EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Par une ordonnance de 1254 que Saint-Louis adressa à ses baillis, le roi, dans les termes rapportés par Joinville, exigea des officiers royaux qu'ils ne « prendront ou ne recevront, par eux ou par autrui ; ni or ni argent ni bénéfices par voies indirectes, ni autres choses » à l'exception des dons de faible valeur, ce que l'ordonnance estimait alors à dix sous. Prolongée par l'ordonnance de réformation de Philippe IV en 1303, cette ordonnance fût rappelée régulièrement par les souverains successifs jusqu'en 1369.

Traces d'institutions révolues, ces ordonnances attestent pour le moins que le souci de l'intégrité et de la probité des agents publics est une préoccupation constante du pouvoir et la condition même de son maintien et de sa légitimité. La Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen consacre ainsi, en son article 15, cette préoccupation en énonçant que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». Aspiration démocratique légitime, le contrôle des représentants désignés par le Peuple pour diriger les affaires publiques est une condition de la confiance que placent les citoyens dans leurs élus.

Les règles applicables aux élus nationaux et locaux ainsi qu'aux titulaires de fonctions gouvernementales se sont progressivement forgées sous les régimes républicains. La Vème République a respecté sur ce point la continuité républicaine en prévoyant un ensemble de règles sur les incompatibilités parlementaires et gouvernementales dès 1958, qui n'a cessé de s'enrichir depuis, parfois à la suite de scandales retentissants. La législation relative à la transparence de la vie politique intervenue en 1988 puis complétée en 1990 a contribué à placer la France parmi les démocraties les plus avancées en terme d'encadrement du financement des campagnes électorales et des partis politiques puisque leur financement est désormais essentiellement assuré par l'État, avec pour contrepartie une interdiction de financement des personnes morales à l'exception des partis ou groupements politiques eux-mêmes. Il convient de conserver à l'esprit cette spécificité française dans l'examen de l'avancement respectif des démocraties modernes dans la prévention et la sanction des conflits d'intérêts, les exemples étrangers « en pointe » sur certains sujets devant être observés également au regard de « leurs retards » sur cette question du financement de la vie politique.

Dans ce contexte, le projet de loi organique et le projet de loi relatifs à la transparence de la vie publique, adoptés par l'Assemblée nationale le 25 juin 2013, marquent une nouvelle étape dans le sens de la moralisation de la vie politique souhaitée par le chef de l'État. Cette réforme est indissociable de celle, en cours d'élaboration par le Gouvernement, portant sur la déontologie des fonctionnaires, sujet sur lequel le précédent Gouvernement avait déjà déposé un projet de loi en mai 2012, sans qu'aucune suite ait pu lui être donnée devant les assemblées parlementaires.

Au cours de l'examen en première lecture à l'Assemblée nationale, ces projets de loi se sont enrichis de dispositions relatives à un sujet distinct mais connexe du sujet de la transparence de la vie publique, celui du financement de la vie politique.

Si l'examen de ces projets de loi intervient dans des délais extrêmement contraints, le Gouvernement ayant en outre engagé la procédure accélérée, votre commission a été guidée dans sa réflexion par les travaux précédemment menés en son sein par un groupe de travail pluraliste institué en novembre 2010, sous la présidence de notre collègue Jean-Jacques Hyest et composé de membres représentant les différents groupes composant la Haute Assemblée, nos collègues ou anciens collègues Alain Anziani, Nicole Borvo Cohen-Seat, Pierre-Yves Collombat, Yves Détraigne, Anne-Marie Escoffier et Jean-Pierre Vial. Les travaux de ce groupe de travail ont donné lieu, en mai 2011, à un rapport d'information 1 ( * ) comprenant quarante recommandations relatives à la prévention des conflits d'intérêts pour les parlementaires, s'appuyant sur des comparaisons internationales.

Votre rapporteur s'est résolument placé dans la démarche entreprise par ce groupe de travail, dont les préconisations ont déjà connu, s'agissant des sénateurs, de premières applications par décision du Bureau du Sénat ou ont été reprises par le Gouvernement ou l'Assemblée nationale au sein de la réforme que notre assemblée est aujourd'hui conduite à examiner.

Citant le regretté Guy Carcassonne qui déplorait que « nous [n'ayons] renoncé à un secret maniaque que pour glisser dans une névrose de transparence », le rapporteur de l'Assemblée nationale indique, dans son rapport, avoir voulu « faire primer l'efficacité des contrôles sur les vertus illusoires d'une transparence sans borne », ce que votre rapporteur ne peut qu'approuver.

Ainsi, à partir des propositions de son rapporteur, votre commission s'est attachée à trouver un équilibre satisfaisant entre, d'une part, les attentes de transparence qui s'expriment désormais au sein de la société et, d'autre part, le respect des garanties traditionnelles accordées aux responsables publics, que ce soit sur le plan de leur vie privée ou dans le cadre de la nécessaire indépendance des pouvoirs, afin de leur permettre d'exercer dans de bonnes conditions leur mandat au service de l'intérêt général. En son temps, la commission de réflexion sur la prévention des conflits d'intérêt dans la vie publique 2 ( * ) résumait ainsi l'enjeu de la réforme : « elle doit reposer sur un équilibre pertinent, et le cas échéant évolutif, entre transparence et protection de la vie privée ; confiance et responsabilité ; prévention renforcée et sanctions adaptées ».

