B. L'ENCADREMENT DES CONDITIONS DE SAISINE DES JURIDICTIONS FRANÇAISES

La question des conditions de mise en mouvement de l'action publique - avec la suppression du monopole du parquet et l'ouverture aux victimes et aux associations de la possibilité de porter plainte avec constitution de partie civile - a suscité des appréciations plus nuancées de la part des personnes entendues par votre rapporteur.

Votre rapporteur a constaté à cet égard la confrontation de deux logiques.

La première demande que la spécificité française de la constitution de partie civile mettant en mouvement l'action publique soit appliquée aux faits graves commis à l'étranger par des personnes étrangères, sans aucun lien de rattachement avec la France, mais susceptibles de relever de la convention de Rome.

Votre rapporteur observe toutefois que cette tradition française connaît des exceptions, qui sont précisément liées à l'extraterritorialité. En particulier, l'article 113-8 du code pénal prévoit que, sauf exceptions (voir supra ), la poursuite des délits commis par un Français ou sur la personne d'un Français hors du territoire de la République ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public. Par ailleurs, l'article 113-8-1 du code pénal définit les règles applicables lorsque la France a refusé l'extradition d'un étranger ayant commis un crime ou un délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement hors du territoire de la République 31 ( * ) : dans ce cas, cette personne peut être jugée en France, mais la poursuite ne peut être exercée qu'à la requête du ministère public, après dénonciation officielle de l'autorité du pays où le fait a été commis et qui avait requis l'extradition.

Les partisans de la suppression du monopole du ministère public font également valoir que les quelques procès pénaux d'importance engagés à l'encontre d'auteurs présumés de crimes internationaux l'ont été, en France, sur plainte avec constitution de partie civile initiale. Ils craignent également que le ministère public, sensible aux éventuelles conséquences de ces poursuites sur les relations diplomatiques de la France, ne donne pas suite à des faits portés à sa connaissance.

Si votre rapporteur a bien pris en compte cette méfiance envers le ministère public, il constate que le pôle « crimes contre l'humanité » du TGI de Paris est d'ores et déjà saisi de plusieurs affaires à la requête du ministère public. De façon plus globale, il convient de rappeler que la France a joué un rôle majeur dans la lutte contre l'impunité en appuyant sans réserve la création de la Cour pénale internationale.

Par ailleurs, votre rapporteur rappelle que la mise en mouvement de l'action publique par le mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile est complexe et peut n'être effectif que plusieurs semaines après le dépôt de la plainte - délai à l'issue duquel la personne concernée risque de ne plus se trouver sur le territoire français.

Enfin, votre rapporteur considère que le projet tendant à donner une indépendance au parquet ainsi que la circulaire du 19 septembre dernier mettant fin aux instructions individuelles du garde des Sceaux sont des éléments qui devraient permettre d'appréhender de façon différente le rôle du ministère public. Les garanties d'indépendance apportées aux magistrats du parquet par la réforme annoncée du Conseil supérieur de la magistrature, qui devrait être prochainement examinée par le Parlement, permettraient incontestablement de lever le soupçon qui pèse souvent injustement sur l'action du ministère public.

La logique du maintien d'un monopole du ministère public pour l'exercice des poursuites procède, quant à elle, de la crainte qu'en l'absence de tout « filtre », la justice française soit exposée à des manipulations très éloignées du combat contre l'impunité.

Comme l'ont souligné les représentants du ministère des affaires étrangères, il s'agit de préserver la France des effets pervers de telles plaintes sur les relations internationales (organisation d'une conférence de la paix à Paris, ...).

Cette inquiétude est nourrie par l'expérience de certains de nos voisins européens, et notamment de la Belgique (voir supra ), qui, dix ans après avoir voté une loi ouvrant sans restriction la compétence des juridictions belges pour connaître des crimes les plus graves, a dû y renoncer en adoptant une législation plus restrictive que ne l'est l'actuel article 689-11 de notre code de procédure pénale.

Ce risque d'instrumentalisation de la justice est loin d'être illusoire. Les magistrats du pôle « crimes contre l'humanité » du TGI de Paris ont ainsi indiqué à votre rapporteur que, même en l'état actuel du droit, ces plaintes infondées représentaient environ la moitié de leur contentieux.

