III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION : EN DÉPIT D'UN OBJECTIF VERTUEUX, UN TEXTE JURIDIQUEMENT DÉFICIENT ET ÉCONOMIQUEMENT INADAPTÉ ET PRÉMATURÉ

Si l'objet de la présente proposition de loi correspond à une réelle problématique - la contribution des grandes entreprises à l'amélioration des normes sociales et environnementales, au respect des droits de l'homme et à la prévention de la corruption -, force est de reconnaître qu'elle constitue un outil juridiquement déficient et économiquement inadapté et prématuré, en l'état de sa rédaction comme de l'appréhension de cette problématique au niveau de l'Union européenne.

A. UN OBJECTIF ASSURÉMENT VERTUEUX

Selon notre collègue député Dominique Potier, rapporteur du texte à l'Assemblée nationale, « cette proposition de loi originale, novatrice, s'inscrit dans ce champ, celui de la loyauté, aux frontières de l'éthique et de la loi, afin de créer un mouvement vertueux au service des droits de l'homme en instaurant un devoir de vigilance », selon ses termes devant l'Assemblée nationale le 30 mars 2015.

Nul ne contestera la valeur et la générosité de l'engagement des initiateurs d'un tel texte.

Votre rapporteur partage l'idée selon laquelle le droit actuel ne permet pas d'assurer de façon convenable la réparation des dommages qui pourraient résulter, directement ou indirectement, de l'activité économique des grandes entreprises, sur le sol français ou à l'étranger, notamment dans les pays en développement. À cet égard, les modalités d'indemnisation des victimes du Rana Plaza ne sont pas satisfaisantes, dans la mesure où elles ne résultent pas de l'application de règles de droit - en l'espèce de la loi bangladaise, qui s'applique aux entreprises qui exercent leurs activités sur le territoire du Bangladesh - mais de la seule générosité de donateurs publics et privés.

De nouvelles voies sont donc à explorer, dans un contexte toujours renouvelé par la mondialisation et l'accélération des échanges commerciaux internationaux, dans lesquels les multinationales ont évidemment un rôle majeur. Pour autant, la générosité, pour légitime qu'elle soit, ne doit pas conduire le législateur à méconnaître les exigences du droit.

B. UN TEXTE COMPORTANT DE GRAVES DÉFICIENCES JURIDIQUES

L'analyse juridique que votre rapporteur a faite de cette proposition de loi ne lui permet pas de partager l'opinion formulée par M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État chargé des relations avec le Parlement, le 30 mars 2015 devant l'Assemblée nationale, selon laquelle ce texte était, notamment dans son mécanisme de sanction, « robuste juridiquement ».

1. De nombreuses imprécisions et ambiguïtés

À l'exclusion du périmètre des sociétés redevables de l'obligation de vigilance, déterminé à partir de critères clairs, objectifs et connus en droit des sociétés, la présente proposition de loi se caractérise par l'importance de ses imprécisions et ambiguïtés juridiques, outre un certain nombre de lacunes, d'approximations et d'insuffisances rédactionnelles, dont certaines ont déjà été évoquées supra .

a) Les incertitudes liées aux normes de référence

Concernant l' article 1 er , en premier lieu, votre rapporteur relève que, si le texte instaure une obligation pour les sociétés françaises, il ne précise pas la nationalité des sociétés contrôlées, sous-traitants et fournisseurs dont les activités doivent être prises en compte dans le plan de vigilance. Il ressort néanmoins assez clairement des auditions que doivent aussi être pris en compte par le plan ceux dont le siège est situé à l'étranger. Dans ces conditions, si l'obligation de vigilance ne s'applique qu'aux sociétés françaises, ce texte revêt tout de même une dimension extraterritoriale relative du fait de cette extension du plan de vigilance.

En second lieu, votre rapporteur relève l' imprécision des normes de référence devant permettre de juger des atteintes aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, des dommages corporels ou environnementaux qualifiés de graves, des risques sanitaires, sans autre qualificatif, ainsi que des comportements dits de corruption active ou passive. Il n'est pas prévu de les faire préciser par le décret en Conseil d'État mentionné par le texte et ces notions, en l'état, s'avèrent particulièrement générales et donc par trop imprécises pour fonder une obligation qui pourrait donner lieu à amende civile en cas de manquement.

