EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

À l'occasion des 110 ans de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, notre collègue Jacques Mézard et plusieurs membres du groupe RDSE ont déposé, le 15 décembre 2015, une proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l'article 1 er de la Constitution.

Cette initiative témoigne - si besoin en était - de l'actualité du principe de laïcité, tout en reprenant l'une des propositions formulées par le Président de la République lors de la campagne pour l'élection présidentielle de 2012, lequel avait proposé d'inscrire les principes fondamentaux de la loi de 1905 à l'article 1 er de la Constitution. Lors de sa conférence de presse du 5 février 2015, le Président de la République a d'ailleurs estimé que la loi de 1905 ne saurait subir de modifications, ni même d'accommodements. Selon lui, la laïcité définie comme la « séparation de l'État et des cultes » doit « être comprise pour ce qu'elle est, c'est-à-dire la liberté de conscience et donc la liberté des religions ».

Si le texte de la proposition de loi constitutionnelle soulève plusieurs interrogations juridiques, votre commission souscrit pleinement à la pertinence du débat auquel nous invite une telle initiative, dans le contexte particulier que traverse aujourd'hui notre pays, à la suite des attentats de janvier et novembre 2015, commis au nom de l'islam.

L'examen de cette proposition par le Sénat fait involontairement écho à certaines controverses médiatiques sur la laïcité, controverses fréquentes dans la période actuelle, au gré de l'actualité. Votre rapporteur observe que plusieurs conceptions de la laïcité peuvent effectivement sembler s'affronter, en fonction notamment de la place, de la visibilité et des facilités que l'on peut accorder aux religions dans l'espace public, en réponse à certaines revendications, au-delà de la question consensuelle de la neutralité religieuse de l'État. Aussi l'examen de ce texte doit-il nous permettre de nous extraire des querelles de l'instant, pour revenir aux principes fondateurs, à l'aide d'une analyse juridique rigoureuse.

D'application d'abord conflictuelle, notamment avec l'Église catholique compte tenu de son influence dans la société française, la loi du 9 décembre 1905 est aujourd'hui perçue comme une loi de pacification, de paix civile, qui permet la coexistence de l'État et des différentes religions.

Laïciser l'État, en assurant sa neutralité religieuse, dans le respect des convictions religieuses de chacun, sans pour autant vouloir laïciser la société, tel est, selon votre rapporteur, l'acquis durable et bénéfique de cette loi fondatrice, parmi d'autres, de la République française. Les religions ont toute leur place dans la société civile, dans le respect de l'ordre public, sans pour autant que soit menacée la neutralité de l'État. La difficulté ne réside pas tant dans l'énoncé de ces principes, communément admis, que dans leur application concrète dans la société d'aujourd'hui, d'autant que la laïcité, notion protéiforme et spécificité française, peut susciter des interprétations variées, voire des incompréhensions.

En effet, la loi de 1905 a été conçue alors que l'islam n'était pas présent démographiquement comme il l'est aujourd'hui sur le territoire français. Il en ressort aujourd'hui des interrogations d'une nature différente de celles de 1905, comme l'illustrent depuis une trentaine d'années les débats sur l'islam ou, plus spécifiquement, sur le port du voile. Aussi l'examen de la présente proposition de loi constitutionnelle doit-il être replacé dans ce double contexte d'une relation aujourd'hui apaisée entre l'État et les cultes traditionnellement présents en France et d'un débat actuel parfois vif sur la place de l'islam en France.

Chacun s'accorde sur les principes devant régir, d'une part, l'État et les personnes publiques, soumis à une règle de neutralité en matière religieuse, et, d'autre part, l'espace privé, dans lequel la liberté de conscience et de croyance est évidemment la règle. Le débat porte en réalité sur l'expression des cultes dans l'espace public, lieu de rencontre entre l'État et les individus : que peut-on faire dans l'espace public, jusqu'où peut-on exprimer ses convictions religieuses et dans quelles limites peut-on légiférer au nom des exigences d'ordre public ? À plusieurs reprises, le législateur est intervenu en la matière, pour fixer des règles particulières, selon des approches variées liées au type d'espace public et à la nature de l'expression religieuse. En tout état de cause, votre rapporteur insiste sur le fait que la loi de 1905 autorise l'expression religieuse dans l'espace public.

