉQUILIBRES DU PROJET DE LOI ORGANIQUE

La mise en oeuvre de la question de constitutionnalité doit prendre en compte une double exigence : d'un côté, il importe de ne pas décevoir les attentes du justiciable à l'égard du nouveau droit offert par l'article 61-1 de la Constitution. De l'autre côté, les juridictions ne doivent pas être confrontées à l'inflation contentieuse qui pèserait sur leur fonctionnement et allongerait les procédures. Il y va de l'efficacité même du contrôle a posteriori .

Le législateur organique doit ainsi s'efforcer de concilier ces objectifs. Trois questions méritent à cet égard une attention particulière :

- le choix fait de réserver l'initiative de soulever la question de constitutionnalité aux parties à l'instance ;

-  l'articulation entre le contrôle de conventionnalité et l'examen de la question de constitutionnalité ;

- les conditions de transmission de la question de constitutionnalité par les juridictions du fond aux cours suprêmes et du renvoi de la question par celles-ci au Conseil constitutionnel.

Votre commission estime que le texte du projet de loi organique, complété par les députés, répond pour l'essentiel aux équilibres nécessaires. Elle considère néanmoins que des améliorations pourraient être apportées sur le dernier point.

1. Des points d'équilibre satisfaisants

Le relevé d'office de la question de constitutionnalité

Le projet de loi organique prévoit que la question de constitutionnalité ne peut être relevée d'office par le juge (articles 23-1 et 23-5).

Le droit ouvert par l'article 61-1 de la Constitution serait ainsi réservé aux seules parties à l'instance. Plusieurs des personnalités entendues par votre commission se sont étonnées de ce choix. Ainsi, M. Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation s'est étonné qu'un juge puisse appliquer une loi qu'il sait inconstitutionnelle alors qu'il peut relever à tout moment l'inconventionnalité d'une loi qu'il sait contraire à la Convention européenne des droits de l'homme. De même, le professeur Guillaume Drago a critiqué cette capitis diminutio des pouvoirs du juge.

Deux observations permettent de nuancer ces critiques :

- en premier lieu, le ministère public qui est partie au procès -même lorsqu'il n'est que partie jointe comme tel est plus souvent le cas au procès civil- va pouvoir soulever la question de constitutionnalité.

- surtout, lorsque le Conseil constitutionnel a été saisi de la question, l'extinction, pour quelque cause que ce soit de l'instance à l'occasion de laquelle la question a été posée, serait sans conséquence sur l'examen de la question (article 23-8-1 nouveau).En revanche, l'extinction de l'instance avant que le renvoi au Conseil constitutionnel ne soit intervenu mettrait un terme à l'examen de la question 25 ( * ) .

Si la formulation de l'article 61-1 (« lorsqu'il est soutenu ... ») n'exclut pas par elle-même la possibilité de soulever la question de constitutionnalité d'office, une telle faculté du juge semble contredire la ratio legis du dispositif. En effet, comme indiqué plus haut, la question prioritaire de constitutionnalité est censée conférer un nouveau droit subjectif aux citoyens, devenir un instrument de protection de leurs libertés dont ils pourraient user, à condition de ne pas en abuser. Pour cette raison, le justiciable devrait rester libre d'exercer ou non le nouveau droit que la Constitution lui a conféré. Comme l'ont indiqué les représentants de la profession d'avocats lors de leur audition par votre rapporteur, les requérants peuvent, avec l'aide de leurs conseils, souhaiter privilégier, dans le cadre d'une stratégie judiciaire, un moyen plutôt qu'un autre.

La priorité donnée à la question de constitutionnalité sur le contrôle de conventionnalité

La priorité donnée à l'examen du moyen d'inconstitutionnalité sur le moyen d'inconventionnalité a suscité de fortes réserves de la part du Premier président de la Cour de cassation, qui considère qu'elle pourrait porter préjudice au justiciable dans certaines circonstances. En effet, selon M. Vincent Lamanda, le contrôle de conventionnalité s'avère, dans bien des cas, plus efficace et mieux adapté pour une protection effective des droits fondamentaux que le contrôle de constitutionnalité.

Votre commission estime néanmoins que les orientations du dispositif voté par l'Assemblée nationale se justifient à plusieurs titres.

Elles s'inscrivent d'abord dans le cadre de la volonté explicitement assumée par le Constituant et le législateur de placer les libertés et droits fondamentaux sous la protection de la Constitution, premier fondement du lien social et civique 26 ( * ) . Comme l'avait relevé M. Jean-Marc Sauvé, lors de son audition par le Comité présidé par M. Edouard Balladur, il est difficile d'« accepter que la supériorité des traités sur les lois soit mieux protégée que la primauté de la Constitution elle-même dans l'ordre juridique ». La « place de la Constitution au sommet de l'ordre juridique interne » a été récemment réaffirmée par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur le traité de Lisbonne 27 ( * ) .

Or, si les juridictions sont saisies simultanément de moyens contestant la conformité de la loi à la Constitution et aux engagements internationaux, elles seront sans doute conduites à privilégier l'examen de la conventionnalité ne serait-ce que parce qu'elles sont familières de ce mode de contrôle et qu'elles peuvent l'exercer directement. La question de constitutionnalité serait alors circonscrite aux seules spécificités de la Constitution française (par exemple, le principe de laïcité) et la portée de la réforme se trouverait singulièrement réduite.

