EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Riche de plusieurs dizaines, voire centaines de milliers de kilomètres de chemins ruraux 1 ( * ) , le domaine privé des communes souffre de nombreux empiétements que son régime, moins protecteur que celui du domaine public, ne permet pas d'éviter. Le domaine privé ne bénéficie en effet pas de l'imprescriptibilité, apanage de la domanialité publique. Il peut donc faire l'objet d'une usucapion, ou prescription acquisitive, de la part de particuliers qui, au terme d'un délai de trente ans de possession d'un chemin rural, pourront légitimement se l'approprier.

Cette vulnérabilité des chemins ruraux a été souvent dénoncée, en particulier par nos collègues parlementaires qui, à de nombreuses reprises, ont interpellé les gouvernements successifs afin de renforcer leur protection 2 ( * ) . En l'absence d'initiative gouvernementale, notre collègue Henri Tandonnet a donc déposé une proposition de loi visant à remédier à cette difficulté.

Si la proposition de loi de notre collègue s'appuie sur le cas particulier des chemins ruraux, elle étend toutefois ses conclusions bien au-delà : le dispositif qui nous est soumis aujourd'hui propose en effet de rendre imprescriptible l'ensemble des biens immeubles appartenant au domaine privé des collectivités territoriales.

Par ailleurs, cette proposition s'attache à une seconde difficulté, là encore bien connue de nos collègues parlementaires qui ont régulièrement interrogé les ministères sur ce point : la prohibition de l'échange des chemins ruraux par la jurisprudence du Conseil d'État.

L'examen de la proposition de loi de M. Henri Tandonnet et plusieurs de ses collègues tendant à interdire la prescription acquisitive des immeubles du domaine privé des collectivités territoriales et à autoriser l'échange en matière de voies rurales (n° 292, 2013-2014) fournit ainsi à notre commission l'occasion de se pencher sur le régime des chemins ruraux et de s'interroger sur l'opportunité de rapprocher les règles relatives au domaine privé des collectivités territoriales de celles régissant leur domaine public.

I. UN DOMAINE PRIVÉ DES PERSONNES PUBLIQUES SOUMIS AU DROIT COMMUN DE LA PROPRIÉTÉ, AUQUEL LE RÉGIME APPLICABLE AUX CHEMINS RURAUX DÉROGE EN PARTIE

Le droit de la propriété des personnes publiques se fonde sur la distinction primordiale entre domaine public et domaine privé, l'appartenance d'un bien à l'un ou à l'autre déterminant le régime juridique qui lui est applicable ainsi que la compétence juridictionnelle en cas de litige (A). Cependant, les caractéristiques propres à certains biens justifient que leur régime déroge sur certains points aux grandes lignes ainsi tracées ; tel est le cas des chemins ruraux (B).

A. UN DOMAINE PRIVÉ DÉFINI PAR OPPOSITION AU DOMAINE PUBLIC ET SOUMIS AU DROIT COMMUN DE LA PROPRIÉTÉ

Si l'on s'attache généralement davantage au domaine public en raison du caractère exorbitant du droit commun de son régime, le domaine privé des personnes publiques recouvre la majeure partie de leurs propriétés. Pourtant, ses contours ne sont définis que par référence au domaine public (1) et ses règles de gestion, par un simple renvoi au droit commun de la propriété privée (2).

1. Une définition en creux du domaine privé par rapport à un domaine public régi par des règles spécifiques légitimées par l'intérêt général

Le code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP), en son article L. 2111-1, définit comme suit le domaine public : « Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d'une personne publique mentionnée à l'article L. 1 [l'État, les collectivités territoriales et leurs groupements, et leurs établissements publics] est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l'usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu'en ce cas ils fassent l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public ».

Sont ainsi codifiés les deux critères dégagés par la jurisprudence pour déterminer l'appartenance d'un bien administratif au domaine public :

- l'affectation à l'usage direct du public (voirie, cimetières communaux, musées et bibliothèques publics...) ;

- l'affectation à un service public, à condition que le bien fasse l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public .

Ces critères tenant à la finalité du bien, et étroitement liés à la notion d'intérêt général, justifient que le domaine public soit régi par des règles exorbitantes du droit commun, énoncées à l'article L. 3111-1 du CGPPP : leur inaliénabilité et leur imprescriptibilité. Ces principes visent à entourer ces biens d'une protection particulière.