I. LA LUTTE CONTRE LES CONFLITS D'INTÉRÊTS : UNE PRÉOCCUPATION ANCIENNE MAIS GRANDISSANTE

A. LE CONFLIT D'INTÉRÊTS : UNE NOTION D'INSPIRATION NORD-AMÉRICAINE ACCLIMATÉE EN DROIT FRANÇAIS

1. Une notion d'inspiration nord-américaine

La notion de conflit d'intérêts est un directement inspiré de l'exemple nord-américain qui a connu des prolongements en droit français dans le domaine des entreprises et du droit des sociétés, comme l'a évoqué lors de son audition devant votre commission, M. Daniel Lebègue, président de Transparency International France. A l'opposé, en raison d'une conception transcendante de l'intérêt général, qui ne peut se résumer, selon la formule consacrée, à la somme des intérêts particuliers, l'intérêt public a longtemps été considéré comme fondamentalement distinct de l'intérêt privé. Selon cette approche, les deux intérêts ne pouvaient entrer en conflit car ils relevaient de deux natures différentes.

Dans leur rapport relatif à la prévention des conflits d'intérêts des parlementaires en mai 2011, nos collègues et anciens collègues relevaient que la définition même du conflit d'intérêts témoigne d'une conception sous-jacente de l'intérêt général. A cet égard, relevant que l'état des législations des démocraties occidentales invitait à distinguer entre un modèle américain et un modèle européen (dont il faudrait, depuis 2005, soustraire le Royaume-Uni qui s'est rapproché de l'exemple américain), le rapport du groupe de travail rappelait que la « représentation réelle » et non abstraite que supposent les exemples nord-américains implique une très forte présence des représentants des intérêts privés auprès des représentants publics. Aussi, « cette pratique n'est pas, comme en Europe, seulement tolérée » notaient-ils, « elle est considérée comme faisant partie intégrante du processus législatif et démocratique ». La question de la prévention des conflits d'intérêts devient, dans ces conditions, primordiale, aboutissant à une prévention maximale de ces situations qui conduit généralement à laisser une place cruciale à la théorie des apparences. Le conflit d'intérêts s'apprécie alors subjectivement en fonction du point de vue d'un seul acteur dès lors qu'il considère raisonnablement pouvoir suspecter un conflit d'intérêt.

Entendue par le groupe de travail précité, Mme Elisabeth Zoller concluait ainsi, qu'au regard de cette définition, « un conflit d'intérêts peut être commis de bonne foi » puisqu'il repose sur la simple transgression d'une règle de conduite en dehors de toute considération sur l'intention de l'auteur de ce comportement. Le rapport de la commission de réflexion sur la prévention des conflits d'intérêts dans la vie publique confirmait ce constat en affirmant que « les conflits d'intérêts procèdent rarement d'une volonté délibérée ou de la recherche d'un avantage mais demeurent, pour une large part, involontaires ou inconscients ». Le conflit d'intérêt suppose donc le constat objectif d'une opposition entre deux intérêts avec le risque que l'intérêt personnel de la personne en charge de l'intérêt public la conduise à privilégier l'intérêt privé au détriment de l'intérêt public.

Un autre constat du groupe de travail institué au sein de votre commission portait sur l'effectivité du système de prévention des conflits d'intérêts. Il apparaissait que les régimes en apparence les plus répressifs aboutissaient en réalité à des sanctions faibles et essentiellement symboliques .

2. Une tradition juridique française différente

A l'inverse, les démocraties d'Europe occidentale ont moins développé de règles contraignantes pour la prévention des conflits d'intérêts en raison d'une histoire et d'une conception différentes de l'intérêt général : nos collègues et anciens collègues notaient encore que « alors que les pays d'Amérique du Nord ont, très tôt, dû faire face aux situations nées de la proximité entre les élus et les intérêts privés, les États d'Europe continentale ont à l'inverse tenté d'édifier un système dans lequel les élus seraient rendus indifférents à ces mêmes intérêts ». Il n'en résulte cependant pas une approche unifiée des législations européennes sur ce point.

En France, pour les raisons évoquées, la notion de conflit d'intérêts est étrangère à la tradition juridique. Comme le relevait dans un article récent M. Guillaume Protière, professeur de droit public, « jusqu'aux affaires récentes, le conflit d'intérêt n'existait pas en droit public » ; il « n'était pas un instrument courant pour analyser la vie publique et on lui préférait des notions plus directement en lien avec la conception française du pouvoir : la corruption, le détournement de pouvoir ou, notion qui s'en rapproche le plus, la prise illégale d'intérêts ».

La notion a cependant été introduite progressivement 3 ( * ) en droit national sous l'influence du droit européen (notamment en matière de droit de la commande publique) et des recommandations issues des organisations internationales. En 2003, l'organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a ainsi approuvé des lignes directrices pour la gestion des conflits d'intérêts dans le service public. Parallèlement, le Conseil de l'Europe a créé en mai 1990 la commission européenne pour la démocratie par le droit, plus communément appelée « commission de Venise », qui est une instance de réflexion indépendante composée 58 membres qui a rendu plusieurs avis non contraignants sur le sujet qui concourent à l'élaboration de standards européens en la matière.


* 1 Ce rapport n° 518 (2010-2011) est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/notice-rapport/2010/r10-518-notice.html

* 2 Instituée en septembre 2010 par le Président de la République, cette commission comprenait MM. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes et Jean-Claude Magendie, ancien premier président de la cour d'appel de Paris.

* 3 Dans une intervention de novembre 2011, M. Guillaume Protière relève que si l'expression de conflit d'intérêts n'apparaissait qu'une fois en 2005 dans la jurisprudence du Conseil d'État, elle est mentionnée à onze reprises en 2011, soit désormais plus que la notion de prise illégale d'intérêts qui décline concomitamment.

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