Il est apparu à votre commission que la constitutionnalisation des principes de la loi de 1905, comme le propose cette initiative du groupe RDSE, conduirait à remettre en cause l'équilibre subtil du droit des cultes en France, qui ne se résume pas au seul texte de 1905, alors même qu'il n'est plus guère contesté aujourd'hui. En outre, une telle constitutionnalisation n'apporterait pas une réponse satisfaisante aux questions relatives au communautarisme ou à certaines expressions contestées de l'islam en France.

En conséquence, à l'initiative de son rapporteur, votre commission des lois n'a pas adopté cette proposition de loi constitutionnelle, tout en ouvrant une réflexion sur les sujets qu'elle soulève.

En vue de l'élaboration de son rapport, votre rapporteur a tenu à entendre plusieurs professeurs de droit et experts, afin de mieux appréhender les conséquences juridiques pouvant résulter de l'adoption de la proposition de loi constitutionnelle. En revanche, il n'a pas sollicité les représentants des cultes et des sociétés de pensée, non parce qu'ils n'étaient pas concernés par le texte, au contraire, mais parce que les conclusions de rejet qu'il entendait soumettre à la commission ne rendaient pas nécessaires ces auditions, dans les délais très contraints qui lui étaient impartis.

I. LA LOI DE 1905 : UNE LOI FONDATRICE DE LA LAÏCITÉ, SANS ÊTRE LA SOURCE EXCLUSIVE DU RÉGIME JURIDIQUE DES CULTES

Coeur de la laïcité à la française, la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État ne contient aucune référence explicite à cette notion. Loi de liberté et d'organisation des cultes, elle est néanmoins considérée comme le pilier de la laïcité, en ce qu'elle sépare les autorités religieuses de l'État et assure à ce dernier sa neutralité confessionnelle. D'autres textes ont complété, après 1905, l'édifice législatif du droit des cultes initié en 1905.

La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État est présentée en annexe du présent rapport.

A. LA GENÈSE ET LA MISE EN oeUVRE DE LA LOI DE SÉPARATION DE 1905, ASSURANT LA NEUTRALITÉ DE L'ÉTAT ET LA LIBERTÉ RELIGIEUSE

Dans un article récent, M. Jean-Pierre Machelon, professeur de droit et président en 2006 de la commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics 1 ( * ) , rappelle le statut particulier de la loi de 1905. Tout en étant une loi ordinaire, elle « est devenue une espèce de vache sacrée, un totem de la République ». Alors même qu'elle ne la nomme pas, cette loi « constitue "le coeur" de la laïcité (Jean Baubérot), laquelle, paradoxalement, se trouve depuis 1946 au sommet de l'ordre juridique sans être définie juridiquement » 2 ( * ) .

1. La laïcisation progressive des services publics dans les premières décennies de la IIIème République

La loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État couronne un mouvement de sécularisation des services publics, entamé dès le début des années 1880. En effet, à la suite de la démission de Mac Mahon de la Présidence de la République, le 30 janvier 1879, les républicains s'étaient assigné comme objectif de laïciser l'ensemble des services publics.

Deux décrets du 29 mars 1880 eurent ainsi pour objectif d'expulser les jésuites de France et d'imposer aux autres congrégations religieuses l'obligation de solliciter une autorisation dans un délai de trois mois, sous peine de dissolution et de dispersion.