Dans ces conditions, votre commission ne peut ignorer le risque que la mise en mouvement de l'action publique par le mécanisme de la plainte avec constitution de partie civile ne favorise ces procédures abusives.

Certes, le juge d'instruction peut toujours refuser d'informer, mais une telle décision reste subordonnée à l'irrecevabilité manifeste de la plainte ou à l'absence de qualification pénale des faits. Quant à la décision de non-lieu, elle n'est le plus souvent rendue qu'après de longs mois d'une information qui n'est pas sans effet sur la personne concernée.

Ce risque est d'autant plus grand que les crimes visés font - et fort heureusement - l'objet de règles dérogatoires en matière de prescription (les crimes contre l'humanité et le génocide sont imprescriptibles, tandis que les crimes de guerre se prescrivent par trente ans), et que les plaintes pourraient de ce fait concerner des faits très anciens.

Telles sont les raisons pour lesquelles votre commission a souhaité encadrer les conditions dans lesquelles les juridictions françaises pourraient être saisies de faits constitutifs de crimes contre l'humanité, de génocide ou de crimes ou délits de guerre.

Sur proposition de son rapporteur, elle a adopté un amendement tendant à réserver au ministère public la possibilité de mettre en mouvement l'action publique dans de telles affaires, sauf si la personne fait déjà l'objet de poursuites devant la Cour pénale internationale ou devant la justice d'un autre État compétent.

Il convient en effet de réaffirmer, dans des affaires n'impliquant ni un auteur français, ni une victime française, et pour des faits commis en dehors du territoire de la République, la priorité des juridictions des États concernés et, à défaut, de la CPI , pour instruire et juger de telles affaires.

L'amendement proposé par votre rapporteur ouvrirait une alternative :

- soit aucun indice ne permet de penser que la personne est déjà recherchée par une juridiction nationale ou par la CPI, et dans ce cas, seul le parquet pourrait être à l'initiative des poursuites, le cas échéant après signalement de la présence de l'intéressé sur le territoire par une victime ou une association ;

- soit une victime ou une association a connaissance de poursuites engagées à l'encontre d'un individu devant la CPI ou une juridiction nationale, et dans ce cas, elle pourrait passer outre une éventuelle inertie du parquet en saisissant directement un juge d'instruction. Dans ce dernier cas, l'issue la plus probable sera la remise ou l'extradition de la personne concernée à la juridiction qui la recherche.

Comme l'ont souligné plusieurs interlocuteurs de votre rapporteur, il est en effet essentiel que, dans des affaires d'une telle complexité, le ministère public puisse exercer un premier contrôle, tendant par exemple à vérifier que la personne mise en cause ne bénéficie pas d'une immunité en application des conventions de Vienne de 1961 et de 1963 et qu'aucun obstacle juridique ne s'oppose à l'exercice de poursuites pénales en France.

A cet égard, il appartiendrait au ministère de la Justice de définir précisément dans une circulaire de politique pénale les conditions dans lesquelles les enquêtes préliminaires relatives à de tels faits devraient être conduites.

Il convient de souligner que cette prérogative accordée au parquet ne s'exercerait pas de façon discrétionnaire. En effet, l'article 40-2 du code de procédure pénale impose au procureur de la République, lorsqu'il décide de classer sans suite une procédure, d'informer les victimes ou les personnes lui ayant signalé les faits de cette décision et de leur indiquer les raisons juridiques ou d'opportunité qui l'ont justifiée. Cette décision est susceptible de recours auprès du procureur général, comme le prévoit l'article 40-3 du code de procédure pénale.

En tout état de cause, les victimes continueront à disposer, d'une part, de la possibilité de signaler les faits au procureur de la République et de lui demander de mettre en mouvement l'action publique par une plainte simple, et, d'autre part, de la possibilité de se constituer partie civile une fois les poursuites engagées et de corroborer ainsi l'action publique.


* 31 Trois hypothèses sont visées pour justifier le refus d'extradition : soit la personne encourrait une peine ou une mesure de sûreté contraire à l'ordre public français, soit elle risquerait d'être jugée par un tribunal n'assurant pas les garanties fondamentales de procédure et de protection des droits de la défense, soit, enfin, parce que le fait considéré revêt le caractère d'infraction politique.

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