S'agirait-il de normes librement choisies par les entreprises elles-mêmes, auquel cas la portée du plan de vigilance s'en trouverait amoindrie ? Devrait-il plutôt s'agir, comme le ministère de la justice l'a indiqué à votre rapporteur, des normes internationales communément admises en matière de responsabilité sociétale des entreprises, en sachant que ces normes sont diverses et peu précises, s'apparentant à des codes de bonne conduite ? Seraient ici visés, notamment, les principes directeurs de l'OCDE et les principes directeurs des Nations unies, présentés supra .

Dès lors que le plan de vigilance doit s'étendre aux partenaires étrangers de la société, on pourrait aussi imaginer que ces normes puissent être celles du droit français ou celles du droit étranger. Dans le premier cas, l'objectif pourrait être d'apporter aux tiers une protection équivalente à celle offerte par le droit français, notamment dans les pays en développement, tandis que dans le second cas, il s'agirait de s'en tenir au respect du droit de l'État sur le territoire duquel l'entreprise est en relation avec ses partenaires, ce qui constitue une obligation élémentaire. En tout état de cause, dans les domaines qui doivent être traités par le plan de vigilance, il peut exister des contradictions entre les normes françaises et les normes locales applicables aux partenaires de la société : faudrait-il que la société exige de ses sous-traitants, en vertu de son plan de vigilance, le respect de normes françaises contraires aux normes locales, par exemple en matière d'égalité entre les femmes et les hommes, susceptible de relever des droits de l'homme, dans les pays dont le droit prévoit un statut différent entre hommes et femmes ?

Cette imprécision quant aux normes de référence est d'autant plus problématique que la responsabilité de la société peut être engagée devant le juge français en cas de manquement à l'obligation de veiller au respect de ces normes, dans le cadre de la mise en oeuvre du plan de vigilance.

Le renvoi au décret en Conseil d'État figurant dans le texte, souvent invoqué lors des auditions menées par votre rapporteur pour expliquer que les précisions manquantes seront apportées par le pouvoir réglementaire, ne constitue pas une garantie satisfaisante ni suffisante, selon votre rapporteur, pour répondre à ces imprécisions. En l'état du texte, ce décret devrait préciser les modalités de présentation et d'application du plan, mais ni son contenu en tant que tel ni ses normes de référence.

b) La sanction de l'inobservation des obligations relatives au plan de vigilance

En troisième lieu, le mécanisme procédural prévu par le texte en cas d' inobservation de l'obligation d'établir, rendre public et mettre en oeuvre le plan de vigilance soulève plusieurs interrogations.

D'une part, le texte instaure une procédure permettant d'enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d'établir le plan, de le rendre public et de rendre compte de sa mise en oeuvre. Ce mécanisme est cohérent dans son principe avec le droit des sociétés et devrait permettre de contrôler le respect de ces obligations. Il existe cependant une ambiguïté s'agissant de l'obligation sanctionnée en matière de mise en oeuvre du plan : le texte prévoit qu'il doit être mis en oeuvre de manière effective, mais l'injonction porterait sur le fait de rendre compte de cette mise en oeuvre, s'appuyant sans doute sur le décret, qui doit prévoir les « conditions du suivi de sa mise en oeuvre ». Il y a donc une incertitude sur la nature réelle de l'obligation. En outre, la procédure prévue, avec saisine possible, au choix du demandeur, du tribunal ou du président du tribunal statuant en référé, est inutilement lourde dans le cadre d'une injonction de faire : la seule saisine du président serait suffisante.

D'autre part, le texte prévoit une amende civile ne pouvant excéder un montant de 10 millions d'euros. Il n'indique pas, cependant, les cas dans lesquels cette amende serait encourue ni par qui elle serait prononcée ni à la demande de qui elle pourrait l'être. En tout état de cause, il n'est pas envisageable qu'elle puisse être prononcée par le président du tribunal statuant en référé : seul le tribunal pourrait statuer. Dans le silence du texte, on suppose que le prononcé de cette amende pourrait être demandé par la personne ayant aussi demandé l'injonction de faire, dans les trois mêmes cas de manquement en matière de plan de vigilance. Le régime procédural de cette amende civile, qui constitue une sanction, s'avère particulièrement peu clair selon votre rapporteur.

