Audition de Laurent LANTIERI, professeur des universités, praticien hospitalier en chirurgie plastique et reconstructive à l'hôpital Henri Mondor (mercredi 9 mars 2011)

Muguette Dini, présidente . - Nous accueillons maintenant Laurent Lantieri , qui est professeur des universités et praticien hospitalier en chirurgie plastique et reconstructive à l'hôpital Henri Mondor .

Alain Milon, rapporteur . - Pouvez-vous, monsieur le professeur, nous dire quelle est l'éthique de la greffe ? Comment la greffe agit-elle sur l'identité de receveur ? L'anonymat du don doit-il rester la règle ? La greffe d'organes humains est-elle appelée à évoluer et comment augmenter le nombre des donneurs ?

Laurent Lantieri . - La greffe est une des grandes avancées de la médecine du XX e siècle : prélever un élément vivant sur une personne morte pour reconstruire une personne vivante, cela n'existait pas dans la philosophie de l'humanité. A part Mary Shelley, au XIX e siècle, qui y avait pensé avec Frankenstein, l'idée d'un corps recomposé n'existait pas : dans la philosophie antique, les chimères n'étaient qu'à moitié humaines.

L'éthique se construit au fur et à mesure que la thérapeutique progresse. Elle concerne d'abord le receveur : c'est le consentement éclairé, la pratique médicale, le traitement à long terme, le bilan risque-bénéfice. Une greffe n'est jamais définitive car les organes greffés peuvent se dégrader dans le temps. Certains patients doivent subir plusieurs opérations, ce qui soulève un problème éthique : doit-on alors regreffer la même personne quand d'autres attendent encore la première greffe ? L'éthique concerne aussi le donneur, la question est d'abord celle de la relation, de la solidarité qui l'inscrit encore, après sa mort, dans le monde des vivants. Si un mort participe ainsi à la société, il est important que celle-ci le reconnaisse.

Oui, il faut continuer à respecter l'anonymat du donneur : le don est anonyme et gratuit. Nous ne sommes pas propriétaires de notre corps. Dans la vision européenne, on ne peut vendre son humanité, ce qui n'exclut pas une indemnisation, par exemple pour l'arrêt de travail nécessaire à la femme lors d'un don de gamètes. Prendre en charge les frais d'inhumation du donneur, comme c'est le cas en Espagne, même s'il y a bien là un aspect financier, répond surtout au souhait des familles, qui ont fait le don d'organes, de ne plus s'occuper de la suite.

La question du donneur vivant ne se pose évidemment pas pour les greffes de main ou de face, mais les tissus composites de la peau relèvent du même processus de prélèvement que l'ensemble des organes greffés. Les équipes d'immunologie sont très préoccupées du manque de donneurs de reins car la population vieillit et les cas d'insuffisance rénale augmentent. Le projet de loi envisage les dons croisés entre deux familles, ce qui est le signe d'une solidarité mais nécessite la disponibilité de quatre blocs opératoires simultanément. Il faut pouvoir en disposer malgré la pénurie de moyens, puis coordonner les actes médicaux dans deux lieux différents. La loi devra alors préciser que des moyens sont dédiés aux dons d'organes. Ces dons croisés, qui ont une incidence économique et apportent une réponse à la pénurie, requièrent des incitations. La loi devra encourager les institutions qui le feront et mesurer ce que l'on fait, car les résultats des équipes ne sont pas uniformes, ce qui est normal. Mais il peut en résulter que les familles seront tentées de choisir les hôpitaux considérés comme les plus performants en termes de prélèvement. A quelles institutions réserver de telles opérations ? Il faut que les deux équipes procédant aux dons croisés présentent des résultats équivalents. Il ne suffit donc pas que la loi soit modifiée, d'autres mesures devront être prises pour sa mise en oeuvre.

