II. LA CONSTITUTIONNALISATION DE LA DÉCHÉANCE DE NATIONALITÉ : DES CONFUSIONS À LEVER, DES GARANTIES À CONSACRER

A. LA DÉCHÉANCE DE NATIONALITÉ, UNE MESURE GRAVE, DONT LES CONTOURS ONT ÉVOLUÉ AU COURS DU TEMPS

La procédure de déchéance de nationalité est aujourd'hui déterminée aux articles 25 et 25-1 du code civil. On pourrait cependant y ajouter les articles 23-7 et 23-8 qui, bien qu'insérés dans la partie du code civil relative à la perte de nationalité, s'apparentent à une déchéance, compte tenu de l'identité de leurs effets et de leur vocation répressive.

Le retrait de nationalité pour fraude constitue un cas à part : les décrets portant acquisition, naturalisation ou réintégration dans la nationalité française peuvent être rapportés sur avis conforme du Conseil d'État dans un délai de deux ans après la découverte de la fraude. Il ne s'agit toutefois ni d'une perte ni d'une déchéance, puisque l'intéressé est réputé n'avoir jamais eu la qualité de Français.

1. La déchéance de nationalité, une mesure ancienne dans l'histoire de la République

Comme le rappelle André Giudicelli, dans son article retraçant l'histoire de la déchéance de nationalité, « si le code Napoléon connaissait de cas de perte de la qualité de Français, le retrait de cette qualité en tant que sanction est apparu sous une forme particulière avec le décret du 27 avril 1848 relatif à l'abolition de l'esclavage dans les colonies et possessions françaises » 126 ( * ) . En effet, l'article 8 de ce décret dispose que : « À l'avenir, même en pays étranger, il est interdit à tout Français de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions, entraînera la perte de la qualité de citoyen français. » Cette sanction demeurera dans notre droit positif, en dépit de sa désuétude, jusqu'à l'adoption du code de la nationalité en 1945. Longtemps seule de son espèce, elle traduit l'idée, exprimée par notre illustre collègue Victor Schoelcher, que « la qualité de maître devient incompatible avec le titre de citoyen français ; c'est renier son pays que d'en renier son dogme fondamental » 127 ( * ) .

Au cours de la Troisième République la réflexion sur la déchéance de nationalité emprunte deux voies.

La première est celle de l'indignité de nationalité qui frappe certains étrangers installés en France, qui remplissent les conditions légales pour acquérir la nationalité française, mais s'en trouvent interdits à cause de leur comportement. Cette cause d'indignité est créée par la loi du 22 juillet 1893 sur la nationalité 128 ( * ) . La déchéance ne porte toutefois pas sur une nationalité acquise, mais sur le droit à acquérir cette nationalité 129 ( * ) .

La déchéance de nationalité proprement dite apparaît à l'occasion de la Première guerre mondiale. Deux lois du 7 avril 1915 130 ( * ) et du 18 juin 1917 prévoient le retrait de la nationalité des Français naturalisés dans un certain nombre de cas attestant de leur défaut de loyauté vis-à-vis de la France : acquisition ou conservation de la nationalité d'un des États ennemis, soustraction aux obligations militaires, concours prêté aux forces ennemies, attaque contre notre pays. La procédure, administrative en 1915, devient judiciaire en 1917, comme elle l'était pour la déchéance des esclavagistes.

La loi du 10 août 1927 sur la nationalité apporte trois modifications majeures à ce dispositif. Tout d'abord, elle le rend permanent, alors qu'il était limité aux temps de guerre. Ensuite, elle étend le champ d'application de cette déchéance à l'ensemble des Français ayant acquis cette nationalité, et plus seulement aux naturalisés. Elle redéfinit les cas susceptibles de justifier la déchéance : l'accomplissement d'actes contraires à la sûreté intérieure ou extérieure de la France ; le fait de s'être livré, dans l'intérêt d'un État étranger, à des actes incompatibles avec la qualité de citoyen français et contraires aux intérêts de la France ; la soustraction à ses obligations militaires. Enfin, elle limite dans le temps la possibilité de prononcer cette sanction. Cette dernière ne peut intervenir que dans un délai de dix ans après l'acquisition de la nationalité.