c) La portée incertaine du régime de responsabilité

S'agissant du régime de responsabilité envisagé par l' article 2 , votre rapporteur s'interroge sur sa portée véritable. Selon les représentants du ministère de la justice entendus en audition, il s'en tient au droit commun de la responsabilité, en faisant référence aux articles 1382 et 1383 du code civil, de sorte que tout manquement aux obligations relatives au plan de vigilance constituerait une faute civile susceptible d'engager la responsabilité de son auteur dans la mesure où cette faute serait à l'origine d'un dommage et donc d'un préjudice à réparer, à condition de démontrer le lien de causalité entre la faute et le dommage. Dès lors, si elle n'ajoute rien au droit, une telle disposition serait inutile.

Selon l'exposé des motifs de la proposition de loi, « la méconnaissance par une société de son devoir de vigilance pourra être invoquée devant le juge à l'appui d'une action en réparation fondée sur le régime de responsabilité civile de droit commun ». Si c'est bien l'intention affichée par les auteurs du texte, la rédaction retenue s'avère bien plus ambiguë. Votre rapporteur n'ignore pas, cependant, qu'un des éléments pris en compte dans l'élaboration de ce texte était la question de l'indemnisation de victimes étrangères d'un dommage réalisé à l'étranger du fait d'un sous-traitant étranger d'une société française.

Peut-on pour autant considérer que le juge ne pourrait pas tirer de la formulation ambiguë de cette disposition une portée utile plus importante, compte tenu de la nature et de l'étendue du plan de vigilance ? Comme la société qui établit le plan doit le mettre en oeuvre « de manière effective », y compris à l'égard de ses sous-traitants à l'étranger, dans quelle mesure cette disposition n'invitera pas le juge à avoir une conception plus extensive de la faute de la société en cas de manquement de sous-traitant, aboutissant de fait à une forme dégradée de responsabilité du fait de la faute d'autrui, c'est-à-dire d'un sous-traitant à l'étranger, indépendamment de la recherche de la responsabilité de ce sous-traitant selon ses lois nationales. Certes, à l'inverse des propositions de loi initiales à l'Assemblée nationale, il ne s'agit pas d'un régime de présomption de responsabilité.

d) Le risque contentieux

En outre, par un mécanisme de renvoi, le texte prévoit que l'action en responsabilité peut être engagée par toute personne ayant intérêt à agir pour demander au tribunal d'enjoindre à la société de remplir ses obligations relatives au plan de vigilance, et pas uniquement les victimes d'un dommage éventuel. En d'autres termes, des associations, françaises voire étrangères, pourraient saisir le juge français pour demander la réparation d'un préjudice causé à l'étranger par un sous-traitant étranger. Un tel mécanisme semble s'écarter du droit commun de la responsabilité de façon significative, selon votre rapporteur. On ne peut ignorer, dans cette hypothèse, le risque que soient engagées des actions de nature médiatique.

Dès lors, le risque contentieux et financier s'avère particulièrement lourd, sur la base d'une formulation qui ne s'en tient pas au droit commun de la responsabilité dans ses conséquences possibles.

Nous aurions en quelque sorte la création d'une nouvelle catégorie d'action de groupe , sans aucune garantie ni précision procédurale, conduite à la discrétion de « toute personne justifiant d'un intérêt à agir » sans mandat des éventuelles victimes. Toute association pourrait s'ériger en véritable « procureur privé » mettant en cause devant le juge civil tout manquement éventuel d'une société à son obligation de vigilance, en France comme à l'étranger. Il s'agirait d'une grande innovation en droit français.

Votre rapporteur s'est demandé si l'instauration d'un tel régime de responsabilité pouvait conduire, pour se prémunir contre les risques de mise en cause, à une sorte d' obligation d'ingérence de la société mère dans la gestion de ses filiales, sous-traitants et fournisseurs. Une telle évolution contredirait le principe d'autonomie des personnes morales, dont découle la nécessaire autonomie de gestion des filiales et, a fortiori , des fournisseurs et des sous-traitants, qui ne sont liés à la société que par des relations contractuelles et non des relations de détention capitalistique. Or, votre rapporteur relève qu'une telle immixtion constitue une faute, susceptible d'engager la responsabilité de la société. Le paradoxe serait, pour éviter de voir sa responsabilité engagée du fait d'une défaillance dans le contrôle de la mise en oeuvre du plan par les sous-traitants et fournisseurs, de mettre en jeu sa responsabilité du fait de cette ingérence dépassant le cadre normal de relations contractuelles. Il en résulterait un alourdissement des contraintes contractuelles liées aux audits et contrôles et au choix de placer la gestion et l'approvisionnement d'un sous-traitant, qu'il soit français ou étranger, sous le contrôle direct de la société.

