2. Deux propositions pour conforter la procédure

• La question du filtrage

Le juge constitutionnel doit rester seul juge de la constitutionnalité des dispositions législatives. Dans le même temps, il est indispensable d'éviter les manoeuvres dilatoires et l'engorgement du Conseil constitutionnel.

Telle est la logique des filtres mis en place.

L'Assemblée nationale a cherché à encadrer ces mécanismes, d'une part, en fixant un délai de deux mois à l'issue duquel, en l'absence de décision des juridictions sur la recevabilité de la question de constitutionnalité, le justiciable pourrait saisir directement le Conseil d'Etat et la Cour de cassation et, d'autre part, en prévoyant la transmission automatique de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, à défaut de décision des cours suprêmes dans le délai de trois mois.

Ces modifications visent à garantir la rapidité de la procédure. Votre commission partage ces préoccupations. Néanmoins, le point d'équilibre proposé ne lui parait pas totalement satisfaisant.

En premier lieu, elle souscrit au choix fait par les députés en faveur d'une saisine automatique du Conseil constitutionnel à l'issue du délai de trois mois. Trois arguments militent dans ce sens.

La place du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation au sommet des deux ordres juridictionnels , les critères qu'il leur revient d'examiner (qui ne se confondent pas complètement avec les conditions examinées par la juridiction du fond), la décision rendue au terme de cet examen -qui présente tous les caractères d'une véritable décision juridictionnelle, autant d'éléments qui pourraient inciter les cours à un examen approfondi de la recevabilité de la question de constitutionnalité, au risque de la retenir au-delà du délai de trois mois.

Votre commission estime, à cet égard, que les cours suprêmes ne devraient reformuler qu'avec précaution et de manière seulement formelle la question qui leur est soumise. Il incombe en effet au Conseil constitutionnel d'identifier les termes dans lesquels la disposition législative devrait le cas échéant être contestée en vue de son abrogation.

M. Jean-Marc Sauvé a souhaité dissiper les appréhensions que pouvait susciter la position des cours suprêmes. Il a rappelé, à l'appui de l'expérience du contrôle de conventionnalité et du droit communautaire -du moins au cours des vingt dernières années-, que les juridictions suprêmes ne constituaient plus des cours souveraines : les décisions sont prises à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme ou de la Cour de justice des Communautés européennes 29 ( * ) et sous leur contrôle. Il a souligné que le Conseil d'Etat se ferait un point d'honneur de statuer sur la recevabilité de la question de constitutionnalité dans des délais très rapides.

En deuxième lieu, dans l'hypothèse où les cours ne se seraient pas prononcées dans le délai de trois mois, le justiciable, dépourvu de la capacité de saisir directement le Conseil constitutionnel, n'aurait guère de recours.

Enfin, les termes mêmes de l'article 61-1 exigent que les cours suprêmes se prononcent dans un « délai déterminé ».

La situation se présente de manière tout à fait différente devant les juridictions du fond.

Elles devraient en principe procéder à un examen plus sommaire de la question de constitutionnalité. Ce premier filtre a en effet pour objet principal d'écarter les demandes manifestement infondées, à la lumière de trois séries de critères prévues par le présent projet de loi organique.

Par ailleurs, en tout état de cause, la partie à l'instance pourrait, à l'occasion d'un recours au fond, en appel ou en cassation, poser de nouveau la question de constitutionnalité.

L'instauration d'un délai excessivement contraignant pour les juges du fond afin de décider de la transmission de la question de constitutionnalité aux juridictions suprêmes pourrait même avoir des effets contraires aux objectifs poursuivis, en encourageant les juridictions à laisser courir systématiquement le délai ou renvoyer en bloc les questions soulevées sans examiner les conditions de leur recevabilité. Les juridictions suprêmes pourraient ainsi se trouver saturées et les procédures contentieuses considérablement allongées.

M. Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation a exprimé, devant votre commission, ses craintes à cet égard : il a estimé que l'exception d'inconstitutionnalité pourrait devenir un instrument dilatoire et que le délai institué pour accélérer le processus risquerait, au contraire, de ralentir le rythme du procès.

Sensible à ces arguments, votre commission, dans un souci d'équilibre, a adopté un amendement de son rapporteur, afin de supprimer le délai de deux mois ainsi que la faculté donnée aux parties, en guise de sanction à ce délai, de saisir directement le Conseil d'Etat ou la Cour de cassation. En revanche, l'exigence de se prononcer « sans délai » sur la transmission de la question de constitutionnalité serait maintenue afin de marquer la nécessité d'un traitement rapide de la procédure et afin d'assurer le respect de l'énoncé de l'article 61-1 de la Constitution

L'absence de délai déterminé permettra, en particulier, d'introduire davantage de souplesse dans le règlement du contentieux de masse : lorsque la même question aura été posée dans un grand nombre d'affaires devant plusieurs juridictions, celles-ci pourront attendre la décision du Conseil d'Etat ou de la Cour de cassation à cet égard et procéder par analogie pour les questions identiques.

La motivation des décisions des juridictions

Votre commission a adopté un amendement de son rapporteur afin de prévoir, de manière explicite, que les décisions portant sur la transmission de la question de constitutionnalité aux cours suprêmes et sur le renvoi de la question par ces dernières au Conseil constitutionnel doivent être motivées comme tel est le cas pour toutes les décisions juridictionnelles.

Votre commission estime que la motivation doit permettre d'éclairer utilement les parties sur l'appréciation des trois critères de recevabilité par le juge saisi. Elle apparaît d'autant plus nécessaire que la décision de transmission ou son refus ne peut faire l'objet d'aucun recours.

*

* *

En conclusion, votre rapporteur souhaiterait attirer l'attention sur deux sujets qui soulèvent encore des incertitudes.

Les effets de la décision du Conseil constitutionnel

Dans le cas d'une abrogation, la décision du Conseil constitutionnel devrait présenter les traits communs aux décisions de censure a priori : abrogation par voie de conséquence (sur le fondement d'une inséparabilité partielle ou totale entre des dispositions liées par la cohérence du texte de loi), abrogation avec des réserves d'interprétation susceptibles d'éclairer le juge et le législateur.

Quels seraient les effets de l'abrogation sur les décisions de justice devenues définitives ?

Comme l'a confirmé M. Marc Guillaume, une décision du Conseil constitutionnel ne pourrait pas avoir d'effet sur les situations juridiques définitivement acquises ou des décisions de justice revêtues de l'autorité de la chose jugée

Néanmoins, un aménagement à cette non-rétroactivité serait envisageable en matière pénale (par analogie avec le principe constitutionnel de rétroactivité des lois pénales in mitius ) : si le Conseil constitutionnel, à l'occasion d'une question de constitutionnalité, déclare une disposition législative contraire à la Constitution et que cette disposition avait servi de fondement aux poursuites et à une condamnation devenue définitive, et si la peine n'avait pas encore été entièrement exécutée, l'annulation de cette disposition par le juge constitutionnel aurait l'effet prévu par l'article 112-4 du code pénal. En vertu de ce dernier, « la peine cesse de recevoir exécution quand elle a été prononcée pour un fait qui, en vertu d'une loi postérieure au jugement, n'a plus le caractère d'une infraction pénale ». Ainsi, sans effacer la condamnation prononcée, la déclaration d'inconstitutionnalité mettrait fin à l'exécution de la peine immédiatement et pour l'avenir.

Par ailleurs, si la condamnation a emporté l'exécution d'une mesure privative de liberté, la possibilité de saisir la commission de réparation des détenus devrait être admise.

Le souci de sécurité juridique n'autorise pas la généralisation des dispositions de l'article 625 du Code de procédure civile, selon lesquelles la cassation entraîne l'annulation de plein droit de toute décision juridictionnelle qui serait indissolublement liée à la décision cassée.