La laïcisation de la société fut poursuivie, la même année, par la réforme de l'enseignement public engagée par Jules Ferry, alors président du Conseil. En février 1880, les ecclésiastiques furent exclus du conseil supérieur de l'instruction publique. Le mois suivant, les congrégations religieuses furent contraintes de quitter leurs instituts d'enseignement. La loi du 21 décembre 1880 sur l'enseignement secondaire des jeunes filles, à l'initiative de Camille Sée, institua les collèges et lycées publics de jeunes filles, dont le programme était différent de celui des établissements pour garçons, mais dont l'objectif était de donner des « compagnes républicaines aux hommes républicains ». Par la loi du 16 juin 1881, l'enseignement primaire devint gratuit, tandis que la loi du 28 mars 1882 relative à l'obligation et à la laïcité de l'enseignement introduisit la laïcité dans les écoles publiques, dans le programme desquelles était également supprimé l'enseignement de la morale religieuse au profit d'une instruction morale et civique. Un jour par semaine était toutefois réservé à l'enseignement éventuel du catéchisme.

La loi du 30 octobre 1886 portant sur l'organisation de l'enseignement primaire, à l'initiative de René Goblet, alors président du Conseil, prolongea la loi du 28 mars 1882 en remplaçant le personnel congréganiste par un personnel exclusivement laïque dans les écoles publiques.

Les établissements d'assistance aux malades, aux vieillards et aux infirmes - dans lesquels l'influence de l'Église était réelle - firent également l'objet d'une politique de laïcisation. Le personnel congréganiste de l'Assistance publique fut, là encore, remplacé par un personnel laïque, formé dans des écoles spécialement créées à cet effet. En outre, furent supprimés les postes d'aumôniers des hôpitaux et hospices, de même que les crédits affectés au culte dans ces établissements.

Au cours de cette même période, d'autres mesures contribuèrent à la laïcisation des pouvoirs publics et, plus largement, de la société : abrogation de l'interdiction du travail le dimanche, suppression des prières publiques lors de la rentrée parlementaire 3 ( * ) , priorité du mariage civil sur le mariage religieux, divorce ou encore soumission des clercs à l'obligation du service militaire.

2. Une marche progressive vers l'adoption de la loi de séparation

Le 15 août 1904, Jean Jaurès écrivait dans La dépêche de Toulouse : « Il est temps que ce grand mais obsédant problème des rapports de l'Église et de l'État soit enfin résolu pour que la démocratie puisse se donner tout entière à l'oeuvre immense de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige. » Quelques jours plus tôt, lors d'un discours prononcé à Rouen, le 2 juillet 1904, il considéra qu'après « la laïcisation du mariage, de la famille, de l'école, il convenait de laïciser l'État par cette oeuvre qui s'appelle la séparation ». En effet, malgré les nombreuses mesures prises depuis années 1880 en matière de laïcisation des services publics, il estimait que « l'émancipation des consciences voulue par les Républicains n'était pas terminée, ni le pas décisif franchi » .

Le contexte politique de la fin du XIX ème siècle et du début du XX ème siècle favorisera ainsi l'adoption de la loi de 1905.

a) La reprise du débat sur la neutralité religieuse de l'État

Jusqu'au début du XX ème siècle, l'idée d'une séparation des Églises et de l'État n'allait pas de soi : ainsi que le rappelle M. Jean-Pierre Machelon, « il existait une sorte d'accord général pour s'accommoder de la situation faite à la religion majoritaire » 4 ( * ) , régie par la convention du 26 messidor an IX (15 juillet 1801) qui prévoyait la nomination des évêques et des archevêques par le Gouvernement, auxquels le pape accordait l'institution canonique. En échange de l'abandon des biens ecclésiastiques nationalisés par les lois révolutionnaires, l'État assurait, en contrepartie, « un traitement convenable aux évêques et aux curés » 5 ( * ) . Par ailleurs, évêques et prêtres devaient prêter serment de fidélité au Gouvernement, tandis que l'autorité civile prenait des règlements de police relatifs à l'exercice du culte. Les Articles organiques du 18 germinal an X (8 avril 1802), qui tendaient à appliquer le concordat conclu avec le Saint-Siège, reconnaissaient aux pasteurs protestants les mêmes avantages qu'aux prêtres catholiques.

