C. S'ASSURER DE LA COHÉRENCE CAPACITAIRE

1. Ne pas laisser apparaître des lacunes capacitaires dangereuses en matière de souveraineté nationale

Plusieurs points de vigilance méritent d'être mis en exergue.

Le premier - le plus important - est celui des munitions et en particulier de la filière missile. Compte tenu de la trajectoire financière retenue, la présente LPM prévoit une nouvelle réduction des cibles. Cela touche en particulier les missiles de croisière navals (MdCN) dont la cible a été réduite à 150, la rénovation à mi-vie des missiles de croisière terrestre SCALP pour 100 missiles seulement, la réduction à nouveau de la cible des missiles de défense anti-aérienne Aster, la réduction de la cible des missiles Exocet et enfin la réduction des kits de guidage A2SM (armement air sol modulaire) et dont certains de ces armements ont fait la preuve de leur redoutable efficacité en Lybie et au Mali. Une telle réduction des cibles va trop loin et compromet la capacité opérationnelle de nos forces. Rien ne sert de produire des plateformes modernes si elles ne disposent pas des armements nécessaires pour être opérationnelles. S'agissant des munitions, et en particulier de l'AASM, il serait souhaitable que l'industriel puisse l'exporter dans des conditions qui assurent le maintien de la chaîne de production, c'est-à-dire indépendamment de la nature du porteur (Rafale, Mirage 2000, etc.), comme c'est le cas pour les missiles.

Le deuxième point de vigilance concerne le spatial militaire en général et l'alerte spatiale en particulier. Rien ne sert de proclamer le principe d'autonomie stratégique si l'Etat ne se donne pas les moyens de le mettre en oeuvre. La mise en place d'un satellite d'observation spatiale, qui requiert des capacités critiques en matière de rétines infrarouges que la France est seule à avoir en Europe, est indispensable pour la surveillance de la non-prolifération et concourt à renforcer la crédibilité de la dissuasion. C'est le moyen d'assurer l'autonomie d'appréciation sans laquelle il n'est pas d'indépendance qui vaille.

Le troisième point de vigilance concerne les programmes d'environnement qui concourent à la cohérence capacitaire d'ensemble. Il s'agit, notamment, de la filière optronique qui a été trop longtemps délaissée en France alors même que nos industriels ont les capacités de se hisser au meilleur niveau de la compétition internationale. Les équipements de cette filière sont destinés à des moyens d'observation aussi variés que, notamment, les drones tactiques ou MALE, les avions légers de reconnaissance, les avions de patrouille marine et bien sûr les pods de reconnaissance sous avions d'armes. Ils jouent un rôle déterminant dans l'efficacité des plateformes mises en oeuvre.

Enfin, la commission est préoccupée par la lenteur de mise en place de certains programmes déterminants pour l'opérabilité de nos forces. C'est le cas en particulier des ravitailleurs MRTT dont les deux premiers exemplaires n'arriveront qu'en 2019, mais aussi du programme SCORPION qui conditionne l'efficacité de l'armée de terre et le remplacement de véhicules dont les plus anciens ont près de cinquante ans.

2. Mettre en oeuvre notre stratégie d'alliance
a) Suivre la feuille de route de Lancaster House

Le traité de Lancaster House d'octobre 2010 prévoit une coopération étroite entre le Royaume-Uni et la France en matière de défense. Il repose sur un volet opérationnel - la mise en place d'un corps expéditionnaire conjoint ( Combined Joint Expeditionnary Force). Des manoeuvres conjointes ont eu lieu l'an dernier ( Corsican Lion) - et auront lieu désormais tous les ans. Enfin, le volet industriel concerne aussi bien les équipements conventionnels (drones MALE, UCAS, missiles...) que les équipements qui concourent à la mise en oeuvre de la dissuasion nucléaire (projet TEUTATES).

Il est évident que tous les projets prévus dans la feuille de route ne verront pas le jour et cela n'est pas grave en soi. L'idée en particulier de constituer des groupes aéronavals interopérables a dû être abandonnée compte tenu des choix faits par le gouvernement britannique pour des raisons essentiellement financières. C'est la raison pour laquelle le gouvernement français ne devrait avoir aucune hésitation à ne pas choisir le drone Watchkeeper si une solution nationale s'avérait plus conforme à nos intérêts financiers et à tout le moins à mettre en place un appel d'offres.