Le décret-loi du 12 novembre 1938 relatif à la situation et à la police des étrangers ajoute un quatrième cas de déchéance de la nationalité : la commission par l'intéressé d'un crime ou un délit pour lequel il a été puni d'au moins une année d'emprisonnement. Il substitue par ailleurs à la procédure judiciaire une procédure administrative, la déchéance étant prononcée par décret, pris à l'initiative du ministre de l'intérieur et sur proposition du garde des sceaux, sur avis conforme du Conseil d'État. Enfin, il confère à la déchéance un effet collectif, lui permettant de frapper l'épouse et les enfants mineurs du déchu.

Le régime de Vichy fait de la déchéance de nationalité l'un des instruments de sa politique répressive contre les résistants et les juifs. Il supprime toute condition de délai pour prononcer la déchéance 131 ( * ) , décide la révision de toutes les acquisitions de nationalité intervenues depuis la loi du 10 août 1927 132 ( * ) , et décrète la déchéance systématique de tout Français, d'origine ou d'acquisition, ayant quitté le territoire entre le 10 mai et le 30 juin 1940 pour se rendre à l'étranger sans ordre de mission ou motif légitime, ainsi que la mise sous séquestre de ses biens (la mesure vise, notamment, le Général de Gaulle et ceux qui l'ont suivi ou ont répondu à son appel du 18 juin) 133 ( * ) . André Guidicelli rappelle, dans son article précité, que la commission d'examen des cas de déchéance de la nationalité française, instaurée pour mettre en oeuvre cette politique répressive, « étudiera 500 000 dossiers et retirera la nationalité française à 15 154 réfugiés, dont 6 307 israélites » 134 ( * ) .

Ces mesures sont bien entendu abrogées à la Libération. Un code de la nationalité française est institué par une ordonnance du 19 octobre 1945, qui rétablit le droit antérieur à la Seconde guerre mondiale, sous quelques nuances : la durée minimum de la peine prononcée, qui peut justifier une déchéance de nationalité, est élevée de un à cinq ans ; les cas de déchéance sont précisés 135 ( * ) .

Le régime juridique de la déchéance de nationalité varie peu ensuite. En 1973, il est mis fin à l'effet collectif de la déchéance 136 ( * ) , considéré par Jean Foyer, alors garde des sceaux, comme une « véritable lèpre dans notre droit de la nationalité » 137 ( * ) . La réintégration, en 1993, des dispositions relatives à la nationalité dans le code civil, à l'article 25, est l'occasion d'une mise à jour de la rédaction, pour viser, notamment, les articles pertinents du nouveau code pénal, s'agissant des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation (trahison, espionnage) ou les atteintes à l'autorité de l'État.

Les dernières modifications d'importance datent de la fin des années 1990. En 1996 est ajoutée la déchéance pour un crime ou un délit constituant un acte terroriste. La loi du 16 mars 1998 sur la nationalité supprime la cause de déchéance à raison d'une condamnation à plus de cinq ans de prison, quel que soit le crime ou le délit commis. Surtout, elle interdit de déchoir quelqu'un de la nationalité française si cela a pour effet de le rendre apatride. La réforme proposée en 2010 par Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, qui visait à étendre la déchéance de nationalité aux criminels coupables de la mort d'un magistrat, d'un policier ou de toute autre personne dépositaire de l'autorité publique, votée par l'Assemblée nationale, n'a pas abouti, en raison de l'opposition du Sénat.

2. Les pertes de nationalité prévues aux articles 23-7 et 23-8 du code civil : des sanctions assimilables à une déchéance ?

À l'origine, le code civil ne connaissait que des cas de perte de nationalité. Longtemps, les cas de déchéance et de perte ont été inclus au sein du même article. Ce n'est qu'à partir du code de la nationalité qu'ils ont été distingués dans deux sections différentes. Le code civil a ensuite repris cette partition. Cette distinction, pourtant, n'interdit pas une certaine proximité entre les deux notions.

La perte de nationalité est aujourd'hui régie par les articles 23 à 23-9 dudit code. Elle recouvre en premier lieu les cas dans lesquels l'autorité publique prend acte de la volonté de l'intéressé de répudier la nationalité française au profit d'une autre nationalité qu'il possède ou souhaite acquérir (articles 23-4 et 23-5)

Elle concerne en second lieu le constat, par l'autorité publique, de la rupture d'allégeance de l'intéressé avec la France. Ceci intervient lorsque ni lui ni ses ascendants n'ont plus la possession d'état de Français ni ne résident en France (article 23-6).