Ainsi, entre 1801 et 1905, période pendant laquelle s'appliqua le régime concordataire, la nomination des évêques reposait sur une négociation entre les autorités civiles et religieuses : ils étaient nommés sur proposition du ministre chargé des cultes après l'accord préalable du nonce apostolique. Si cette pratique fut source de nombreuses frictions sous la III ème République - Georges Clemenceau la qualifiait de « discordat » -, plusieurs républicains restaient attachés au maintien du concordat en ce qu'il favorisait l'exercice public de la religion. Toutefois, les radicaux restaient fidèles au programme de Belleville, défendu par Léon Gambetta en 1869, qui prônait notamment la séparation des Églises et de l'État.

L'affaire Dreyfus provoqua « une nouvelle poussée d'anticléricalisme d'État dont les congrégations firent les frais les premiers » 6 ( * ) et qui favorisa une accélération du processus législatif conduisant à la séparation des Églises et de l'État. La loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association en fut le premier acte. Considérée comme le « concordat des congrégations », elle visait à autoriser la création de toutes sortes d'associations, sous réserve qu'elles ne soient pas confessionnelles, mais soumettait les congrégations à un régime de surveillance exceptionnelle. Dès lors, celles-ci ne jouissaient que d'une capacité civile limitée. Les congrégations non autorisées disposaient d'un délai de trois mois pour se mettre en conformité avec la loi, sous peine d'être dissoutes de plein droit.

En devenant président du Conseil en 1902, Émile Combes 7 ( * ) conféra à ce nouveau régime d'autorisation une portée rétroactive, s'appliquant ainsi aux congrégations créées sur le fondement de la loi du 30 octobre 1886. Puis la loi du 7 juillet 1904 interdit ensuite à tous les congrégationnistes « l'enseignement de tout ordre et de toute nature ». S'ensuivit toute une série de mesures tendant à combattre l'influence de l'Église : changement de noms de rues portant un nom de saint, fermeture de 2 500 écoles religieuses, promotion systématique des fonctionnaires anticléricaux et révocation de ceux qui étaient catholiques. C'est dans ce contexte d'une politique délibérément anticléricale qu'éclata l'affaire dite des fiches, liée à une enquête portant sur les pratiques religieuses des hauts fonctionnaires et des hauts gradés de l'armée, qui contraignit le gouvernement d'Émile Combes à la démission en janvier 1905.

La fermeture des établissements religieux non autorisés provoqua des manifestations, parfois violentes, qui incitèrent la Chambre des députés à mettre en place, le 18 juin 1903, une commission relative à la séparation des Églises et de l'État et à la dénonciation du concordat chargée d'examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l'État. Le rapporteur en fut Aristide Briand, député de la Loire.

L'affaire des évêques de Laval et de Dijon, présentée dans l'encadré ci-après, conduisit à une rupture des relations diplomatiques entre le Saint-Siège et les autorités françaises, en juillet 1904. La voie était désormais libre pour l'adoption d'une loi de séparation des Églises et de l'État, visant au premier chef le culte catholique.

L'affaire des évêques de Laval et de Dijon

En violation des règles concordataires, le pape Pie X, qui avait succédé à Léon XIII en 1903, refusa d'investir quatre évêques nommés par l'État français.

Puis, en avril 1904, le Président de la République, Émile Loubet, effectua une visite en Italie, à l'invitation du roi, suscitant ainsi la colère du pape, qui interpréta ce déplacement comme une reconnaissance, par la République française, de l'annexion de Rome par la maison de Savoie, en 1870, le pape se considérant comme prisonnier au Vatican de l'État italien.

