II. UNE PROPOSITION DE LOI QUI SOULÈVE TOUTEFOIS UN CERTAIN NOMBRE DE DIFFICULTÉS

Afin de ne plus permettre que ce phénomène d'amnésie traumatique pénalise la victime et assure l'impunité de l'auteur des faits, nos collègues Muguette Dini et Chantal Jouanno proposent de modifier le délai de prescription des viols et agressions sexuelles aggravés en prévoyant que ce délai ne commencera à courir qu'à partir du jour où l'infraction apparaît à la victime dans des conditions lui permettant d'exercer l'action publique ( article 3 ).

Ce délai continuerait à être fixé à vingt ans ou dix ans selon l'infraction commise (voir supra ), mais les dispositions prévoyant que le point de départ du délai de prescription ne commence à courir qu'à compter de la majorité de la victime seraient supprimées ( articles 1 er et 2 de la proposition de loi ).

Ce faisant, les auteurs de la proposition de loi proposent d'instaurer un parallèle entre le régime de prescription des viols et agressions sexuelles et celui, mis en place par la jurisprudence de la Cour de cassation, concernant les infractions occultes ou dissimulées.

Cette proposition présente toutefois des fragilités sur le plan juridique.

A. UNE ASSIMILATION INADAPTÉE DES VIOLENCES SEXUELLES AU RÉGIME DES INFRACTIONS OCCULTES OU DISSIMULÉES

1. Le régime jurisprudentiel de prescription des infractions occultes ou dissimulées

En matière de droit de la prescription en matière pénale, la Cour de cassation a progressivement développé une jurisprudence abondante et complexe destinée à permettre l'exercice des poursuites dans les cas où l'application stricte des règles du code de procédure pénale s'y serait opposée.

En effet, afin de ne pas permettre que certaines infractions économiques et financières, du fait des conditions dans lesquelles elles sont commises, puissent rester impunies du fait de l'expiration du délai de prescription, la Cour de cassation a considéré :

- qu'en matière d'infractions continues ou répétées , le délai de prescription ne commençait à courir qu'à compter du dernier acte délictueux (dernière remise de fonds en cas d'escroquerie, dernier acte du pacte de corruption, etc.) 23 ( * ) ;

- par ailleurs, lorsque l'infraction est occulte (ou « clandestine ») , la Cour de cassation a jugé que le point de départ devait être fixé au jour où le délit est apparu ou aurait pu être objectivement constaté dans des conditions permettant l'exercice de l'action publique. Comme l'indique le rapport d'information de votre commission précité, cette jurisprudence ne concerne à ce jour qu'un nombre assez limité de délits : atteinte à l'intimité de la vie privée, mise en mémoire de données informatiques sans le consentement de l'intéressé 24 ( * ) , altération de preuves en vue de faire obstacle à la manifestation de la vérité, tromperie, publicité trompeuse, etc. ;

- enfin, lorsque l'infraction s'accompagne de manoeuvres de dissimulation , la jurisprudence admet également un report du point de départ du délai de prescription au moment où l'infraction est apparue et a pu être constatée : tel est notamment le cas en matière d'abus de confiance , depuis un arrêt du 4 janvier 1935, et d'abus de biens sociaux , depuis une jurisprudence de 1967.

La Cour de cassation a toutefois veillé à limiter l'extension de cette jurisprudence dont elle a, par exemple, refusé l'application au délit d'atteinte à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats à un marché public lorsque les opérations n'ont pas fait l'objet d'une dissimulation 25 ( * ) .

Cette jurisprudence, favorable à la poursuite et à la répression d'infractions difficiles à constater, fait toutefois l'objet de critiques, en raison des incertitudes juridiques qu'elle entraîne et le régime de quasi-imprescriptibilité qu'elle est susceptible d'emporter.

A ce jour, la Cour de cassation refuse d'en étendre le bénéfice à de nouvelles branches du droit pénal. Ainsi, par un arrêt daté du 16 octobre 2013, elle a refusé de reporter le point de départ du délai de prescription à des faits d'infanticides multiples commis pourtant à l'insu de l'entourage de l'auteur des faits 26 ( * ) .

2. Les limites de l'assimilation des violences sexuelles à des infractions occultes ou dissimulées

La Cour de cassation a également refusé d'étendre le bénéfice de sa jurisprudence précitée à des faits de viols commis sur une personne victime consécutivement d'une amnésie traumatique.

Dans un arrêt daté du 18 décembre 2013, la chambre criminelle a confirmé l'ordonnance du juge d'instruction refusant d'informer, pour cause d'extinction de l'action publique par la prescription, sur une plainte avec constitution de partie civile du chef de viols sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité. Cette affaire concernait des faits commis en 1977, pour lesquels la victime avait déposé plainte en 2011. Les juges avaient retenu que la plaignante produisait un certificat délivré par un psychiatre relevant une « amnésie lacunaire fréquemment rencontrée dans les suites de traumatisme infantile », mais avaient jugé « qu'il ne saurait être déduit de cette phrase que le sujet se serait trouvé pendant trente-deux années dans une situation de totale perte de conscience ». La Cour de cassation n'a pas retenu le moyen tiré de l'existence d'un obstacle insurmontable ayant mis la victime dans l'impossibilité d'agir, et elle a approuvé la décision de la chambre de l'instruction constatant que, dans les circonstances précitées, l'action publique était éteinte par acquisition de la prescription au jour du dépôt de la plainte.

La transposition à de tels faits de la jurisprudence relative aux infractions occultes ou dissimulées paraissait en l'espèce délicate. Comme l'a en effet développé l'avocat général M. Yves Le Baut dans ses conclusions, la chambre criminelle n'a recours à cette notion que dans des affaires où l'auteur a dissimulé les faits pour en assurer la clandestinité. Dans le cas précité, les faits sont demeurés ignorés en raison d'un processus psychique propre à la victime.

En outre, comme l'a souligné Mme Claude Nocquet, doyen de la chambre criminelle, lors de son audition par votre rapporteur, la jurisprudence précitée de la Cour de cassation repose sur des éléments objectifs (date de publication des comptes de l'entreprise, etc.), alors que le souvenir d'évènements traumatisants à la suite d'une amnésie dissociative repose nécessairement sur des éléments subjectifs , liés au psychisme de la victime.


* 23 Cass. Crim., 3 décembre 1963. Cass. Crim., 6 février 1969.

* 24 Cass. Crim., 4 mars 1997. Cass. Crim., 17 décembre 2002. Cass. Crim., 7 juillet 2005. Cass. Crim., 20 février 1986.

* 25 Cass. Crim., 5 et 19 mai 2004.

* 26 Toutefois, par une décision datée du 19 mai 2014, la cour d'appel de Paris a refusé d'appliquer cette décision de la Cour de cassation et a estimé que la jurisprudence relative aux infractions dissimulées devait trouver application dans ce cas d'espèce où « les circonstances de fait [avaient] placé l'autorité de poursuite dans l'impossibilité absolue d'agir jusqu'à la découverte des premiers cadavres des nouveaux-nés ». La Cour de cassation sera donc appelée à se prononcer une seconde fois sur ce sujet dans les mois à venir.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page