S'agissant de l'identité du receveur, les organes internes et externes appellent un questionnement éthique différent : vous êtes conscient de vos mains, pas de vos reins. Cela explique que les familles soient plus réservées pour accepter le prélèvement des tissus visibles - les réticences sont très fortes pour les tissus composites. Lorsque les coordinateurs de prélèvement rencontrent les familles, ce n'est qu'après avoir mesuré leur consentement potentiel au don d'organes internes qu'ils abordent celui des tissus et, en général, les difficultés surviennent quand ils évoquent les mains et la face. C'est pourquoi certains patients attendent longtemps pour être greffés. Même si la loi prévoit le don supposé, il est difficile de prélever un tissu externe sans l'accord explicite des familles. Le dispositif actuel est celui résultant de l'amendement déposé dans la précédente loi de bioéthique par Jean-Michel Dubernard, le promoteur des greffes de main. L'atteinte paraît parfois violente pour la famille, et c'est parfaitement compréhensible, alors même que nous effectuons au mieux la reconstitution physique du donneur, conformément à la loi. Nous fabriquons des masques en résine, reconstituant l'aspect identitaire ; en juillet dernier, la famille d'un donneur a trouvé que nous lui avions fait « un beau visage ». La loi doit prévoir cette information préalable, ainsi qu'une vérification a posteriori. Craignant le syndrome de Frankenstein, j'avais préféré demander l'avis du comité national d'éthique préalablement à l'intervention. Je ne souhaite pas que la demande de prélèvement des tissus composites ait pour conséquence d'entraîner le refus des familles pour le prélèvement des autres organes.

L'homme n'est pas son visage. Il n'est pas inutile de souligner que, dans la langue française, il existe deux mots différents qui correspondent au « face » anglais : le visage et la face. Si nous greffons la face, nous restituons le visage. L'expérience nous montre que le patient greffé est immédiatement satisfait de son nouveau visage et l'assimile comme étant le sien. Le dernier était atteint de neurofibromatose, une maladie génétique qui peut être très lourdement invalidante et empêcher la vie sociale ; personne n'avait vu le visage qu'il aurait eu sans la maladie, mais sa mère s'est exclamée « je le reconnais », malgré l'oedème postopératoire et la trachéotomie. L'identification du visage n'est pas la structure anatomique. Nous réalisons un visage humain qui fait que la personne va être réintégrée socialement, c'est la finalité d'une chirurgie de qualité de vie. Le problème est donc non celui de l'identité, mais bien celui du nombre de donneurs - j'ai quelques pistes à proposer si vous le souhaitez.

Certains recommandent de passer au don consenti. Cela me paraît être une très mauvaise idée parce que si l'on obtient aujourd'hui 70 % de prélèvements, je ne suis pas sûr que 70 % de la population française se déclareraient formellement favorables au don.

Un second aspect pourrait être de faciliter l'identification des personnes favorables au don. Les Etats-Unis inscrivent l'accord sur le permis de conduire mais cette formule n'est pas transposable dans notre pays. Nous avons la carte Vitale, qui comporte une puce sur laquelle le consentement pourrait être préenregistré mais que l'on pourrait mettre à jour, par exemple sur les bornes installées dans les pharmacies, pour y faire figurer que l'on est finalement contre le prélèvement. Ce serait plus simple que le registre actuellement en vigueur, que peu de gens connaissent, et l'on disposerait, face aux familles, d'un argument plus fort. Ainsi, la carte Vitale serait vraiment l'expression de la solidarité nationale sur ce sujet-là.

En ce qui concerne l'évolution future des greffes, celles-ci se développent et pallient un vide que nous essayons désespérément de combler. Voilà des années que nous nous efforçons de créer, par l'ingénierie tissulaire, des organes artificiels. Nous avons quelques espoirs mais pas de perspective dans les dix à vingt ans. On peut être plus optimiste pour le pancréas, sur lequel des recherches sont intéressantes, que pour des organes complexes : les greffes demeurent là indispensables. Les xénogreffes utilisent des tissus prélevés sur des animaux ; la structure collagénique, qui peut être génétiquement modifiée pour n'être plus immunogène, sert alors à une reconstruction chez l'homme, par exemple pour la peau. Le moratoire des recherches n'est pas une bonne chose, car elles se développeront dans des pays qui n'ont pas les mêmes exigences éthiques que nous. C'est ainsi qu'en Chine, la règle affichée et organisée est que l'on prélève les organes sur les condamnés à mort : s'ils acceptent, leur famille n'a pas à payer la balle utilisée pour l'exécution... Plus encore, et cela fait froid dans le dos, on attend d'avoir un receveur compatible pour pratiquer cette exécution.... Mieux vaut affirmer notre vision éthique.

Isabelle Debré . - On ne porte pas toujours sur soi sa carte Vitale, or le prélèvement doit être immédiat. Ne peut-il arriver qu'on en réalise un sur une personne renversée par une voiture avant de découvrir qu'elle était hostile au don d'organes ? Il me semble que le don doit rester supposé pour les organes internes mais que le consentement doit être explicite pour les organes externes. Ne faudrait-il pas imaginer une marque fixée sur le corps pour indiquer son souhait, un tatouage par exemple ?