Enfin, l'obligation d'établir et mettre en oeuvre un plan de vigilance incluant des filiales et fournisseurs à l'étranger soulève des risques de conflit avec des règles du droit international privé, dans la mesure où seraient concernés par le champ du plan des contrats internationaux.

2. Une interrogation constitutionnelle sérieuse

Compte tenu des déficiences juridiques ainsi relevées dans le texte, votre rapporteur constate que la présente proposition de loi soulève une triple interrogation constitutionnelle, particulièrement sérieuse.

En premier lieu, les imprécisions et ambiguïtés de la rédaction de la proposition de loi développées supra peuvent porter atteinte au principe de clarté de la loi , qui découle de l'article 34 de la Constitution, ainsi qu'à l' objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Selon la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, ces principes « imposent [au législateur] d'adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques », lequel « doit en effet prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi » 38 ( * ) . Or, en vertu de l'article 34 de la Constitution, la loi doit bien fixer les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales, dans le champ desquelles entre la présente proposition de loi constitutionnelle. Ainsi, les entreprises et les autres sujets de droit concernés par les dispositions du présent texte doivent pouvoir connaître avec une précision suffisante les obligations qui en résultent, ce qui n'est pas le cas. Les destinataires de la loi ne connaissent pas avec précision leurs obligations et l'étendue de leur responsabilité, alors que des sanctions sont prévues en cas de méconnaissance de ces obligations.

À cet égard, lors des auditions de votre rapporteur, on a également pu invoquer l'atteinte possible au principe de légalité des délits et des peines , dans la mesure où pourrait être prononcée une amende civile pour sanctionner un manquement à une obligation mal définie par le législateur, dans la mesure où le contenu et les normes de référence du plan de vigilance ne sont pas suffisamment précises.

En second lieu, le régime de responsabilité créé par la proposition de loi semble heurter, selon votre rapporteur, la conception constitutionnelle du principe de responsabilité . Il résulte, en effet, de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen 39 ( * ) que « tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer » 40 ( * ) . La responsabilité incombe bien à celui par la faute duquel le dommage est arrivé, non à une autre personne. La prise en compte au travers du plan de vigilance des atteintes aux droits de l'homme et des dommages sanitaires et environnementaux commis des sous-traitants, le cas échéant à l'étranger, c'est-à-dire hors du territoire d'application de la loi française par définition, constitue une forme dégradée de responsabilité pour la faute d'autrui, alors que la société, en dépit du plan et des clauses contractuelles avec ses sous-traitants, ne possède pas un pouvoir de direction sur eux.

En troisième lieu, comme le prévoit l'article 2 du texte, la possibilité pour une association d'engager une action en responsabilité, a priori pour le compte de tiers victimes d'un préjudice, s'écarte des conditions dans lesquels le Conseil constitutionnel interprète le principe juridique traditionnel selon lequel nul ne plaide par procureur 41 ( * ) . Si le Conseil admet qu'une organisation représentative puisse introduire une action pour le compte d'autrui sous la double condition que chaque personne « ait été mis à même de donner son assentiment en pleine connaissance de cause » et conserve « la liberté de conduire personnellement la défense de ses intérêts et de mettre un terme à cette action ». Force est de constater que la présente proposition de loi ne présente aucune des garanties exigées par le Conseil constitutionnel.


* 38 Ce considérant de principe est souvent repris par le Conseil constitutionnel dans ses décisions. Voir par exemple la décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information.

* 39 « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. »

* 40 Décisions n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 et n° 99-419 DC du 9 novembre 1999.

* 41 Décisions n° 89-257 DC du 25 juillet 1989 et n° 2014-690 du 13 mars 2014.

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