EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Selon des études publiées dans la revue médicale britannique The Lancet , 10 % des enfants seraient victimes de maltraitance dans les pays à haut niveau de revenus.

En France, on dénombre 98 000 cas connus d'enfants en danger. 19 000 sont victimes de maltraitance et 79 000 se trouvent dans des situations à risque. 44 % des enfants maltraités ont moins de 6 ans.

Par ailleurs, 5 % des signalements d'enfants en danger proviennent du secteur médical 1 ( * ) . Plus précisément, selon le Dr Cédric Grouchka, membre du collège de la Haute autorité de santé, entendu par votre rapporteur, sur ces 5 %, 4 % des signalements proviennent des médecins hospitaliers et 1 % des médecins libéraux.

Ces données inquiétantes sont tout à fait parlantes s'agissant de la situation des enfants, mais la maltraitance touche également de nombreuses femmes ainsi que des personnes vulnérables, handicapées ou âgées.

La proposition de loi visant à modifier l'article 11 de la loi n° 2004-1 du 2 janvier 2004 relative à l'accueil et à la protection de l'enfance, déposée par Mme Colette Giudicelli, et cosignée par plusieurs de nos collègues 2 ( * ) , tend à renforcer le rôle des médecins dans la détection et la prise en charge des situations de maltraitance, en introduisant dans le code pénal une obligation pour les médecins de signaler ces situations tout en les protégeant, dans ce cas, contre l'engagement de leur responsabilité civile, pénale et disciplinaire.

Votre rapporteur, ainsi que toutes les personnes qu'il a auditionnées, tient à saluer la démarche des auteurs de ce texte, qui permet de poursuivre la réflexion et l'action face à ce véritable problème de société.

I. L'OBJECTIF DE LA PROPOSITION DE LOI : RENFORCER LE DISPOSITIF DE SIGNALEMENT DE MALTRAITANCES PAR LES MÉDECINS

A. UN DISPOSITIF DE SIGNALEMENT PEU UTILISÉ

1. Le dispositif en vigueur

Pour tenter d'inciter les médecins à signaler plus facilement leurs présomptions de maltraitance, l'article 226-14 du code pénal dispose que les sanctions applicables à la violation du secret professionnel, prévues à l'article 226-13 du même code 3 ( * ) , ne sont pas encourues par plusieurs catégories de personnes.

Est ainsi expressément visé, le médecin qui porte à la connaissance du procureur de la République « les sévices ou privations qu'il a constaté, sur le plan physique ou psychique, dans l'exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer que des violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature ont été commises » (2°).

Ce signalement suppose l'accord de la victime, sauf si celle-ci est mineure ou qu'il s'agit d'« une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique » 4 ( * ) .

La définition de la personne vulnérable visée par cette disposition ne reprend pas tout à fait les mêmes termes que ceux utilisés à l'article 434-3 du code pénal 5 ( * ) , qui mentionne les personnes atteintes de déficience physique ou psychique, de maladie, d'infirmité ou en état de grossesse.

La conception de la personne vulnérable retenue à l'article 226-14 est volontairement moins large que celle de l'article 434-3 car il s'agit pour le médecin de passer outre l'accord de la victime pour signaler au procureur de la République des faits la concernant.

Cette rédaction est conforme à la position de votre commission qui, lors du débat sur la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, s'était interrogée longuement sur cette disposition permettant au médecin de signaler des situations de maltraitance sans l'accord de la personne vulnérable. À l'occasion de ce débat, plusieurs membres de votre commission avaient estimé que le médecin ne pouvait s'affranchir de l'accord de la victime mais devait l'accompagner et la convaincre, dans une démarche de responsabilisation, de prendre elle-même l'initiative de saisir la justice 6 ( * ) .

Le dernier alinéa de l'article 226-14 complète le dispositif de protection du médecin, en prévoyant que si ce signalement est effectué dans les conditions prévues à cet article, il ne peut faire l'objet d'aucune sanction disciplinaire. Cette disposition s'applique aux médecins, mais également à toutes les personnes visées par cet article.

Ces règles sont transposées, avec quelques nuances, dans le code de la santé publique. L'article R. 4127-44 s'applique au constat de sévices ou de privations par un médecin, sans qu'il en découle forcément de présomption de violences.

Par rapport à l'article 226-14, cette rédaction met davantage l'accent sur l'option de conscience du médecin et s'appuie sur son expertise. Il doit choisir « les moyens les plus adéquats » pour protéger la victime en faisant preuve de « prudence et de circonspection ».

Quand la victime est un mineur ou une personne vulnérable, « il alerte les autorités judiciaires ou administratives, sauf circonstances particulières qu'il apprécie en conscience . »

En pratique, selon les personnes entendues par votre rapporteur, l'autorité saisie de l'alerte dépend des circonstances. Si le médecin a un simple doute et qu'il n'y a pas d'urgence, il saisit l'autorité administrative, à travers notamment la cellule de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP). En cas d'urgence, et notamment s'il fait le constat de sévices ou de privations à la veille d'un week-end, il saisit directement le procureur de la République et, le plus souvent, hospitalise la personne pour qu'elle soit prise en charge. En octobre 2014, la Haute autorité de santé a élaboré à l'attention des médecins une fiche intitulée « maltraitance chez l'enfant : repérage et conduite à tenir » qui reprend tout le processus de signalement.

