B. LA MISE EN PLACE PROGRESSIVE DE RÉGIMES DE RÉPARATION MATÉRIELLE POUR LES VICTIMES DE LA SHOAH

1. Les régimes de réparation fondé sur la solidarité nationale, sous forme de droits à pension

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France a fait le choix d'un régime de pension d'invalidité ou de décès, fondé sur la solidarité nationale, ouvert à tous les déportés politiques, qui s'avère être un des plus généreux d'Europe.

La loi du 20 mai 1946 relative aux victimes civiles de la guerre 1939-45, outre les cas déjà prévus pour la première guerre mondiale, a prévu des cas d'ouverture du droit à pension spécifiques à la Seconde Guerre mondiale, dont la déportation. Les demandeurs (invalides ou ayants cause) devaient apporter la preuve que l'invalidité ou le décès résultait d'un des faits de guerre prévus par la loi.

Puis la loi du 9 septembre 1948 a créé un statut du déporté politique, comportant des droits à pension particuliers.

La qualité de déporté politique, matérialisée par une carte, est accordée aux personnes ayant subi une déportation « pour tout autre motif qu'une infraction de droit commun ». Ce statut recouvre donc les déportations pour des motifs raciaux et les déportations pour autres motifs (politiques stricto sensu ), hormis les déportations pour appartenance aux mouvements de Résistance qui donnent droit au bénéfice d'un statut différent, celui des déportés résistants (créé par la loi du 6 août 1948) 4 ( * ) .

Il n'existe donc pas dans le cadre du code des pensions militaires d'invalidité et des victimes de la guerre (CPMIVG) une indemnisation spécifique aux victimes de la Shoah mais un régime applicable à tous les déportés politiques. Aucune indication chiffrée spécifique aux victimes de la Shoah ne peut donc être communiquée (voir Annexe n° 2). Seules des indications relatives à l'ensemble des déportés politiques peuvent être fournies : au 31 décembre 2013, le régime comportait 4 345 ressortissants pour un coût annuel de 67,5 millions d'euros.

Caractéristique importante, le droit à pension d'invalidité de victime civile de guerre (catégorie qui englobe les déportés politiques) est ouvert sous condition de nationalité : les victimes doivent posséder la nationalité française lors du fait de guerre et lors de la demande de pension. Elles ne doivent pas avoir perdu cette nationalité par la suite : la perte de la nationalité française entraîne la suspension du droit à pension (articles L. 197, L. 203, L. 107 du CPMIVG).

Le droit à pension est néanmoins reconnu aux personnes ayant la nationalité de pays ayant signé une convention de réciprocité avec la France (Belgique, Royaume-Uni, Pologne, ex-Tchécoslovaquie) ainsi qu'aux personnes relevant des conventions internationales sur les réfugiés de 1933 et 1938 (voir annexe n° 3).

Ceci laisse toutefois un certain nombre de victimes en dehors de ce régime.

2. Des régimes d'indemnisation mis en place à la fin des années 1990 et une évolution concomitante de la jurisprudence du Conseil d'État

Ce n'est qu'à partir du travail de mémoire réalisé depuis les années 1970-80 et de la reconnaissance en 1995 des crimes perpétrés sous les autorités de fait dites « Gouvernement de l'Etat français » ainsi que la responsabilité historique de la France dans la déportation des Juifs, que le principe d'une indemnisation plus spécifique a pu être envisagé, tant pas la voie normative que par la jurisprudence du Conseil d'Etat.

a) La restitution ou l'indemnisation des biens spoliés durant la Seconde Guerre Mondiale

Par le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999, la France s'est engagée dans cette direction, notamment avec la création de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation (CIVS) (voir annexe n° 4).

Cette action, qui s'inscrit dans le prolongement de la « mission Mattéoli » 5 ( * ) , chargée d'étudier la spoliation des biens immobiliers et mobiliers appartenant aux Juifs de France pendant la Seconde Guerre mondiale, est une réponse apportée à l'action d'influence exercée par plusieurs personnalités de la communauté juive américaine et le Gouvernement des États-Unis, qui se sont mobilisés pour obtenir des réparations de la plupart des États européens 6 ( * ) .

En outre, les gouvernements français et américain ont signé, à Washington, le 18 janvier 2001, un accord relatif à l'indemnisation de certaines spoliations intervenues pendant la seconde guerre mondiale (voir annexe n°4).

b) Un régime d'indemnisation des orphelins

Ce régime a été créé par le décret n° 2000-657 du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites 7 ( * ) .

Le décret du 13 juillet 2000 a été pris principalement au motif que de nombreux orphelins n'avaient pu faire valoir des droits à pension, soit par ignorance de leurs droits par leurs tuteurs, soit en raison des conditions de nationalité applicables aux victimes civiles et à leurs ayants cause.