En revanche les projets les plus critiques pour la consolidation de nos deux bases industrielles ont été lancés. C'est le cas en particulier du missile antinavires légers (ANL) qui conditionne, d'une part, la poursuite de l'intégration industrielle de MBDA et le succès du projet One MBDA, et d'autre part le futur des missiles de croisière européens. Ce projet méritait d'être lancé même si l'utilité opérationnelle de ce missile n'était pas évidente pour les forces françaises.

D'une façon plus générale, le traité de Lancaster House constitue l'épine dorsale de la défense européenne. Il convient de tout mettre en oeuvre pour lui donner chair.

b) La défense européenne : le sommet de décembre 2013

Aucun grand programme militaire structurant n'a été lancé en coopération depuis l'A400M. Aucun outil de partage opérationnel n'a été mis en place depuis la mise en place du commandement du transport aérien (EATC).

Le sommet de Bruxelles de décembre prochain aura à son ordre du jour les questions de défense. Les chefs d'Etat et de gouvernement n'auront que l'embarras du choix pour lancer de grands programmes : drones MALE, avions ravitailleurs, satellites militaires, etc... Ils peuvent aussi envisager s'ils le souhaitent des avancées plus ambitieuses telles que la création d'une authentique Agence européenne de l'Armement en rapprochant l'Agence européenne de défense et l'OCCAR.

Mais la commission estime que toutes ces avancées ne suffiront pas à relancer le projet européen et que le moment est venu de sauter le fossé qui sépare « l'Europe de la défense » de la « défense européenne ». Pour ce faire elle réitère son souhait que la France propose la constitution d'un « Eurogroupe de défense » 55 ( * ) .

c) Conforter notre place au sein de l'OTAN

Le rapport de M. Hubert Védrine de novembre 2012 n'a pas remis en cause le retour de la France dans le commandement militaire intégré de l'OTAN et a proposé que la France prenne toute sa place au sein de cette organisation. Ce choix a été validé dans le Livre blanc. La France doit pouvoir tenir son rang de nation cadre au sein de l'OTAN et la commission pense que cela devrait être particulièrement le cas en ce qui concerne la défense antimissile balistique telle que décidée au sommet de Lisbonne en novembre 2010.

3. Veiller au respect de la stratégie d'acquisition et à sa bonne articulation avec la stratégie industrielle
a) Programmes à effet majeur et programmes d'environnement

Afin de sauvegarder la base industrielle et technologique de défense l'Etat a souvent privilégié par le passé les grands programmes d'armement - ou programmes à effet majeur (PEM) - qui permettent de faire tourner les chaînes de production et favorisent l'exportation.

Cette priorité a souvent conduit à négliger les autres aspects de l'armement, à commencer par le soutien. Ainsi, lors de la précédente loi de programmation l'acquisition de quarante hélicoptères Tigre HAP ne s'est pas accompagnée de l'acquisition d'autant de lots de pièces de rechange, si bien que la disponibilité de ces hélicoptères, surtout pour les opérations extérieures, s'en est trouvée gravement affectée.

Les programmes d'environnement sont souvent négligés. Compte tenu de leur faible poids industriel, ils sont sacrifiés au profit des PEM ; certaines technologies, jugées non prioritaires, n'ont pas fait l'objet par le passé de suffisamment d'attention. Pourtant ces équipements d'environnement jouent un rôle crucial dans l'efficacité opérationnelle des forces et mérite d'être mieux pris en compte.

L'articulation entre la stratégie d'acquisition de l'Etat (satisfaction du besoin opérationnel des forces) et la stratégie industrielle (préservation de la base industrielle et technologique de défense) mérite d'être améliorée. Dans cette perspective, la démarche stratégique française doit être réexaminée. A titre d'exemple, l'Etat gagnerait à mieux préparer en avance les révisons périodiques de son Livre blanc et à publier dans les intervalles sa stratégie d'acquisition, comme c'est le cas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis.

b) Grands groupes et PME

Afin de privilégier la base industrielle et technologique de défense, la priorité a souvent été accordée par les instances étatiques aux grands groupes. Cette priorité a parfois nuit au développement des PME et ETI de défense. Certains programmes tels le drone de contact (DRAC) auraient mérités d'être commandés directement à la PME productrice par des procédures simplifiées.

