EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Notre Assemblée est invitée à se prononcer sur la proposition de loi n°3 (2012-2013) de notre collègue Esther Benbassa et plusieurs de nos collègues tendant à abroger le délit de racolage public, déposée sur le Bureau du Sénat le 2 octobre 2012.

Autrefois classée au rang des contraventions, l'infraction de racolage public a été élevée au rang de délit par la loi pour la sécurité intérieure n°2003-239 du 18 mars 2003, ouvrant ainsi la possibilité de placer les personnes concernées en garde à vue, voire en détention. Cette loi a par ailleurs inclus expressément les faits de racolage « passif » dans le champ de l'incrimination.

Aux termes de l'article 225-10-1 du code pénal, le délit de racolage punit en effet de deux mois d'emprisonnement et de 3 750 euros d'amende « le fait, par tout moyen, y compris par une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération ».

Aux yeux du législateur, il s'agissait alors de « donner aux forces de sécurité intérieure des capacités d'agir face au développement des phénomènes de prostitution », en les dotant des instruments juridiques leur permettant de lutter contre les réseaux mafieux ainsi que contre les troubles à la tranquillité, à l'ordre et à la sécurité publics engendrés par la prostitution de rue (exposé des motifs du projet de loi).

Le bilan susceptible d'être dressé au terme de dix ans d'existence de ce délit est pour le moins nuancé. En particulier, son efficacité dans la lutte contre le proxénétisme et les réseaux de traite des êtres humains est loin d'être avérée et est, à tout le moins, limitée. En revanche, de l'avis unanime des personnels médicaux et des associations oeuvrant chaque jour aux côtés des personnes prostituées, il a contribué à aggraver davantage la situation de précarité de populations déjà confrontées, par ailleurs, à de multiples fragilités.

C'est pourquoi votre commission des lois a souhaité adopter cette proposition de loi, tout en soulignant l'absolue nécessité et l'urgence d'une réflexion plus globale et d'une redéfinition d'ensemble des politiques publiques menées en matière de prise en charge des personnes prostituées comme de lutte contre le proxénétisme et les réseaux de traite des êtres humains.

I. LE DÉLIT DE RACOLAGE : UNE INFRACTION PÉNALE AUX OBJECTIFS ET AUX CONTOURS AMBIGUS

Si l'incrimination du racolage n'est pas nouvelle, cette infraction tient toutefois une place singulière dans notre droit pénal. En effet, la France a adopté aux lendemains de la Seconde guerre mondiale 1 ( * ) une position abolitionniste à l'égard de la prostitution, rejetant toute idée de réglementation ou de pénalisation de cette activité : la prostitution n'est ni réglementée, ni interdite . Les personnes prostituées sont regardées comme les victimes d'un système, et il appartient aux pouvoirs publics de mettre en place des dispositifs de protection et de réinsertion à leur égard tout en réprimant sévèrement l'exploitation sexuelle sous toutes ses formes. L'existence d'un délit de racolage public dans ce dispositif invite à s'interroger sur la cohérence du droit pénal en matière de prostitution.

A. UN DISPOSITIF PÉNAL RELATIF À LA PROSTITUTION QUI DÉCOULE DE LA POSITION ABOLITIONNISTE DE LA FRANCE

En adoptant une position abolitionniste, la France a fait le choix de réprimer sévèrement les personnes qui profitent et exploitent la prostitution d'autrui (proxénétisme, traite des être humains) sans en revanche, sauf exceptions, inquiéter les clients de personnes prostituées ou les personnes prostituées elles-mêmes.

1. Un dispositif complet de lutte contre le proxénétisme

Aux termes des articles 225-5 et suivants du code pénal, le proxénétisme est défini comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit :

« 1° D'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui ;

« 2° De tirer profit de la prostitution d'autrui, d'en partager les produits ou de recevoir des subsides d'une personne se livrant habituellement à la prostitution ;

« 3° D'embaucher, d'entraîner ou de détourner une personne en vue de la prostitution ou d'exercer sur elle une pression pour qu'elle se prostitue ou continue à le faire ».