Surtout, la perte de nationalité française peut être décidée par le Gouvernement lorsque la personne en cause se comporte en fait comme le national d'un pays étranger dont il a par ailleurs, en droit, la nationalité (article 23-7) ou lorsqu'il occupe un emploi dans une armée, un service public étranger ou une organisation internationale à laquelle la France n'est pas partie ou lorsqu'il y apporte son concours et que, dûment sommé par le Gouvernement français d'y renoncer, il a refusé de s'en démettre (article 23-8).

Dans les deux derniers cas, la perte de nationalité est prononcée par décret pris sur avis conforme du Conseil d'État. Les articles 23-7 et 23-8 du code civil ne font pas de différence entre les Français d'origine et ceux qui ont acquis ultérieurement la nationalité française.

On pourrait soutenir que ce qui distingue la perte de la nationalité de sa déchéance est que la première repose sur le constat objectif d'une dissolution du lien entre l'intéressé et sa patrie, à son initiative ou non, alors que la seconde sanctionne son comportement, jugé inconciliable avec la qualité de Français.

Pourtant, cette distinction est contestable.

S'intéressant aux cas de pertes de nationalité définis aux articles 23-7 et 23-8 du code civil (comportement comme le national d'un pays étranger et acceptation de fonctions publiques étrangères), Henri Battifol estime ainsi que « le retrait de notre nationalité dans ces hypothèses va au-delà d'une simple constatation : il s'agit de tirer une conséquence d'une attitude réputée blâmable, bref d'infliger une sanction affectant le caractère d'une déchéance. Dès 1804 l'acceptation de fonctions publiques à l'étranger emportait une telle conséquence » 138 ( * ) . Il s'avère d'ailleurs, comme l'observe cet auteur, que le juge administratif conçoit ainsi ces décisions particulières de perte de nationalité 139 ( * ) . Cette interprétation est largement partagée en doctrine. M. Patrick Weil l'a défendue devant votre commission des lois, en faisant notamment valoir que jusqu'à la réforme de 1945, ces dispositions étaient incluses au même article du code civil. M. Paul Lagarde considère d'ailleurs que le trait commun aux articles 23-7, 23-8 et 25 du code civil est de « sanctionner l'attitude d'un Français qui, par son comportement marque sa volonté de se dissocier de la communauté nationale » et plaide pour « les regrouper et [...] les soumettre à un régime qui, tout en faisant droit à leur particularité, serait largement commun » 140 ( * ) .

3. Le régime actuel de la déchéance de nationalité

La procédure de déchéance de nationalité proprement dite est définie aux articles 25 et 25-1 du code civil 141 ( * ) .

• Son champ d'application

Trois limites bornent le champ d'application de la déchéance de nationalité.

La première porte sur les personnes susceptibles d'être touchées par cette mesure . Seuls sont concernés les Français d'origine étrangère qui ont acquis la nationalité française au cours de leur vie. Ceux qui sont nés français en sont préservés. L'encadré ci-après précise la distinction entre les uns et les autres.

Attribution et acquisition de la nationalité française

L'attribution de la nationalité française obéit aux deux principes du droit français de la nationalité que sont le droit du sang et le double droit du sol : est français l'enfant né d'au moins un parent français 142 ( * ) ainsi que l'enfant né en France d'au moins un parent lui-même né en France 143 ( * ) .

Par exception, la nationalité française est aussi attribuée à l'enfant né en France de parents qui ne peuvent lui transmettre leur propre nationalité, parce qu'ils sont inconnus, apatrides ou que leur propre droit national le leur interdit.

Le code civil distingue par ailleurs plusieurs modes d'acquisition de la nationalité française :

- par naturalisation, prononcée par décret 144 ( * ) ;

- par l'effet du mariage, à la condition que celui-ci dure depuis au moins quatre ans 145 ( * ) . Elle nécessite une déclaration de l'intéressé et peut faire l'objet d'une opposition du Gouvernement par décret en Conseil d'État pour indignité ou défaut d'assimilation ;

- par la naissance et la résidence en France 146 ( * ) , la nationalité étant acquise à la majorité de l'enfant. Elle peut faire l'objet d'une déclaration anticipée de la part du mineur de plus de seize ans, ou d'une réclamation formée par les parents au nom de l'enfant à partir de ses treize ans ;

- et, enfin, par déclaration de nationalité soit pour les enfants ayant fait l'objet d'une adoption simple ou d'un recueil par un Français ou les services de l'aide sociale à l'enfance 147 ( * ) , soit pour les personnes ayant joui d'une possession d'état de la qualité de français de plus de dix ans 148 ( * ) .