Les biens du domaine public ne peuvent donc être aliénés , soit sortis du patrimoine de la personne publique, qu'à condition d'avoir été préalablement déclassés. Conformément à l'article L. 2141-1 du CGPPP, l'acte de déclassement d'un bien « qui n'est plus affecté à un service public ou à l'usage direct du public » a en effet pour conséquence de le faire sortir du domaine public.

L'imprescriptibilité est la conséquence de l'inaliénabilité . Dans la mesure où la prescription acquisitive a pour effet d'éteindre la propriété du titulaire d'un bien au profit de celui qui en aura pris possession ( cf. infra ), elle s'analyse en effet comme un mode d'aliénation des biens.

Il convient de noter que si aujourd'hui inaliénabilité et imprescriptibilité sont intimement liées du fait de l'importance que la domanialité publique a prise dans la théorie juridique, ces deux concepts sont historiquement distincts. L'imprescriptibilité n'est en effet apparue qu'avec l'édit royal d'avril 1667 portant règlement général sur le domaine de la Couronne tandis que l'inaliénabilité des biens du Royaume remonte à une ordonnance de Philippe V datant de 1318. Et, de fait, si l'inaliénabilité entraîne l'imprescriptibilité pour les raisons susmentionnées, la réciproque ne se vérifie pas puisqu' un bien imprescriptible peut rester par ailleurs aliénable selon d'autres modalités que la prescription acquisitive (vente, don, leg...)

En outre, on constate que si l'inaliénabilité et l'imprescriptibilité du domaine public sont des règles législatives, la protection du domaine public a été érigée au rang de principe constitutionnel. Le Conseil a en effet indiqué que « les exigences constitutionnelles qui s'attachent à la protection du domaine public résident en particulier dans l'existence et la continuité des services publics dont ce domaine est le siège, dans les droits et libertés des personnes à l'usage desquelles il est affecté, ainsi que dans la protection du droit de propriété que l'article 17 de la Déclaration de 1789 accorde aux propriétés publiques comme aux propriétés privées » 3 ( * ) .

À contrario , le domaine privé n'est défini qu'en creux , l'article L. 2211-1 du CGPPP se contentant d'énoncer : « Font partie du domaine privé les biens des personnes publiques mentionnées à l'article L. 1 , qui ne relèvent pas du domaine public par application des dispositions du titre I er du livre I er . »

2. Une gestion du domaine privé soumise aux règles du droit commun de la propriété

Hormis son insaisissabilité, commune à l'ensemble des biens administratifs, qu'ils appartiennent au domaine public ou privé 4 ( * ) , le domaine privé des personnes publiques est, contrairement au domaine public, régi par les règles de droit commun de la propriété .

Cela se déduit des dispositions passablement tautologiques de l'article L. 2221-1 du CGPPP selon lesquelles, « ainsi que le prévoient les dispositions du second alinéa de l'article 537 du code civil, les personnes publiques mentionnées à l'article L. 1 gèrent librement leur domaine privé selon les règles qui leur sont applicables ». Le second alinéa de l'article 537 du code civil n'étant malheureusement pas plus éclairant :

« Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent, sous les modifications établies par les lois.

« Les biens qui n'appartiennent pas à des particuliers sont administrés et ne peuvent être aliénés que dans les formes et suivant les règles qui leur sont particulières. »

Dès lors que les règles de droit commun s'appliquent au domaine privé, celui-ci est susceptible de faire l'objet d'usucapion ou prescription acquisitive .

L'usucapion ou prescription acquisitive en matière immobilière

Le code civil, en son article 2227, consacre le principe issu de la jurisprudence selon lequel « le droit de propriété est imprescriptible », entérinant le fait que le droit de propriété ne peut être éteint par non-usage. Il lui apporte toutefois un tempérament : l'usucapion ou prescription acquisitive.

La prescription acquisitive est définie, à l'article 2258 du même code, comme « un moyen d'acquérir un bien ou un droit par l'effet de la possession sans que celui qui l'allègue soit obligé d'en rapporter un titre ou qu'on puisse lui opposer l'exception déduite de la mauvaise foi ». Ainsi, la prescription acquisitive permet-elle au possesseur de revendiquer la propriété d'un bien appartenant à une tierce personne.