En outre, la voie de contrôle de constitutionnalité a posteriori confère au requérant la possibilité d'obtenir l'abrogation de la disposition législative contestée, ce qui est incontestablement la sanction qui offre le plus de sécurité juridique. Compte tenu de l'effet erga omnes de la décision du Conseil constitutionnel , il est utile dans l'intérêt du droit, que notre ordre juridique puisse être purgé des textes inconstitutionnels.

Enfin, la distinction claire de la question de constitutionnalité et de l'exception d'inconventionnalité permettra de répartir harmonieusement les compétences respectives des différentes juridictions. Aux juridictions de l'ordre judiciaire et aux juridictions administratives continuera d'incomber l'examen de la conformité des lois aux droits international et européen, tandis que le Conseil constitutionnel sera conforté dans le monopole du contrôle de constitutionnalité.

Toutefois, la portée de la priorité posée par le projet de loi organique doit être tempérée à la lumière de deux observations :

- la partie à l'instance pourrait, si elle le souhaite, se borner à soulever le moyen tenant à la contrariété de la disposition législative avec un traité international ;

- le juge pourrait estimer que les critères de recevabilité de la question de constitutionnalité ne sont pas satisfaits (par exemple, parce que la disposition contestée a déjà fait l'objet d'une déclaration de conformité à la Constitution à l'occasion du contrôle a priori ) et n'examiner que le grief d'inconventionnalité.

Par ailleurs, la primauté donnée à l'examen de la recevabilité de la question de constitutionnalité n'exclut nullement que le juge procède, dans un deuxième temps, à un examen de conventionnalité. Si le Conseil constitutionnel accueille le moyen soulevé par le requérant, cet examen deviendrait sans objet. Si, au contraire, il le rejette et juge la disposition contestée conforme à la Constitution, le contrôle de conventionnalité pourrait s'exercer.

En effet, comme l'a rappelé devant votre commission le Premier président de la Cour de cassation, ces deux contrôles obéissent à des logiques différentes : ainsi, le même texte peut, suivant les circonstances, voir son application écartée ou approuvée par le juge judiciaire, comme l'indiquent par exemple les arrêts d'assemblée plénière de la Cour de cassation sur la législation relative au désendettement des rapatriés.

Enfin, la priorité conférée à la question de constitutionnalité est un mécanisme indispensable à l'articulation de ce nouveau type de contrôle avec la saisine de la Cour européenne des droits de l'Homme. Cette saisine est subordonnée à l'épuisement des voies de recours interne. Dans le cas où le Conseil constitutionnel, le juge de constitutionnalité de dernier ressort, rejette le moyen d' inconstitutionnalité, la Cour européenne des droits de l'Homme pourrait être saisie, sans que le justiciable risque d'encourir le reproche de non-épuisement des voies de recours internes.

Ainsi, les deux formes de contrôle réunies doivent conjuguer leurs effets au bénéfice d'une protection plus complète des citoyens.

Votre commission estime, en outre, que les députés ont, à juste titre, supprimé l'exception figurant dans le texte du gouvernement tenant au principe de l'examen prioritaire de la question de constitutionnalité lorsque sont en cause les « exigences résultant de l'article 88-1 ».

Cette réserve avait pour objet de préserver la faculté pour le juge national, saisi de la contestation de la conformité au droit communautaire d'une disposition également contestée au regard des droits et libertés garantis par la Constitution, de procéder d'abord à l'examen de la question de conformité au droit communautaire.

Ainsi interprétée, la réserve des dispositions communautaires soulevait une double objection :

- sur le plan des principes, subordonner l'examen de la question de constitutionnalité à la vérification des conditions d'application du droit communautaire serait contraire à notre hiérarchie des normes, qui place la Constitution au sommet de l'ordre juridique français, comme rappelé ci-dessus ;

- la question de constitutionnalité est distincte de celle de conformité avec le droit communautaire, pour laquelle il existe une voie de droit spécifique, à savoir la question préjudicielle prévue par l'article 234 du Traité instituant la Communauté européenne 28 ( * ) portée devant la Cour de justice des Communautés européennes.

Comme l'a indiqué le Secrétaire général du Conseil constitutionnel, M. Marc Guillaume, la règle de priorité de la question de constitutionnalité n'interdit nullement aux juridictions de fond et aux cours suprêmes de s'adresser à la CJCE.

* 25 Tel est le cas s'agissant d'une question préjudicielle posée par une juridiction nationale en application de l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne ; la CJCE a estimé en effet que « la justification du renvoi préjudiciel et, par conséquent, de la compétence de la Cour, n'est pas la formulation d'opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (...), mais le besoin inhérent à la solution effective d'un contentieux » (en ce sens, CJCE, 15 juin 1995, Teresa Zabala Erasun, Elvira Encabo Terrazos et Francisco Casquero Carrillo contre Instituto Nacional de Empleo, affaires jointes C-422/93, C-423/93 et C-424/93.

* 26 Comme le notait la lettre de mission du Président de la République au Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République présidé par M. Edouard Balladur, « Des voix s'élèvent dans notre pays pour regretter que la France soit le seul grand pays démocratique dans lequel les citoyens n'ont pas accès à la justice constitutionnelle, et que certaines normes aient plus de poids et d'influence sur notre droit que nos principes constitutionnels eux-mêmes ».

* 27 Décision n°2007-560 DC du 20 décembre 2007 sur le Traité de Lisbonne modifiant le traité sur l'Union européenne et le traité instituant la Communauté européenne, considérant n°8.

* 28 La question préjudicielle a pour effet de suspendre la procédure nationale jusqu'à ce que la Cour de justice ait statué.

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