Est assimilé au proxénétisme le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit :

« 1° De faire office d'intermédiaire entre deux personnes dont l'une se livre à la prostitution et l'autre exploite ou rémunère la prostitution d'autrui ;

« 2° De faciliter à un proxénète la justification de ressources fictives ;

« 3° De ne pouvoir justifier de ressources correspondant à son train de vie tout en vivant avec une personne qui se livre habituellement à la prostitution ou tout en étant en relations habituelles avec une ou plusieurs personnes se livrant à la prostitution ;

« 4° D'entraver l'action de prévention, de contrôle, d'assistance ou de rééducation entreprise par les organismes qualifiés à l'égard de personnes en danger de prostitution ou se livrant à la prostitution ».

Le terme de prostitution lui-même ne fait pas l'objet d'une définition légale, mais il a été précisé par la jurisprudence comme le fait « de se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui » (Cour de cassation, chambre criminelle, 27 mars 1996) 2 ( * ) .

Les faits de proxénétisme sont punis de lourdes peines correctionnelles : sept ans d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende, ces peines étant portées à dix ans d'emprisonnement et 1 500 000 euros d'amende en présence d'une ou plusieurs circonstances aggravantes (minorité ou particulière vulnérabilité de la victime, proxénétisme commis à l'égard de plusieurs personnes ou avec l'emploi de la contrainte, de violences ou de manoeuvres dolosives, etc.).

Le proxénétisme est passible de peines criminelles lorsqu'il est commis à l'égard d'un mineur de quinze ans (quinze ans de réclusion criminelle et trois millions d'euros d'amende), en bande organisée (vingt ans de réclusion criminelle et trois millions d'euros d'amende) ou en recourant à des tortures ou des actes de barbarie (réclusion criminelle à perpétuité et 4,5 millions d'euros d'amende).

Le code pénal réprime également sévèrement le « proxénétisme hôtelier ». Aux termes de l'article 225-10 du code pénal, « est puni de dix ans d'emprisonnement et de 750 000 euros d'amende le fait, par quiconque, agissant directement ou par personne interposée :

« 1° De détenir, gérer, exploiter, diriger, faire fonctionner, financer ou contribuer à financer un établissement de prostitution ;

« 2° Détenant, gérant, exploitant, dirigeant, faisant fonctionner, finançant ou contribuant à financer un établissement quelconque ouvert au public ou utilisé par le public, d'accepter ou de tolérer habituellement qu'une ou plusieurs personnes se livrent à la prostitution à l'intérieur de l'établissement ou de ses annexes ou y recherchent des clients en vue de la prostitution ;

« 3° De vendre ou de tenir à la disposition d'une ou de plusieurs personnes des locaux ou emplacements non utilisés par le public, en sachant qu'elles s'y livreront à la prostitution ;

« 4° De vendre, de louer ou de tenir à la disposition, de quelque manière que ce soit, d'une ou plusieurs personnes, des véhicules de toute nature en sachant qu'elles s'y livreront à la prostitution ».

Comme l'ont souligné plusieurs représentants d'associations entendus par votre rapporteur, le champ des dispositions pénales relatives au proxénétisme est particulièrement large, et est notamment susceptible de s'appliquer à des actes d'entraide ou de solidarité entre personnes prostituées 3 ( * ) . Les responsables de la brigade de proxénétisme de Paris ont toutefois indiqué à votre rapporteur qu'il n'était pas rare que de tels actes d'entraide ou de solidarité donnent lieu à une contrepartie financière.

D'après les informations communiquées par le ministère de la Justice, les faits de proxénétisme non aggravé font l'objet d'un nombre de condamnations stable depuis 1995, évoluant autour de 400 condamnations par an. Les infractions de proxénétisme aggravé, qui faisaient l'objet d'environ 300 condamnations par an, ont donné lieu en 2003 à 801 condamnations inscrites au casier judiciaire national. L'augmentation a surtout porté sur les infractions de proxénétisme à l'égard de plusieurs victimes ou commis par plusieurs auteurs. Depuis lors, entre 600 et 800 condamnations sont enregistrées chaque année par le casier judiciaire national pour proxénétisme aggravé.

Il convient enfin de noter que les faits les plus graves d'exploitation de la prostitution d'autrui sont susceptibles d'être poursuivis sur le fondement des dispositions pénales relatives à la traite des êtres humains (articles 225-4-1 du code pénal et suivants). Toutefois, plusieurs personnes entendues par votre rapporteur ont regretté que ces dispositions soient insuffisamment utilisées par les juridictions.