À la suite de cet incident diplomatique, Jean Jaurès publia, dans L'Humanité , le 17 mai 1904, la note qui lui avait été remise secrètement par le prince Albert de Monaco et que le Saint-Siège avait adressée aux pays étrangers, dans laquelle le Vatican indiquait qu'il ne maintenait ses relations avec la République française que dans l'attente de la chute prochaine du gouvernement français. L'indignation qui suivit cette divulgation conduisit le gouvernement à rappeler l'ambassadeur de France auprès du Vatican.

La rupture des relations diplomatiques fut consommée dès le début du mois de juillet 1904 à la suite de la convocation, sans l'accord du gouvernement, de deux évêques français devant le tribunal du Saint-Office. Monseigneur Geay, évêque de Laval, et Monseigneur Le Nordez, évêque de Dijon, furent sanctionnés, le premier en raison de son attitude morale contraire aux voeux de son sacerdoce, le second pour son appartenance supposée à la franc-maçonnerie. En réponse aux protestations du gouvernement français, le pape répondit que le concordat lui laissait une « autorité pleine et entière sur les évêques de France ». Le gouvernement français décida, le 30 juillet 1904, de mettre fin aux relations officielles avec le Vatican, « qui, par la volonté du Saint-Siège, se trouvent sans objet ».

b) Des travaux parlementaires décisifs pour l'adoption du principe de neutralité confessionnelle de l'État

La loi du 9 décembre 1905 fit l'objet d'âpres débats, opposant les défenseurs de la religion catholique aux partisans de la laïcité. Ces derniers se partageaient entre ceux qui promouvaient une politique anticléricale, voire antireligieuse, défendant une éradication totale de l'emprise des religions sur la société, et ceux qui, plus modérés, souhaitaient affirmer la neutralité de l'État et la garantie de la liberté de conscience et de religion des citoyens.

Le principe de séparation des Églises et de l'État était majoritaire au Parlement. Se posait davantage la question du degré et de la portée que le législateur devait lui donner. Ainsi, Aristide Briand, rapporteur, écrivait :

« Dans une démocratie surtout, dont toutes les institutions ont pour base le suffrage universel, c'est-à-dire le principe de la souveraineté du peuple, le maintien d'un culte officiel est un tel défi à la logique et au bon sens qu'on a le droit de se demander comment la République française a pu pendant trente-quatre ans s'accommoder de ce régime équivoque. C'est que, plus fortes et plus décisives que toutes les raisons de principe, les considérations de fait ou d'opportunité ont toujours prévalu jusqu'ici. » 8 ( * )

Ainsi, les travaux de la commission mise en place par la Chambre des députés en 1903 s'orientèrent dès le début dans le sens d'une séparation des Églises et de l'État, en recherchant le système juridique le plus pertinent, à partir de l'examen de huit propositions de loi, dont le contenu est présenté dans l'encadré ci-après.

Les différentes propositions de loi examinées
par la commission de la Chambre des députés

Si l'ensemble des propositions de loi déposées par les députés avaient pour dénominateur commun la dénonciation du concordat, elles différaient, en revanche, sur les modalités de la séparation des Églises et de l'État.

1. Proposition de loi de Victor Dejante

Déposée le 27 juin 1902, cette proposition de loi proposait la suppression immédiate de toutes les congrégations religieuses, la reprise par l'État des biens appartenant à ces dernières et aux établissements ecclésiastiques, et la constitution d'une caisse des retraites ouvrières à partir des capitaux et des ressources rendus disponibles par la suppression des budgets des cultes.

2. Proposition de loi d'Ernest Roche

Déposée le 20 octobre 1902, elle tendait à la suppression du budget des cultes et de l'ambassade auprès le Vatican. Les associations créées pour l'exercice des cultes seraient soumises au droit commun. Les immeubles à la disposition des Églises auraient fait l'objet de baux avec l'État et les communes. Les ressources rendues disponibles auraient servi à alimenter une caisse des retraites ouvrières.