L'indemnisation est ouverte aux orphelins de « toute personne dont la mère ou le père a été déporté à partir de la France dans le cadre des persécutions antisémites durant l'Occupation et a trouvé la mort en déportation », à condition que l'orphelin ait eu moins de 21 ans lors de la déportation du ou des parents. Aucune condition de nationalité n'est exigée des demandeurs, dès lors que la victime a été déportée depuis la France.

L'indemnisation prend la forme, au choix du demandeur, d'un capital de 27 440,82 € ou d'une rente viagère revalorisée annuellement (543,64 €/mois pour 2015). Au 31 décembre 2014, 6 610 orphelins ont fait le choix du versement d'un capital soit un montant effectivement versé à cette date de 179,7 millions d'euros et 6 974 rentes ont été versées pour un montant de 510,8 millions d'euros, soit un total de 690,5 millions d'euros.

c) Une évolution de la jurisprudence administrative

Jusqu'à son abandon par un arrêt Papon du 12 avril 2002, prévalait une jurisprudence 8 ( * ) selon laquelle l'Etat ne pouvait être condamné à indemniser les conséquences des fautes de services commises par l'administration française sous l'égide des autorités de fait dites « Gouvernement de l'État français » en application d'actes déclarés nuls à la Libération par l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine. En effet, l'article 3 de ladite ordonnance a expressément constaté la nullité de tous les actes qui établissent, ou appliquent, une discrimination quelconque fondée sur la qualité de juif.

S'appuyant sur la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, sur le rôle joué par l'Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles et sur l'évolution normative, le Conseil d'État a fait évoluer sa jurisprudence en considérant que les dispositions de l'ordonnance de 1944 « n'ont pu avoir pour effet de créer un régime d'irresponsabilité de la puissance publique à raison des faits ou des agissements commis par les autorités et services de l'Etat dans l'application de ces actes. Tout au contraire, en sanctionnant l'illégalité manifeste de ces actes qui, en méconnaissance des droits fondamentaux de la personne humaine tels qu'ils sont consacrés par le droit public français, ont établi ou appliqué une telle discrimination, les dispositions de l'ordonnance du 9 août 1944 ont nécessairement admis que les agissements d'une exceptionnelle gravité auxquels ces actes ont donné lieu avaient le caractère d'une faute de nature à engager la responsabilité de l'Etat ». (cf Annexe n° 5).


* 4

Les personnes ayant obtenu la qualité de déporté politique disposent de droits à pension particuliers ; toute affection résultant de maladie est reconnue imputable à la déportation, sans condition de délai, sauf si la preuve contraire est apportée par l'administration. Le droit à pension au titre de la présomption est aussi prévu pour les ayants cause, qu'il s'agisse d'un décès en déportation ou d'un décès après le retour du déporté, sans condition de délai.

* 5 Jean Matteoli, Mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France : rapport général.

En 1997, le Premier Ministre a souhaité que soit mis en place une mission d'étude dont la présidence fut confiée à Jean Matteoli, ancien résistant et alors Président du Conseil Économique et Social

* 6 En 1995 le Président Clinton nomme Stuart E. Eizenstat, Ambassadeur des États-Unis auprès de l'Union européenne, au poste d'Ambassadeur chargé des négociations sur les indemnisations dues aux Juifs d'Europe, à la demande d'Edgar Bronfman, président du Congrès juif mondial et d'Israël Singer, Secrétaire général de cette organisation. Afin de faire obtenir des réparations morales mais surtout matérielles, ces trois hommes se saisissent de l'exemple suisse pour exercer une forte pression sur les gouvernements des pays européens dans lesquels les Juifs ont été victimes de spoliations voulues non seulement par les Allemands mais aussi par les gouvernements eux-mêmes. C'est ainsi que l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, la France, les Pays-Bas et la Norvège ont créé des commissions ad hoc et publié leurs conclusions sous forme de rapports publics.

Par ailleurs, le recours collectif (class action), spécifiquement reconnu par le code de procédure civile fédérale et par la plupart des États de 1'Union, permet à quelques individus de porter plainte au nom de centaines de milliers de personnes censées avoir subi le même préjudice. Cette possibilité, non admise en droit français, pouvait, en France, avoir des conséquences imprévisibles. Des dizaines d'entreprises et de banques françaises pouvaient être citées devant les tribunaux américains pour leur complicité dans ce vol, ce qui supposait, en plus des incertitudes financières liées à ce genre de procès, des risques d'image et des frais d'honoraires d'avocats américains très importants, comme la SNCF le constate à ses dépens.

* 7 Par la suite, un deuxième décret (décret n°2004-751 du 27 juillet 2004) a institué une mesure d'indemnisation identique pour les orphelins dont les parents sont morts victimes d'actes de barbarie durant la Seconde Guerre mondiale (déportation pour un motif autre que les persécutions raciales, massacres). Les montants prévus sont les mêmes que pour le décret du 13 juillet 2000 et sont revalorisés dans les mêmes conditions

* 8 Conseil d'Etat 14 juin 1946 Ganascia, 4 janvier 1952 Epoux Giraud et 25 juillet 1952 Demoiselle Remise.

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