Source : rapport n° 239 (2010-2011) de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi relatif à l'immigration,
à l'intégration et à la nationalité, 19 janvier 2011, t. 1, p. 46.

La seconde limite est d' ordre temporel . L'article 25-1 du code civil dispose que la déchéance n'est encourue que si les faits reprochés à l'intéressé se sont produits antérieurement à l'acquisition de la nationalité française ou dans un délai de dix ans après 149 ( * ) . Dans tous les cas, elle ne peut être non plus être prononcée plus de dix ans après la perpétration desdits faits 150 ( * ) .

Enfin, la dernière limite, apportée en 1998, est relative à l'apatridie . La sanction de déchéance ne peut être prononcée si elle a pour effet de rendre l'intéressé apatride. Cette garantie contre l'apatridie est conforme aux engagements internationaux de la France, même si, comme on le verra 151 ( * ) , faute d'avoir été ratifiées, la convention des Nations-Unies du 30 août 1961 sur la réduction des cas d'apatridie et la convention du Conseil de l'Europe du 6 novembre 1997 sur la nationalité ne sont pas applicables dans notre pays.

• Les motifs invocables

Sanction d'une sévérité extrême, la déchéance n'est en principe encourue que pour des faits particulièrement graves, qui manifestent le manque de loyauté de l'intéressé vis-à-vis de la France ou le danger qu'il constitue pour la défense des intérêts de notre pays.

Tel est le cas pour le premier motif de déchéance de nationalité : la condamnation pour un acte qualifié de crime ou de délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation ou pour un crime ou un délit constituant un acte de terrorisme.

La notion d'« intérêts fondamentaux de la Nation » est définie à l'article 410-1 du code pénal. Elle s'entend, pour notre pays, « de son indépendance, de l'intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, de l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturels ». Les infractions correspondant aux atteintes portées à ces intérêts sont la trahison ou l'espionnage (articles 411-1 à 411-11 du même code), l'attentat, le complot ou l'insurrection (articles 412-1 à 412-8 du même code) ou enfin les atteintes à la sécurité des forces armées ou à celle des zones protégées intéressant la défense nationale, aux secrets de la défense nationale ou aux services spécialisés de renseignements (articles 413-1 à 413-13 du même code).

Les actes de terrorismes sont définis aux articles 421-1 à 421-6 du code pénal. Ils recouvrent toute une gamme d'infractions (homicides, enlèvements, vols, extorsions, destructions ou dégradation, blanchiment, recel, délits d'initiés) commises aux fins de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur.

Le second motif de déchéance de nationalité est la condamnation pour un crime ou un délit constituant une atteinte à l'administration publique commise par des personnes exerçant une fonction publique (chapitre II du titre III du quatrième livre du code pénal). Entrent notamment dans cette catégorie, lorsqu'ils émanent d'un dépositaire légitime de l'autorité publique, l'échec à l'exécution de la loi (article 432-1), l'atteinte aux libertés individuelles (par commission ou par abstention - articles 432-4 et 432-5), les discriminations (article 432-7), les atteintes à l'inviolabilité du domicile (article 432-8) ou au secret des correspondances (article 432-9), la concussion, la corruption passive, le trafic d'influence, la prise illégale d'intérêts et l'atteinte à la liberté d'accès aux marchés publics et délégations de service public (article 423-10 à 432-14).

Le troisième motif invocable est la condamnation pour soustraction aux obligations résultant du code du service national. Il s'agit, notamment, de l'obligation de recensement (article L. 113-1 du code du service national).

Enfin, le dernier motif se distingue des précédents parce qu'il ne requiert pas une condamnation de l'intéressé. Il suffit que ce dernier se soit livré au profit d'un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France.