Laurent Lantieri . - J'ai parlé de carte Vitale mais c'est plutôt symbolique car le dossier qui y est attaché est informatisé : il suffit que le coordinateur du prélèvement ait accès à cette partie du dossier. Cette procédure aiderait la population à comprendre et lui permettrait d'agir ; le souhait du patient sera marqué dans son dossier de sécurité sociale. Certes, cela peut poser des problèmes de secret médical et il faudra bien sûr obtenir l'autorisation de la commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) mais celle-ci intervient fréquemment : je dois déjà lui faire une déclaration pour les photos que je prends des malades, dès lors qu'elles ne sont plus argentiques mais numériques !

Muguette Dini, présidente . - Le tatouage ?

Laurent Lantieri . - C'est inutile dès lors qu'on a le nom ou le numéro de sécurité sociale du donneur potentiel. Nous devrions rester sur le don supposé pour les organes internes et poser clairement la question pour les tissus ; le dernier aspect est celui des tissus composites, qui relèvent des mêmes procédures de prélèvement que les organes, mais qui appellent sans doute une réflexion particulière.

Catherine Deroche . - Les dons croisés nécessitent quatre blocs opératoires, avez-vous dit, en parlant de l'intérêt d'organiser un système de labellisation des centres. Dans quelle catégorie d'organes placez-vous les cornées, qui suscitent de larges débats ? Quel est votre avis sur les campagnes de sensibilisation au don ?

Catherine Procaccia . - Je reviens sur les dons croisés : peut-on conditionner son accord au prélèvement au moment où la personne de son entourage en attente de greffe pourra elle aussi recevoir un organe ? Ne risque-t-il pas d'y avoir ainsi une sorte de marchandage ? Quel est le nombre de dons annuels de tissus et procédez-vous aux reconstructions même dans le cas d'incinération après le don d'organes ?

Guy Fischer . - Vous avez fait allusion à la pénurie de moyens qui touche l'hôpital public. On a conscience que le nombre de greffes dépend d'une spécialisation de quelques hôpitaux, mais combien seront-ils, et une hyperspécialisation ne rendra-t-elle pas plus aigus les problèmes de dons ?

Alain Milon, rapporteur . - Nous ne vous avons interrogé que sur votre spécialité, mais vous pouvez nous signaler d'autres aspects du projet de loi qui appellent également vos remarques, par exemple sur les tests génétiques.

Roselle Cros . - Quels sont les critères de sélection pour la greffe de face ou de main ? Sont-ils différents de ceux appliqués pour les organes internes ?

Marie-Thérèse Hermange . - Qu'en est-il de l'information sur les dons de gamètes et relèvent-ils de la même logique que les autres dons ?

Laurent Lantieri . - Je n'avais pas pensé à la dernière question mais je dirai que oui, c'est bien un élément du corps humain comme le sang du cordon : il n'y a pas de différence éthique. Le prélèvement du sang de cordon est extrêmement contrôlé chez nous, et c'est une très bonne chose que nous appliquions le principe de solidarité. Cependant, le don de gamètes étant techniquement plus compliqué pour les femmes, il y a pénurie, aussi certaines receveuses en attente de don vont-elles en Belgique ou en Espagne. Cette situation est choquante.

Un mot sur les tests génétiques. La neurofibromatose est la deuxième maladie génétique en France. Elle est dominante sur le plan de sa transmission, contrairement à la mucoviscidose, et extrêmement variable dans ses manifestations : il arrive ainsi qu'elle touche légèrement l'un des parents et massivement l'enfant. Comment transmettre l'information à la famille et quelle décision prendre ensuite ? Le mari d'une de mes patientes est atteint de cette maladie : première grossesse, diagnostic prénatal, interruption de grossesse, particulièrement traumatisante pour la mère qui, voulant un enfant de son mari, a demandé alors un diagnostic préimplantatoire. Je ne considère pas que cette demande soit illégitime au vu de la souffrance de cette femme. Or, le nombre de centres disponibles en France est très réduit, ce qui ne permet pas d'aborder sereinement cette question.

Je fais également de la reconstruction mammaire postérieure à une ablation. Le gène BRCA, celui du cancer du sein, concerne 10 % des femmes malades. Il est justifié d'assurer le dépistage de ce gène chez les femmes à risque familial, pour envisager l'éventualité d'une ablation prophylactique, et d'éviter la transmission à l'enfant. Or, on attend en France un an pour avoir ce diagnostic, ce qui est scandaleux, alors que l'examen en laboratoire permet de rendre des résultats en quelques semaines, aussi va-t-on en Belgique pour avoir un diagnostic plus précoce. Il est donc utile que la loi précise que des laboratoires spécifiques établissent le diagnostic, d'autant que certains assureurs le demandent.