Malgré la mise en place de ce dispositif , l'ensemble des personnes entendues par votre rapporteur s'est accordé sur un constat : les médecins, en particulier les médecins libéraux, n'utilisent pas le dispositif de signalement de maltraitance .

2. Un recours limité à la procédure de signalement

Les raisons avancées par les personnes auditionnées sont multiples, mais toutes concordent.

La première explication donnée vise le défaut de formation des médecins à la reconnaissance de situations de maltraitance ainsi qu'à la procédure de signalement.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les médecins ne sont pas formés à l'identification des signes d'alerte des situations de maltraitance. Ils attendent des manifestations évidentes alors que dans la plupart des cas elles ne le sont pas. Comme l'ont souligné les représentants des syndicats de médecins, lors de leur audition, ces signes sont d'autant plus difficiles à détecter que le médecin de ville est souvent le médecin de toute la famille et n'imagine pas que la maltraitance soit possible en son sein.

Le contexte socio-professionnel peut également avoir une incidence sur le défaut de détection de ces situations. Certains présupposés erronés mais tenaces conduisent à écarter inconsciemment l'idée que des personnes appartenant à une classe sociale élevée et instruite puissent se livrer à des actes de maltraitance. Or, les études sur le sujet font apparaitre qu'il y a autant de situations de maltraitance dans les milieux modestes que dans les milieux aisés.

Enfin, selon le Dr Cédric Grouchka, membre du collège de la Haute autorité de santé, entendu par votre rapporteur, les médecins connaissent mal les outils mis à leur disposition, qu'il s'agisse de la cellule de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes (CRIP) ou de la possibilité de saisir le procureur de la République. Ils se sentent isolés et n'agissent pas.

La deuxième raison est la crainte des conséquences d'un signalement sans suites .

Les médecins craignent en premier lieu les poursuites judiciaires et disciplinaires à leur encontre en cas de signalement erroné. Comme le souligne M. Sylvain Barbier Sainte Marie, vice procureur, chef de la section des mineurs du parquet de Paris 7 ( * ) , les médecins de ville « ont une peur irrationnelle de l'institution judiciaire et policière ; ils redoutent de signaler à tort une maltraitance ou d'être poursuivis pour fausse dénonciation ».

Selon le Dr André Deseur, vice-président de l'ordre national des médecins, entendu par votre rapporteur, certaines affaires très médiatisées comme l'affaire « Outreau » contribuent à alimenter cette crainte.

Ils peuvent, en second lieu, être dissuadés par l'impact humain et social de la mise en oeuvre d'une telle procédure, qui peut conduire, en cas d'erreur, à la destruction d'une famille ou de la carrière professionnelle de la personne soupçonnée d'être l'auteur des maltraitances. Les médecins ont ainsi le sentiment d'avoir manqué à leur devoir de loyauté envers leur patient et d'être à l'origine de la rupture du lien de confiance avec la famille.

Le médecin subit lui-même lourdement les conséquences de ce signalement sans suites, tout particulièrement dans les petites villes ou en zone rurale. Comme l'ont souligné les représentants des syndicats de médecins, entendus par votre rapporteur, dans ces territoires, tout se sait très vite. Le médecin voit alors sa réputation affectée, ce qui peut avoir des répercussions en termes de perte de clientèle. Il va donc être réticent à émettre de nouveaux signalements.

Enfin, même lorsque le signalement est fondé, cette démarche est éprouvante pour le médecin, qui n'est pas familier de l'institution judiciaire. Sa convocation au commissariat ou son audition génère des inquiétudes et peut également entrainer des perturbations de fonctionnement de son cabinet.


* 1 Chiffres extraits du dossier « Maltraitance des enfants : ouvrir l'oeil et intervenir », paru dans la revue « médecins » n° 38 janvier-février-mars 2015.

* 2 Texte n° 531 (2013-2014), déposé au Sénat le 14 mai 2014.

* 3 Un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende.

* 4 L'accord de la victime a été supprimé de l'article 226-14 pour la personne vulnérable par la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance.

* 5 Cet article sanctionne le fait pour quiconque ayant connaissance de privations, mauvais traitements, atteintes sexuelles sur mineur de quinze ans ou personne vulnérable, de ne pas en informer les autorités judiciaires ou administratives de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende.

* 6 Cf. rapport n° 476 (2005-2006) de M. Jean-René Lecerf, fait au nom de la commission des lois, déposé le 6 septembre 2006, p. 102. http://www.senat.fr/rap/l05-476/l05-4761.pdf

* 7 Dossier de la revue « médecins » n° 38, précitée, p. 22.

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