III. UNE RÉDACTION QUI N'EST PAS COHÉRENTE AVEC L'OBJECTIF VISÉ

La rédaction de l'article unique soulève cependant deux difficultés majeures.

La première est le champ d'application puisque la disposition mentionne « les panneaux apposés sur la voie publique indiquant en langue française le nom d'une agglomération » sans plus de précision. Pourtant le titre de la proposition de loi mentionne bien les « panneaux d'entrée et de sortie d'agglomération ». Il est fondamental de revenir sur cet oubli rédactionnel sous peine de favoriser la prolifération des panneaux qui mentionneraient le nom d'une agglomération, à côté d'autres inscriptions. Sans cette précision, cette disposition risquerait d'encourager la prolifération de panneaux inutiles dont on sait qu'ils peuvent facilement polluer nos paysages. Car une interprétation extensive pourrait effectivement englober le cas de panneaux publicitaires qui mentionneraient, entre autres, le nom de l'agglomération. Votre commission a soutenu fermement M. Ambroise Dupont dans son combat contre l'affichage publicitaire extérieur excessif et les pré-enseignes dérogatoires dans le cadre du Grenelle II. Il ne s'agirait donc pas d'ouvrir ici une brèche dans laquelle s'engouffreraient des personnes peu respectueuses des paysages. En outre, il convient de conserver la clarté de la signalisation qui doit rester aussi compréhensible que possible pour garantir une sécurité routière maximale. On n'imagine pas la prolifération de traductions des panneaux de signalisation directionnelle, tels que ceux indiquant, par exemple, les noms des agglomérations proches sur les autoroutes. En limitant la disposition au seul cas des panneaux réglementaires d'entrée ou de sortie d'agglomération, conformément au titre de la proposition de loi, les impératifs de sécurité routière seraient alors respectés, les autres installations devant être appréciées au cas par cas comme cela a toujours été fait jusqu'à maintenant.

Le second point qu'il est important de corriger est le terme de « traduction ». Cela signifierait en effet que tout maire pourrait décider de traduire le nom de sa commune, pourquoi pas en l'inventant, alors qu'il n'y aurait aucun fondement historique (ce que rappelle justement le tribunal administratif de Montpellier). L'objectif est bien ici de préserver le patrimoine de la France mentionné à l'article 75-1 de la Constitution, pas d'en inventer un. C'est la formulation du toponyme en français qui est, historiquement, une traduction de l'appellation en langue régionale, et non l'inverse. Ainsi, Castel Nòu d'Ari (« Château neuf d'Ary ») a précédé l'appellation Castelnaudary, et Brageirac ne s'appelle Bergerac que depuis peu. Les vieilles chartes, les cartes, les cadastres et la littérature en témoignent...

Le patrimoine toponymique de la France : les noms de villes

Comme la plupart des États européens, la France est linguistiquement hétérogène. La structuration de l'espace par la toponymie s'est faite en plusieurs langues : dans le domaine central, en français (selon diverses variantes dialectales : Saint-Claude, St-Cloud...), dans le domaine d'oc en occitan, en Bretagne occidentale en breton, etc. Ces langues évoluant en permanence, les noms de lieux se sont en outre transformés à travers le temps.

C'est ce qui est trop souvent oublié. Dans nos représentations mentales, les formes de la toponymie officielle sont immuables et constantes. En réalité, elles ne sont que les formes que l'administration a un jour transcrites plus ou moins fidèlement, et figées dans une forme phonétiquement et graphiquement recevable en français.

Ne font exception que les toponymes des régions non francophones tardivement rattachées au territoire national (Alsace, Corse). On trouve ainsi Schirmeck , Niederbronn , Schiltigheim ou Ingersheim , qui ont gardé leur allure germanique, à côté de Mulhouse ou Strasbourg (les grandes villes), dont le nom a été francisé ( Mulhausen , Strassburg , Strossburi en dialecte alsacien) ; la Corse présente pour sa part un cas particulier, puisque la forme officielle des noms de lieux n'est pas française, mais le plus souvent celle, plus ou moins prononcée à la française, de l'italien autrefois officiel (Ajaccio, Petreto-Bicchisano, Porto-Pollo : en corse Aiacciu, Pitretu-Bicchisghjà, Porti-Poddu ).

Sur une grande partie du territoire, le français n'est donc pas langue première, mais est venu au cours du temps "recouvrir" les langues jusque là pratiquées. Certains accidents révèlent que l'appellation officielle est venue après l'appellation traditionnelle : le fonctionnaire qui a transcrit un jour Saint-Chinian ou Saint-Chamas ne comprenait manifestement pas qu'il avait affaire à Sanch Inhan, Sanch Amàs (Saint-Aignan, Saint-Amand), et il a pratiqué ce que les linguistes appellent une "mécoupure".

Les noms de lieux (et de personnes) ont subi plusieurs types de traitement, qui vont du maintien en l'état - on l'a vu pour l'Alsace - à la traduction pure et simple, en passant par l'adaptation.

Les plus exposés à la traduction sont naturellement les noms "transparents". Les Sant-Peire , les Vilanòva , les Castelnòu sont souvent devenus Saint-Pierre, Villeneuve, Chateauneuf (encore qu'une traduction rigoureuse eût donné Neuville ou Neufchâteau en bon français parisis d'autrefois ! ces formes, qui sont des calques, trahissent leur caractère récent).

L'adaptation ou francisation consiste à faire passer Castelnòu non pas à Châteauneuf, mais à Castelnau, Brageirac à Bergerac, Bordèus à Bordeaux. Le latin tardif Aureliacu(m) "domaine d'Aurelius" a donné Orly en Ile-de-France et Orlhac en domaine occitan (prononcé ourliac ) ; l'adaptation a consisté à écrire Aurillac.

En maints endroits, les appellations en langue française ne sont que des exonymes (noms français de lieux extérieurs au domaine linguistique français) : on dit Le Puy pour Lo Puech comme on dit Londres pour London .

Les formes correctes de la toponymie sont attestées par l'usage des locuteurs, dont témoignent les pratiques courantes et les atlas linguistiques. Pour le passé, on les trouve dans les cartes, les chartes, la littérature, les cadastres.

Il est intéressant de relever que la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, dans l'une de ses dispositions, préconisait "[l'adoption] des formes traditionnelles et correctes de la toponymie, [conjointement à la dénomination dans la langue nationale]". Cette disposition figurait parmi les 39 mesures retenues par la France dans la Charte, et jugées constitutionnelles, contrairement au préambule, qui en a interdit la ratification (décision du Conseil constitutionnel en date du 15 juin 1999).

Source : audition du ministère de la culture et de la communication -
délégation générale à la langue française et aux langues de France

Votre commission pourrait envisager de se prononcer en faveur de cette proposition de loi sous réserve des modifications indispensables évoquées précédemment.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page