Le recours systématique aux procédures d'appel d'offres pour les « petits programmes » et la passation en gré à gré pour les programmes les plus importants méritent d'être reconsidérés.

En matière d'aide au démarrage de projets il convient de souligner le succès du dispositif RAPID (régime d'appui à l'innovation duale) mis en place par la DGA.

Enfin, le pacte PME est susceptible de marquer un progrès important. Encore faut-il qu'il soit mis en oeuvre effectivement sur le terrain et que l'observation puisse en être objectivement constatée.

4. Consolider le redressement de la préparation opérationnelle qui fonde la crédibilité des forces armées

Comme le Ministre de la défense l'a indiqué devant votre commission, l'inversion de cette tendance à la dégradation de la préparation opérationnelle est une priorité forte du projet de loi de programmation militaire.

Un effort financier important est marqué dans ce domaine : les crédits consacrés à l'entretien programmé des matériels progresseront en moyenne de 4,3% par an en valeur pour s'établir à un niveau moyen de 3,4 Md € courants par an sur la période.

Les facteurs d'inertie expliquent que, malgré l'effort significatif consenti, il faille agir en deux temps : inverser la tendance à la dégradation, d'abord, par une restauration de la disponibilité des matériels et une réorganisation du soutien, restaurer, ensuite, les indicateurs d'activité.

Force est de constater en effet que les années 2014 et 2015 seront consacrées à la reconstitution des stocks et à la stabilisation de l'activité au niveau, déjà trop « juste », de 2013. Ce n'est qu'à compter de 2016 qu'est prévu le redressement des indicateurs d'entraînement.

Le rapport annexé indique que le niveau d'activité devrait « tendre vers les normes » à partir de 2016.

Normes annuelles d'activité (hors simulation)

? Terre

-- Journées de préparation opérationnelle 56 ( * ) ......................................... 90 jours.

-- Heures de vol par pilote d'hélicoptère ........................................ 180 heures.

? Marine :

-- Jours de mer par bâtiment (bâtiments hauturiers) .... . 100 jours (110 jours).

-- Heures de vol par pilote de chasse ............................................. 180 heures.

(pilotes qualifiés à l'appontage de nuit). ..................................... 220 heures.

-- Heures de vol par équipage de patrouille maritime ................. 350 heures.

-- Heures de vol par pilote d'hélicoptère ........................................ 220 heures.

? Air :

-- Heures de vol par pilote de chasse .............................................. 180 heures.

-- Heures de vol par pilote de transport........................................... 400 heures.

-- Heures de vol par pilote d'hélicoptère ........................................ 200 heures.

À noter que ces normes sont les mêmes que dans la précédente loi de programmation, sauf pour l'armée de terre où l'objectif de nombre de jours d'entraînement, auparavant fixé à 150 jours, est désormais de 90 jours hors opérations .

Sous la précédente loi de programmation, la journée de préparation et d'activité opérationnelle (JPAO) était l'indicateur utilisé pour mesurer l'entraînement de l'armée de terre, qui comptabilisait à la fois la préparation opérationnelle (JPO) relevant de l'état-major de l'armée de terre et les opérations (journée d'activité opérationnelle, JAO). La précédente norme était de 150 journées JPAO, incluant donc les deux types d'activité.

Les conditions d'engagement des forces (très sollicitées par les OPEX) et les contraintes financières croissantes pesant sur l'entretien programmé du matériel et sur l'entraînement en métropole ont progressivement réduit et déformé l'entraînement de l'armée de terre, qui est passé à seulement 111 JPAO en 2012 (78 JPO + 33 JAO) et à 105 en 2013 (83 JPO + 22 JAO, du fait du désengagement d'Afghanistan).

Le précédent indicateur, globalisé, mélangeait donc la préparation opérationnelle et les OPEX et masquait donc la dégradation de la préparation opérationnelle pour les unités non engagées sur les théâtres extérieurs.

Le nouvel indicateur, comptabilisé en Journées de Préparation Opérationnelle (JPO) se limitera désormais aux seules actions de préparation opérationnelle qui sont de la responsabilité du chef d'état-major de l'armée de terre, à l'exclusion des opérations. La cible de 90 jours permet à l'armée de terre de remplir son contrat opérationnel, indépendamment des opérations où elle est ou non engagée. Elle comprend la formation initiale, la préparation opérationnelle générique (25 jours décentralisés dans les unités et 20 jours centralisés dans les centres d'entrainement) et les mises en condition avant projection.