Les critères de sélection des receveurs de greffe de visage ou de main ne sont pas différents des autres greffes : c'est le groupe sanguin, mais évidemment nous tenons compte en outre du sexe et de la couleur de la peau. Comme les données concernant la couleur de peau ne peuvent légalement être obtenues post mortem, nous avons d'ailleurs dû mettre en place des protocoles spécifiques pour obtenir les informations qui nous sont nécessaires.

Quant aux moyens, il convient que la loi prévoie que des blocs seront dédiés aux greffes d'organes dans certains hôpitaux. Il est également très important de disposer d'un local pour l'accueil des familles lorsqu'on leur parle de prélèvements éventuels. Il est insupportable de devoir les interroger dans un couloir sur un sujet aussi grave et dans des circonstances forcément dramatiques.

Mme Prada-Bordenave, que vous venez d'auditionner, sait mieux que moi le nombre de dons. Je connais ce qui concerne la peau, et nous sommes très limités, au point d'importer, pour les grands brûlés, des tissus du reste de l'Europe. Il y a aussi un problème d'information des coordinateurs paramédicaux et médicaux, qui sont parfois très réticents au prélèvement.

Oui, je pense qu'il faut que les centres qui pratiqueront les dons croisés aient une labellisation spécifique. Il ne serait pas bon de fonder le développement de ces pratiques sur le don altruiste pur et simple. Il s'agit ici d'une situation familiale particulière et le donneur doit avoir le sentiment qu'il a donné directement pour son proche, même si, dans les faits, cela s'est produit par l'intermédiaire d'un autre donneur. Cela concerne surtout le rein ; vu le nombre de cas, je ne pense pas que l'éventuelle idée d'un marchandage se pose.

On doit distinguer les tissus visibles et non visibles : la cornée relève des tissus visibles. Il faut mener une campagne de sensibilisation spécifique, bien expliquer qu'après un prélèvement, on pose des prothèses oculaires, et c'est légitime, même si la famille prévoit l'incinération du donneur. Si les campagnes d'information sont assez bonnes, elles sont parfois frileuses ; à l'inverse, j'ai trouvé celle de France Adot, utilisant l'image de Superman donnant ses organes, extrêmement choquante. Cela ne me trouble pas que l'on aille expliquer les enjeux dans les collèges et les lycées comme on y fait de l'éducation sexuelle : plus tôt les jeunes seront informés, moins ils auront de problèmes avec les dons et plus la société évoluera.

Gilbert Barbier . - Je reviens sur le diagnostic préimplantatoire (DPI). Comment classez-vous la maladie selon un critère de gravité ? La neurofibromatose n'est pas une maladie grave.

Laurent Lantieri . - Certes, mais 80 % des patients subissent une atteinte à la qualité de leur vie et leur espérance de vie est inférieure de dix ans. Qu'est-ce qui est grave ? C'est un vrai sujet auquel je n'ai pas de réponse.

Marie-Thérèse Hermange . - C'est affaire de seuil...

Laurent Lantieri . - Le cancer du sein est une maladie grave. Va-t-on accepter le DPI pour toutes les femmes porteuses du gène BRCA pour préserver leurs filles ?

Gilbert Barbier . - Le cancer du sein est à mon sens plus grave que la neurofibromatose car il engage le pronostic vital. Lorsqu'on diagnostique une neurofibromatose, on ne peut pas savoir l'ampleur qu'elle aura.

Laurent Lantieri . - La neurofibromatose se manifeste par le développement de tumeurs cutanées, qui peut aller jusqu'à elephant man dans certains cas mais se limiter à quelques tâches dans d'autres. Des jumeaux peuvent développer la maladie différemment. Le diagnostic est important pour le choix des familles.

Catherine Deroche . - La loi prévoit une information des familles sur les maladies génétiques lorsqu'elles sont susceptibles de prévention ou de soins. Ce n'est donc pas le cas pour la neurofibromatose qui ne peut être soignée ?

Laurent Lantieri . - Pour ce qui concerne les tests génétiques, je pensais plus au cancer du sein, qui est susceptible de prévention. Mais pour la neurofibromatose, les familles cherchent en général à savoir si elles sont porteuses.

Muguette Dini, présidente . - Je vous remercie de nous avoir apporté ce très intéressant éclairage.

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