Un point appelle l'attention, que notre collègue François-Noël Buffet avait déjà relevé en 2011 152 ( * ) . En visant à la fois des crimes et des délits pour les deux premiers motifs invocables ou en faisant référence à la soustraction aux obligations du service national pour le troisième motif, l'article 25 du code civil vise des faits dont la gravité est inégale. Plusieurs des délits visés constituent des infractions mineures, punis de faibles peines d'emprisonnement : introduction frauduleuse dans une zone affectée à l'autorité militaire 153 ( * ) , atteinte au secret des correspondances 154 ( * ) ou atteinte à la liberté d'accès aux marchés publics 155 ( * ) . La question se pose, à cet égard, de la proportionnalité entre la déchéance encourue et la gravité des faits reprochés.

• La procédure et les effets attachés à cette sanction

L'article 25 du code civil attribue au Gouvernement la compétence pour décider et prononcer les mesures de déchéance de la nationalité.

La procédure est définie à l'article 61 du décret du 30 décembre 1993 156 ( * ) : le Gouvernement doit notifier dans un premier temps à l'intéressé les motifs de droit et de fait justifiant cette sanction. À défaut de domicile connu, un avis informatif est publié au Journal officiel de la République française. L'intéressé dispose d'un délai d'un mois à dater de la notification ou de la publication de l'avis au Journal officiel pour faire parvenir au ministre chargé des naturalisations ses observations en défense.

À l'expiration de ce délai, la déchéance est prononcée par décret motivé pris après avis conforme du Conseil d'État. Cette exigence d'un avis conforme, qui remonte au décret-loi précité du 12 novembre 1938 est assez inédite 157 ( * ) , puisqu'elle lie l'appréciation du Gouvernement à celle du Conseil d'État.

Ce décret peut être contesté devant le Conseil d'État selon les conditions du droit commun. Toutefois, le juge administratif se limite à exercer sur les motifs retenus par l'administration un contrôle restreint à la sanction des erreurs manifestes d'appréciation.

La loi précitée du 9 janvier 1973 ayant supprimé l'effet collectif de la déchéance de nationalité, cette dernière n'emporte plus aucune conséquence sur l'attribution ou l'acquisition de la nationalité française dont les membres de la famille de l'intéressé ont pu bénéficier en raison du lien qui les unissait à ce dernier lorsqu'il avait la qualité de Français. Elle n'emporte pas non plus de conséquence directe sur le droit au séjour de l'intéressé.

4. Une sanction rarement prononcée à l'époque récente

Entre 1945 et 1973, le nombre de déchéances de nationalité prononcées sur le fondement de l'ancien article 98 du code de la nationalité, s'élève à 375. La quasi-totalité l'a été entre 1945 et 1956 (365 pour cette période).

Après 1973, les Gouvernements successifs ont fait montre, en matière de déchéance de nationalité, d'une très grande prudence : jusqu'en 1988, aucune déchéance n'a été prononcée. 14 condamnations ont ensuite donné lieu à une telle mesure entre 1989 et 1998. Depuis 1999, on en compte 13, intervenues en 2002 et en 2003 (une chaque année), en 2006 (5 déchéances prononcées cette année), en 2014 (une déchéance) et en 2015 (5 déchéances).

M. Patrick Weil a par ailleurs indiqué à votre commission que, de 1949 à 1967, la nationalité française avait été retirée à 523 Français, sur le fondement de l'article 23-7 du code civil. La disposition n'a plus été utilisée depuis lors. Celle de l'article 23-8 ne l'a jamais été.


* 126 André Giudicelli, « La déchéance de nationalité française », in Mélanges offerts à Pierre Couvrat : la sanction du droit , 2001, PUF, p. 337. Anne Simonin présente, dans son ouvrage sur l'histoire de l'indignité, un texte qui préfigure la déchéance de nationalité : le décret des 13 et 15 juin 1791 relatif au serment des officiers et soldats, qui exige que tout fonctionnaire public prête un serment de fidélité « à la nation, à la loi et au Roi », sous peine de l'infamie, cette dernière consistant à « être regardé comme un homme infâme, indigne de porter les armes et d'être compté au nombre des citoyens français » ( Le déshonneur dans la République - Une histoire de l'indignité 1791-1958 , 2008, Grasset, p. 217 et s.).

* 127 Rapport préparatoire à la publication du décret du 27 avril 1848 relatif à l'abolition de l'esclavage dans les colonies et possessions françaises , cité par André Giudicelli, article précité , p. 338.