3. Proposition de loi de Francis de Pressensé

Déposée le 7 avril 1903, elle posait le principe d'une séparation des Églises et de l'État et tendait à garantir la liberté de conscience et de croyance. Elle proposait la cessation de l'usage gratuit des immeubles affectés aux services religieux et au logement des ministres des cultes, la suppression du budget des cultes et de toutes les subventions par les départements ou les communes. Elle prévoyait également des dispositions spéciales et une période transitoire pour déterminer les pensions allouées aux ministres des cultes en exercice. Les immeubles provenant des libéralités exclusives des fidèles auraient été attribués à des sociétés civiles consacrées à l'exercice du culte, tandis que les autres immeubles seraient retournés à l'État ou aux communes. Les sociétés cultuelles auraient été créées selon le droit commun. Aurait été mise en place une police des cultes destinée à empêcher toute action ou manifestation étrangère au but religieux de ces sociétés. Les manifestations et les signes extérieurs du culte auraient tous été supprimés.

4. Proposition de loi de Gustave-Adolphe Hubbard

Déposée le 26 mai 1903, elle visait à assimiler les associations religieuses aux associations ordinaires. Elle proposait également la suppression de tous les textes relatifs au régime des cultes et le budget des cultes. Disposition la plus innovante, elle proposait l'institution, dans chaque commune et chaque arrondissement urbain, d'un conseil communal d'éducation sociale, composé en partie de femmes, qui aurait eu pour mission l'administration des biens affectés gratuitement aux cultes et à leurs ministres et en aurait réglé l'usage.

5. Proposition de loi d'Émile Flourens

Déposée le 7 juin 1903, elle visait à légaliser la création ou le rétablissement de toutes les associations religieuses, l'État ne devant plus les subventionner après une période transitoire. Aristide Briand écrivit dans son rapport que « l'effet certain d'un tel projet serait la libération sans garantie de l'Église, sa mise à l'abri de toute règle légale d'intérêt public, et la reconstitution définitive et inébranlable de toutes les congrégations ».

6. Proposition de loi d'Eugène Réveillaud

Déposée le 25 juin 1903, elle garantissait la liberté religieuse. Les édifices religieux ou affectés au logement des ministres des cultes auraient été laissés à la disposition des associations cultuelles, sous la condition de payer une redevance annuelle afin d'assurer la pérennité du droit de propriété des concédants. Les meubles et immeubles appartenant aux menses, fabriques et consistoires auraient été dévolus aux associations nouvelles. Une police des cultes aurait été également mise en place.

7. Proposition de loi de Georges Grosjean et Georges Berthoulat

Déposée le 29 juin 1903, elle visait à laisser aux Églises le maximum de libertés et d'avantages compatibles avec les garanties indispensables à l'ordre public. Les édifices appartenant à l'État et aux communes auraient été mis gratuitement à la disposition des communautés religieuses, les réparations de ces édifices restant à la charge de l'État ou des communes propriétaires. L'ouverture des édifices religieux et la tenue des réunions religieuses auraient été soumises à une simple déclaration faite à la municipalité. Les ministres du culte ayant dix ans de fonction auraient bénéficié à vie du traitement qu'ils recevaient alors. Selon Aristide Briand, « un budget des cultes considérable resterait durant de longues années nécessaire pour le service des pensions du clergé. En outre, les édifices religieux, loin de produire le moindre revenu, seraient pour leurs propriétaires nominaux, l'État ou les communes, la cause de dépenses élevées ».

8. Proposition de loi d'Urbain Sénac

Déposée le 31 janvier 1903, elle proposait de donner au Gouvernement la possibilité de briser, à tout moment, l'action individuelle ou collective des membres des associations cultuelles, qui pouvait être contraire aux intérêts de la République. L'État, les départements et les communes auraient eu la propriété des édifices religieux, qui resteraient à la disposition des divers cultes, les propriétaires pouvant leur en retirer l'usage à tout moment. Les ministres des cultes auraient conservé leur traitement, accordé annuellement. Ceux entrant en fonction ultérieurement auraient bénéficié sous certaines conditions de secours ou d'indemnités, susceptibles d'être supprimés à tout moment. Dans ce cas, l'intéressé n'aurait plus exercé son ministère dans un édifice public affecté au culte. Aristide Briand a estimé que « cette proposition, qui a pour objet évident la défense laïque, établit plutôt un régime de police des cultes qu'elle ne réalise la séparation des Églises et de l'État ».