Qu'en serait-il des procédures en cours ? Déclarée inconstitutionnelle, la disposition législative disparaît. Les juges du fond devraient-ils alors appliquer les dispositions dans leur rédaction antérieure ?

L'abrogation d'une disposition législative par le Conseil constitutionnel, comme celle opérée par le législateur dans une loi nouvelle, ne devrait pas avoir d'effet rétroactif.

Comment pourrait être comblé, en trois temps, le vide juridique né de ces situations ?

Il appartiendra d'abord au juge constitutionnel comme le lui permet l'article 62 de la Constitution de moduler les effets de sa décision dans le temps.

Aux termes du deuxième alinéa de l'article 62, « une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision. Le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produit sont susceptibles d'être remis en cause ».

Ainsi, le Conseil constitutionnel pourrait tempérer la portée et les modalités d'application dans le temps de sa décision, de façon analogue à la technique du report des effets d'une déclaration d'inconstitutionnalité 30 ( * ) déjà utilisée par le juge constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori .

Le juge constitutionnel ne saurait cependant définir les effets de sa décision sur une instance judiciaire en cours ou ayant fait l'objet d'une décision définitive. Les juridictions doivent rester compétentes pour tirer les conséquences concrètes de la décision du Conseil constitutionnel sur les litiges en cours.

Enfin, il reviendra naturellement au législateur de déterminer le nouveau cadre juridique applicable à la suite de l'abrogation de la disposition législative censurée par le Conseil constitutionnel.

Les perspectives de développement du nouveau contentieux

Il paraît aujourd'hui impossible de prédire avec certitude l'ampleur que prendra le contentieux du contrôle de constitutionnalité a posteriori . La situation se présentera sans doute de manière très différente selon les juridictions 31 ( * ) .

M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, a estimé que quelques dizaines d'affaires par ordre de juridiction pourraient être transmises au Conseil par an.

Depuis 1974, la quasi-totalité des lois concernant les droits et libertés a été soumise au Conseil constitutionnel, de sorte que le nombre de dispositions législatives contraires à la Constitution ne devrait pas être interminable.

Sans doute, ne faut-il pas sous-estimer dans les premiers temps de la mise en oeuvre de la procédure, une multiplication des questions de constitutionnalité (fondée notamment sur un changement de circonstances par rapport à la déclaration de conformité a priori par le Conseil constitutionnel).

La jurisprudence des cours suprêmes et du Conseil constitutionnel devraient réguler ces flux et concentrer les questions sur les problèmes de constitutionnalité les plus vifs.

Dans cette perspective, selon les voeux de M. Jean-Louis Nadal, procureur général près la Cour de cassation, une synergie doit s'instaurer entre le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation dans un dialogue de juges renforcé.

*

* *

Au bénéfice de ces observations, votre commission a adopté le projet de loi organique ainsi modifié.

* 29 Les deux cours suprêmes n'hésitent pas à recourir au mécanisme de la question préjudicielle pour obtenir la position de la CJCE sur l'interprétation du droit communautaire.

* 30 Conseil constitutionnel, décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008 « la déclaration immédiate d'inconstitutionnalité des dispositions contestées serait de nature à reconnaître [l'exigence de transposition en droit interne] des directives communautaires [et à entraîner des conséquences manifestement récessives ; que dès lors, afin de permettre au législateur de procéder à la correction de l'incompétence négative constatée, il y a lieu de reporter au 1 er janvier 2009 les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité ».

* 31 Le premier président de la Cour de cassation, M. Vincent Lamanda s'est montré très inquiet : il a rappelé que les juridictions de l'ordre judiciaire avaient été saisies, en 2008, de 3.142.210 affaires civiles, pénales et de mineurs. Dans ces conditions, si la question de constitutionnalité était posée dans un cas sur mille, elle représenterait 3.142 affaires par an et si elle l'était dans un cas sur dix, 314.221 dossiers par an.

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