* 128 Loi du 23 juillet 1893, portant modification de l'article 8, paragraphe 3, et de l'article 9 du code civil relativement aux déclarations effectuées en vue d'acquérir ou de décliner la nationalité française.

* 129 Pour une étude complète, cf . Anne Simonin, Le déshonneur dans la République - Une histoire de l'indignité 1791-1958 , préc., p. 140 et s.

* 130 Loi du 7 avril 1915 autorisant le Gouvernement à rapporter les décrets de naturalisation obtenus par d'anciens sujets de puissances en guerre avec la France.

* 131 Loi du 16 juillet 1940 relative à la procédure de déchéance de la qualité de Français.

* 132 Loi du 22 juillet 1940 relative à la révision des naturalisations.

* 133 Décret du 23 juillet 1940.

* 134 Art. préc., p. 341.

* 135 Ainsi, l'atteinte à la sûreté intérieure et extérieure de l'État est remplacée par la condamnation pour un crime ou un délit contre la sûreté intérieure ou contre la Constitution.

* 136 Loi n° 73-42 du 9 janvier 1973 complétant et modifiant le code de la nationalité française et relative à certaines dispositions concernant la nationalité française.

* 137 Cité par Paul Lagarde, « Le débat sur la déchéance de nationalité. Essai de clarification » La semaine juridique édition générale , n° 5, 1 er février 2016, p. 105.

* 138 Henri Battifol, « Évolution du droit de la perte de nationalité française », in Aspects nouveaux de la pensée juridique. Recueil d'études en hommage à Marc Ancel , t. I, 1975, A. Pedone, p. 243, reproduit in , du même auteur, Choix d'articles rassemblés par ses amis , LGDJ, 1976, p. 158.

* 139 Henri Battifol cite ainsi les conclusions du commissaire du Gouvernement Fournier sous l'arrêt du Conseil d'État du 4 février 1966, Godek , Revue critique de droit international privé , 1967.683.

* 140 Paul Lagarde, « Le débat sur la déchéance de nationalité. Essai de clarification » La semaine juridique édition générale , n° 5, 1 er février 2016, p. 105.

* 141 Sur le régime juridique des procédures des articles 23-7 et 23-8 du code civil, qui s'apparentent, comme on l'a vu précédemment, à la déchéance de nationalité par leur vocation répressive, cf. infra , exposé général, I. A) 2.

* 142 Article 18 du code civil. L'adoption plénière est assimilée à la filiation, mais pas l'adoption simple.

* 143 Article 19-3 du même code.

* 144 Article 21-15 du même code. Une autre procédure très spécifique permet à l'autorité administrative de reconnaître la qualité de français à l'étranger engagé dans les forces armées blessé au cours d'une mission (article 21-14-1).

* 145 Article 21-2 du même code. Le délai de communauté de vie est porté à cinq ans si le couple n'a pas vécu en France de manière ininterrompue pendant plus de trois ans ou si le conjoint français ne peut justifier, pour les années passées hors de France, d'une inscription au registre des Français établis hors de France.

* 146 Article 21-7 du même code.

* 147 Article 21-12 du même code.

* 148 Article 21-13 du même code. La réclamation portée contre un jugement prononçant la perte de la nationalité française pour défaut de possession d'état permet aussi d'acquérir la nationalité française (article 21-14).

* 149 Quinze ans en cas de condamnation pour acte terroriste.

* 150 Id.

* 151 Cf. infra , cette partie, B), 1. b).

* 152 Rapport n° 239 (2010-2011) de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois du Sénat sur le projet de loi relatif à l'immigration, à l'intégration et à la nationalité, 19 janvier 2011, t. 1, p. 64.

* 153 Infraction punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

* 154 Infraction punie de trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende.

* 155 Infraction punie de deux ans d'emprisonnement et 200 000 euros d'amende ou le double du produit tiré de l'infraction.

* 156 Décret n° 93-1362 du 30 décembre 1993 relatif aux déclarations de nationalité, aux décisions de naturalisation, de réintégration, de perte, de déchéance et de retrait de la nationalité française.

* 157 Elle existe néanmoins pour la reconnaissance et la dissolution d'une congrégation religieuse (article 13 de la loi du 1 er juillet 1901 relative au contrat d'association).

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