La commission de la Chambre des députés estima que la loi de séparation des Églises et de l'État ne devait contenir aucune disposition relative aux congrégations et que le régime de séparation devait être défini selon « la liberté la plus large dans le droit commun ; qu'il convenait de n'en s'écarter que le moins possible et seulement dans l'intérêt de l'ordre public ». La commission se prononça également contre toute subvention de l'État au profit des cultes, sans pour autant aborder la question du droit des départements et des communes de subventionner les édifices cultuels.

Le projet de loi présenté par Maurice Rouvier, qui avait succédé à la présidence du Conseil à Émile Combes, se rapprocha des dispositions adoptées par la commission de la Chambre des députés. Ainsi, pouvait-on lire dans l'exposé des motifs que, « comme la commission, nous voulons garantir le libre exercice des cultes et cette liberté ne doit avoir d'autres limites que celles imposées par l'ordre public ». Le projet de loi proposait ainsi de régler la dévolution des biens des établissements ecclésiastiques supprimés, la mise à disposition des édifices religieux aux associations cultuelles et les pensions des ministres des cultes. La philosophie générale d'Aristide Briand, rapporteur de la commission, était d'« assurer sans secousse le passage du régime ancien au régime nouveau ».

Les débats au Parlement furent passionnés. Il fallut le brio d'Aristide Briand à la Chambre des députés et de Maxime Lecomte au Sénat pour imposer une voie modérée entre les défenseurs du statu quo et ceux qui défendaient une vision anticléricale de la société. Aristide Briand déclara ainsi que le nouveau régime des cultes « ne saurait opprimer les consciences ou gêner dans ses formes multiples l'expression extérieure des sentiments religieux ».

Le projet de loi fut adopté le 3 juillet 1905 à la Chambre des députés, par 341 voix pour et 233 voix contre.

Lors de l'examen au Sénat, le rapporteur, Maxime Lecomte, écrivait que « Dieu a réparti entre le pouvoir ecclésiastique et le pouvoir civil le soin de pourvoir au bien du genre humain. Il a préposé le premier aux choses divines et le second aux choses humaines. Chacun d'eux est renfermé dans des limites parfaitement déterminées et tracées en conformité exacte avec sa nature et son principe ; chacun d'eux est circonscrit dans une sphère où il peut se mouvoir et agir en vertu des droits qui lui sont propres » 9 ( * ) . Il condamnait ainsi la doctrine de l'Église sur son rôle dans la société selon laquelle, « dans son union avec l'État, elle est la partie dominante, parce qu'elle est l'âme, et qu'il n'est pas possible que l'âme ne commande pas au corps ».

Le 6 décembre 1905, le projet de loi fut adopté par le Sénat, par 181 voix pour et 102 voix contre 10 ( * ) , avant sa promulgation le 9 décembre 1905 par le Président de la République, Émile Loubet.

3. Un début d'application difficile : l'affaire des inventaires

L'article 3 de la loi ainsi adoptée prévoyait notamment l'affectation des bâtiments destinés à l'exercice du culte à des associations cultuelles, sur la base d'un inventaire des biens jusque-là gérés par les établissements publics du culte, lesquels devaient être supprimés. Un décret du 29 décembre 1905 11 ( * ) fixait le cadre dans lequel devaient s'effectuer les inventaires. Une instruction de la direction générale de l'enregistrement, des domaines et du timbre concernant les modalités de ces inventaires 12 ( * ) indiquait que les agents du domaine « demanderont également aux prêtres d'être présents à l'opération d'ouverture des tabernacles ».