Il faut toutefois relever que, d'après les informations communiquées à votre commission, aussi bien en 2013 qu'en 2014, en réalisation prévisionnelle et en crédits inscrits dans le projet de loi de finances, l'armée de terre ne sera qu'à 83 jours d'entraînement au lieu des 90 jours « cible » affichés dans le projet de loi de programmation.

Avec le désengagement programmé des opérations et notamment du Mali, le risque d'érosion progressive du niveau opérationnel n'est donc pas totalement écarté, si l'indicateur devait rester éloigné durablement des 90 jours.

Votre commission a donc adopté deux amendements tendant à :

- préciser que les jours de préparation opérationnelle de l'armée de terre, dont le montant serait désormais fixé à 90 jours, contre 150 jours dans la précédente loi de programmation (mais en incluant les opérations), s'entend bien hors participation de l'armée de terre aux opérations intérieures et extérieures. Cette précision permettra d'éviter toute interprétation erronée de ce nouvel indicateur (alinéa 232 du rapport annexé, article 2) ;

- indiquer que les normes de préparation opérationnelle fixées par le projet de loi seront effectivement atteintes en 2016, après une période de redressement progressif en 2014 et 2015 . Il convient en effet d'éviter que les indicateurs d'activité opérationnelle soumis au vote du Parlement ne soient qu'un simple affichage (alinéa 252 du rapport annexé, article 2).

5. Éclairer l'avenir : la R & T de défense

La préservation des crédits de R & T de défense à 730 millions d'euros par an mérite d'être saluée. C'était du reste un souhait de la commission.

Au demeurant, le gouvernement français doit poursuivre son action afin que les fonds européens consacrés à la recherche civile puissent également être utilisés pour la recherche duale. Ce point doit être traité au sommet de Bruxelles de décembre, et se traduire par l'engagement de montants beaucoup plus significatifs que ceux actuellement envisagés. Quand la France met à elle seule 730 millions d'euros en faveur de la recherche militaire, il semble disproportionné que l'Europe des 27 n'envisage qu'une centaine de millions d'euros en faveur de la recherche duale.

Quoiqu'il en soit, le volume de l'enveloppe des PEA impose à l'Etat d'être fin stratège. Cela suppose qu'il fasse des choix judicieux dans le long terme quant aux briques technologiques et aux systèmes d'armes qu'il juge indispensable d'acquérir. Il ne s'agit pas de faire de la R & T pour faire de la R & T ; Il faut certes être à l'écoute des évolutions technologiques et des ruptures scientifiques. Mais cette écoute, cette recherche doivent être éclairées par ce que seront les programmes futurs.

Il convient également dans les programmes d'études amont de bien doser l'effort entre, d'une part, les démonstrateurs de systèmes et, d'autre part, le développement des briques technologiques. Il faut un mélange harmonieux des deux. Une très bonne vision des systèmes d'armes ne fera pas un système d'armes performant s'il n'y a pas les bons capteurs, les bons senseurs et les bons armements.

Pour leur part, les industriels doivent nécessairement avoir un éclairage de la part de leur client, c'est-à-dire l'Etat. Car sans perspective de programme, ni de démonstrateur, ils ne peuvent faire de la recherche pour la recherche dans le domaine militaire. Cet éclairage stratégique est d'autant plus important que l'on descend dans la chaîne d'approvisionnement. Il est assez facile pour les grands groupes d'avoir une vision assez bonne de ce que pourrait être, par exemple, le futur drone de combat. Tel n'est pas le cas pour les PME.

Ces considérations militent, là encore, en faveur de la publication de la stratégie d'acquisition de l'Etat et l'amélioration de sa démarche stratégique.


* 55 Rapport d'information Sénat n°713 - juillet 2013 « Pour en finir avec l'Europe de la défense - vers une défense européenne » http://www.senat.fr/rap/r12-713/r12-7131.pdf

* 56 Les journées de préparation opérationnelle de l'armée de terre s'ajoutent à la participation aux opérations, alors que dans tous les autres cas les normes d'activité intègrent à la fois le besoin en entraînement et la part d'activité opérationnelle prévisible.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page