2. La licéité, sous certaines conditions, de l'exercice de la prostitution et du recours à la prostitution

Si le proxénète encourt de lourdes sanctions pénales, en revanche, l'exercice de la prostitution lui-même n'est pas pénalement répréhensible.

La licéité de la prostitution s'applique à la fois à la personne prostituée, qui ne saurait être inquiétée en raison de son activité, et à son client.

Le législateur a toutefois introduit une exception à ce principe afin de protéger des publics particulièrement vulnérables.

Aux termes de l'article 225-12-1 du code pénal, le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir, en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération, des relations de nature sexuelle de la part d'une personne est puni de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende lorsque la personne prostituée est mineure ou lorsqu'elle présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse. Ces peines sont portées à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende en présence de certaines circonstances aggravantes (notamment lorsque le « client » a commis l'infraction de façon habituelle ou à l'égard de plusieurs personnes ou si les faits ont été commis par une personne qui abuse de l'autorité que lui confèrent ses fonctions), et à sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende lorsque la victime est un mineur de quinze ans.

Une prostitution de voie publique mal connue et évolutive

D'après les informations communiquées par M. Yann Sourisseau, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), la prostitution en France a fortement évolué au cours des années 1990, lorsque, sous l'effet des bouleversements géopolitiques, la part de personnes prostituées de nationalité étrangère n'a cessé de croître pour atteindre environ 80% de l'ensemble des personnes prostituées - 90% si l'on ne tient compte que des personnes prostituées présentes sur la voie publique.

A l'heure actuelle, une majorité de ces personnes exerce sous le joug de réseaux criminels qui fonctionnent très largement sur un mode communautaire (les proxénètes et leurs victimes sont de même nationalité, voire souvent issus de la même région). Au développement de réseaux claniques dans les années 1990 a succédé l'organisation de véritables réseaux criminels « spécialisés » dans la traite des êtres humains, en provenance notamment du Nigéria et d'Europe de l'est.

La prostitution de voie publique ne constitue pas l'unique modalité d'exercice de la prostitution en France. Des bars à hôtesse ou des salons de massage permettent une activité plus « discrète ». Le développement d'Internet a favorisé l'essor de nouveaux modes d'exercice de cette activité. Enfin, on note l'existence d'une prostitution « occasionnelle », d'une prostitution masculine et « transgenre » ainsi que d'une prostitution de luxe (« escorting »).

Au total, il y aurait entre 15 000 et 30 000 personnes prostituées en France, ce qui serait nettement inférieur aux chiffres constatés dans certains de nos voisins européens, comme l'Allemagne ou l'Espagne. Le bénéfice total généré par la prostitution avoisinerait trois milliards d'euros par an.

Si la prostitution de voie publique ne constitue pas l'unique modalité d'exercice de la prostitution en France, elle en est en revanche la face la plus précaire. Non seulement le tarif des « passes » est faible, mais, de plus, la majeure partie de ces revenus serait accaparée par les proxénètes ou les organisateurs du réseau. De fait, les témoignages recueillis montrent qu'une majorité de personnes prostituées sur la voie publique présente des carences sanitaires et des troubles somatiques sérieux, que l'exposition au risque de contamination par des infections sexuellement transmissibles ne contribue qu'à accroître.


* 1 Avec la loi n°46-685 du 13 avril 1946, dite loi « Marthe Richard », qui a entraîné la fermeture des « maisons de tolérance ». Puis, la loi n°60-754 du 28 juillet 1960 a autorisé la ratification de la convention internationale des Nations unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui du 2 décembre 1949. Des dispositions ont alors été adoptées pour supprimer le fichier relatif aux personnes prostituées, d'une part, et mettre en place des mesures sociales à leur destination, d'autre part.

* 2 Auparavant, par deux arrêts datés du 19 novembre 1912, la Cour de cassation avait défini la prostitution comme « le fait d'employer, moyennant une rémunération, son corps à la satisfaction des plaisirs du public, quelle que soit la nature des actes de lubricité accomplis ».

* 3 Voir également Michèle-Laure Rassat, «proxénétisme et infractions qui en résultent », Jurisclasseur pénal, fascicule n°20, §26.

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