Cette disposition suscita une vive émotion dans les milieux catholiques et dans certains milieux politiques, ainsi que dans certaines régions. En effet, l'opération des inventaires fut vécue comme une profanation, mais aussi une spoliation et une atteinte à la propriété. À la suite des démolitions de la période révolutionnaire, les fidèles catholiques avaient en effet pris à leur charge les travaux de remise en état des églises et avaient participé au financement de la construction de nouvelles églises. L'épisode des inventaires a représenté une période de tension très forte entre républicains et catholiques, qui ne s'apaisa qu'après l'éclatement de la Première Guerre mondiale.

De plus, l'Église catholique était hostile à la constitution d'associations cultuelles, chargées notamment de l'exercice du culte, car leur régime établi par la loi du 9 décembre 1905 ignorait l'autorité canonique des évêques et ne permettait pas de reconnaître la hiérarchie catholique. Le refus de constituer de telles associations rendit plus difficile l'attribution des biens cultuels relatifs au culte catholique. À la suite d'échanges diplomatiques, un compromis fut trouvé en 1924 entre le Saint-Siège et la France, avec la création du régime spécifique des associations diocésaines, dont l'objet était limité à la prise en charge des frais et à l'entretien du culte catholique 13 ( * ) , placées sous la présidence de l'évêque au sein de chaque diocèse et en communion avec le pape, dans le respect des règles d'organisation propres à l'Église catholique. Ce régime fut considéré comme conforme à la loi de 1905 par le Conseil d'État, bien qu'aucun texte ne vint compléter cette loi sur ce point.

Ce rappel succinct de l'histoire de la loi du 9 décembre 1905 montre que cette dernière, malgré son statut de « totem de la République » selon votre rapporteur, est une loi s'inscrivant dans le contexte particulier des débuts de la III ème République. Elle ne peut être, aux yeux de votre rapporteur, considérée comme un texte intemporel, ayant une vocation universelle, à l'instar de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789. À cet égard, les débats depuis une trentaine d'années sur le port du voile dans les écoles et, plus globalement, sur la place de l'islam dans notre société, témoignent de ce que la loi de 1905, conçue il y a plus d'un siècle, dans un contexte social et religieux différent de celui d'aujourd'hui, ne peut pas en l'état apporter une réponse complète aux défis contemporains.


* 1 Voir infra.

* 2 « Combats d'hier, laïcité d'aujourd'hui, Retour sur la loi du 9 décembre 1905 » de M. Jean-Pierre Machelon, Le Débat, n° 185, mai-août 2015.

* 3 La loi du 14 août 1884, portant révision partielle des lois constitutionnelles, a supprimé cette disposition figurant à l'article 1 er de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics.

* 4 Article précité.

* 5 Ibid.

* 6 Ibid.

* 7 Émile Combes était alors sénateur de la Charente-Inférieure et président du groupe de la Gauche démocratique.

* 8 Rapport n° 2302 (huitième législature), session de 1905, fait au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l'État et à la dénonciation du concordat chargée d'examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l'État.

* 9 Rapport n° 260 (session extraordinaire de 1905), fait au nom de la commission chargée d'examiner le projet de loi, adopté par la Chambre des députés, concernant la séparation des Églises et de l'État.

* 10 Un deuxième vote fut organisé sur la modification de l'intitulé du projet de loi pour remplacer les mots « la séparation » par les mots « les nouveaux rapports ». Cette proposition fut rejetée par 194 voix contre et 25 voix pour.

* 11 Décret du 29 décembre 1905 portant règlement d'administration publique en ce qui concerne l'inventaire prescrit par l'article 3 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État.

* 12 Instruction du 2 janvier 1906 relative à la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État.

* 13 La loi de 1905 disposait que les associations cultuelles avaient aussi pour objet l'exercice du culte.

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