L'usucapion ne peut cependant s'opérer que sous certaines conditions.

L'article 2261 du code civil énonce tout d'abord des conditions relatives à la possession dite « utile » (exercice d'un droit indépendamment de sa titularité, situation de fait créant des effets juridiques). Ainsi la possession doit-elle être « continue et non interrompue, paisible, publique, non équivoque, et à titre de propriétaire ». L'article 2263 précise en outre que l'usucapion ne peut résulter d'un acte de violence, « la possession utile ne commen[çant] que lorsque la violence a cessé ». L'article 2266, quant à lui, indique que « ceux qui possèdent pour autrui ne prescrivent jamais par quelque laps de temps que ce soit. Ainsi, le locataire, le dépositaire, l'usufruitier et tous autres qui détiennent précairement le bien ou le droit du propriétaire ne peuvent le prescrire. »

Le code civil conditionne ensuite la prescription acquisitive à certains délais. L'article 2272 énonce en effet que « le délai de prescription requis pour acquérir la propriété immobilière est de trente ans. Toutefois, celui qui acquiert de bonne foi et par juste titre un immeuble en prescrit la propriété par dix ans . »

Il convient de noter que l'usucapion ne s'applique pas automatiquement, le possesseur devant revendiquer son droit soit, de son propre chef, en engageant une action judiciaire pour faire constater que la prescription lui est acquise, soit en opposant à l'action en revendication engagée contre lui par le propriétaire une fin de non-recevoir tirée de la prescription. La preuve peut être faite par tous moyens.

La jurisprudence livre ainsi de nombreux exemples de prescriptions acquisitives ayant permis à des particuliers d'aliéner des immeubles du domaine privé de personnes publiques. Beaucoup d'entre eux concernent des chemins ruraux désaffectés, un chemin rural fréquenté ne pouvant faire l'objet d'une usucapion en raison des conditions de possession exigées par le code civil 5 ( * ) .

Les biens du domaine privé des personnes publiques peuvent également faire l'objet d'échange , conformément à l'article 1702 du code civil qui définit l'échange comme « un contrat par lequel les parties se donnent respectivement une chose pour une autre ». Ainsi, les articles L. 1111-2 et L. 1111-4 du CGPPP - et leurs symétriques, les articles L. 3211-21 et L. 3211-23, l'échange étant à la fois un mode d'acquisition et de cession d'un bien 6 ( * ) - précisent les conditions dans lesquelles respectivement l'État et ses établissements publics, d'une part, les collectivités territoriales, leurs groupements et leurs établissements publics, d'autre part, peuvent procéder à des échanges de biens. Pour les collectivités, le CGPPP renvoie au code général des collectivités territoriales (CGCT) pour le détail des opérations d'échange.

L'application du droit commun de la propriété privée aux biens du domaine privé des personnes publiques justifie que la compétence juridictionnelle en matière de litiges appartienne au juge judiciaire, tandis que la juridiction administrative est généralement compétente pour les biens appartenant à leur domaine public.


* 1 L'ordonnance n° 59-115 du 7 janvier 1959 relative à la voirie des collectivités locales a intégré au domaine privé des communes les chemins ruraux.

* 2 On relèvera ainsi, par exemple, la question de notre collègue Aymeri de Montesquiou qui demandait quelles mesures le Gouvernement entendait prendre pour mieux protéger les chemins ruraux et s'il envisageait une révision du code rural sur ce point (question écrite n° 11274 publiée dans le JO Sénat du 10 décembre 2009, p. 2853).

* 3 CC, décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003, cons. 29.

* 4 Cf . l'article L. 2311-1 du CGPPP : « Les biens des personnes publiques mentionnées à l'article L. 1 sont insaisissables ».

* 5 Pour un exemple de prescription trentenaire d'un chemin rural : CCass, 3 e civ., 1 er avril 2009, n° 08-11.854 ; pour un exemple de prescription abrégée d'un chemin rural : CCass, 3 e civ., 5 février 2013, n° 11-28.299.

* 6 Le plan du CGPPP est en effet construit en trois parties - l'acquisition, la gestion et la cession des biens -, une quatrième partie traitant des autres opérations immobilières et une cinquième de l'outre-mer.

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