C. LES FRAIS DE JUSTICE : LE RETOUR DE LA SOUS-BUDGÉTISATION ?

1. Un « dérapage » des frais de justice en 2016

En 2016, le montant prévisionnel des frais de justice était de 509 millions d'euros, soit une augmentation assez significative (+ 33 millions d'euros, soit 7 % par rapport à la dépense effective de l'année précédente). Cette hausse était justifiée par la nécessité de réduire les charges à payer et de prendre en compte le paiement des cotisations sociales des collaborateurs occasionnels du service public (COSP). Toutefois, la sous-estimation de cette dépense et la surestimation des mesures d'économies a conduit le Gouvernement à augmenter de 40 millions d'euros le montant des frais de justice par le décret d'avance du 3 octobre 2016.

En particulier, selon le ministère de la justice,« le report de l'entrée en vigueur de la réforme de la médecine légale n'a pas permis de réaliser les économies initialement prévues à hauteur de 17 millions d'euros. De même, le décalage du calendrier de déploiement de la plate-forme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) limite l'impact des économies à ce titre à 1 million d'euros au lieu des 27,5 millions d'euros prévus initialement en LFI ».

Pourtant, selon le rapport 16 ( * ) d'Albéric de Montgolfier, rapporteur général, sur le décret d'avance « le Gouvernement indique que ces frais sont en hausse à la suite des attentats, en raison d'un nombre plus élevé d'enquêtes et de réquisitions techniques ». D'après les informations transmises à votre rapporteur spécial, « l'enveloppe complémentaire obtenue en décret d'avance visera à terminer la gestion 2016 des cours d'appel avec en moyenne des charges à payer ramenées à 30 jours de dépense 2016, soit un délai de paiement conforme aux engagements pris auprès des fournisseurs à la mise en place du portail chorus ».

Si l'on peut saluer cette précaution, il n'en demeure pas moins que les dettes ne sont pas résorbées sur le budget opérationnel de programme (BOP) central, qui porte plus d'un tiers des dépenses en 2015 - mais uniquement sur celui des cours d'appel. Selon les informations transmises par le ministère de la justice, « la prévision de charges à payer à la fin de l'année 2016 est de 115,1 millions d'euros dans l'hypothèse de l'absence de tout décret d'avance ou d'ouverture en collectif de fin d'année ». Grâce au décret d'avance, les charges à payer pourraient donc diminuer significativement, à 75 millions d'euros.

Frais de justice :
évolution de la prévision, de l'exécution et des charges à payer

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat à partir des réponses au questionnaire

En 2015, les charges à payer, évaluées à 126,5 millions d'euros, représentent environ 30 % de la dépense totale.

2. Des économies peu crédibles

Le présent projet de loi de finances prévoit une diminution des frais de justice de près de 7 % (34 millions d'euros) par rapport aux crédits initialement prévus en 2016 et de 51 millions d'euros, soit - 10 % par rapport à la prévision de dépense actualisée.

Une part prépondérante des économies résulterait de « la mise en oeuvre complète en année pleine de la plate-forme nationale d'interceptions judiciaires 17 ( * ) » (35 millions d'euros) qui n'est toujours pas pleinement opérationnelle (cf. infra ) et la réorganisation du schéma de médecine légale (7 millions d'euros).

Quant à l'apurement des charges à payer, il est reporté à des jours meilleurs.

En seconde délibération, l'Assemblée nationale a adopté un amendement prévoyant une diminution de 8,2 millions d'euros des crédits du programme « Justice judiciaire », « permise principalement par un effort supplémentaire d'optimisation des dépenses de frais de justice et d'investissement immobilier ».

3. Peut-on encore sauver la plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ) ?

Une part importante (environ 25 %) des frais de justice correspond au coût des interceptions judiciaires qui étaient assurées, jusqu'en 2015, par des prestataires privés, payés à l'acte. Il s'agit à la fois des écoutes téléphoniques, des factures détaillées (les « fadettes ») mais aussi, désormais, des données de géolocalisation

Dès 2004, un rapport d'inspection remis au Premier ministre recommandait la création d'une structure nationale pour recevoir puis acheminer vers les officiers de police judiciaires des données des opérateurs de télécommunication dans les meilleures conditions de sécurité et de traçabilité.

Selon la Cour des comptes, à partir des années 2000, le ministère de la justice « a été confronté à une augmentation spectaculaire des charges de gestion, qui a conduit les greffes des tribunaux au bord de l'asphyxie, entrainant des retards de paiement et des contentieux qui se sont soldés par des transactions financières avec ses créanciers ; en outre, les prix payés pour les prestations ont été, depuis des années, très largement supérieurs aux coûts supportés par les prestataires techniques et aussi, pendant certaines périodes, par les opérateurs de communication électronique (OCE). Les différentes réformes engagées par le ministère de la justice, comme la création de tarifs pour les prestations des OCE à partir de 2007 ou la mise en place d'un circuit centralisé et simplifié pour le paiement de cette catégorie de frais de justice à partir de 2012, n'ont été que des remèdes provisoires » 18 ( * ) .

La décision de création d'une plateforme nationale des interceptions judiciaires (PNIJ), a été prise en 2005 19 ( * ) , afin notamment de contenir l'évolution des frais de justice en matière d'interceptions judiciaires.

a) Pourquoi onze ans après son lancement, la PNIJ n'est-elle toujours pas pleinement opérationnelle ?

La Cour des comptes identifie plusieurs causes : une complexité du projet initialement sous-estimée, la faiblesse de la délégation aux interceptions judiciaires du ministère de la justice, les freins « allant de l'opposition des sociétés privées (...) jusqu'aux difficultés de coopération entre les ministères concernés » et le pilotage interministériel insuffisant.

Alors qu'il était initialement prévu que la PNIJ soit opérationnelle dès 2007, à la fin de l'année 2014, une note de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) destinée aux présidents des tribunaux, indique que « dans l'attente de la mise en service de la PNIJ, les écoutes ne peuvent être réalisées qu'auprès de prestataires privés ».

La mise en service de la PNIJ a débuté en février 2015 dans douze sites pilotes correspondant à trois cours d'appel.

Les syndicats de policiers, rencontrés en mai 2016, ont reconnu que les demandes de factures détaillées et les réquisitions (c'est-à-dire la demande de mise sur écoute) aux opérateurs de téléphonie étaient beaucoup plus rapides grâce à la PNIJ. Ils ont toutefois indiqué ne plus y recourir en matière d'écoutes téléphoniques en raison de problèmes d'ergonomie entraînant une perte de temps considérable, notamment par rapport aux logiciels fournis par les prestataires extérieurs et à cause de l'absence de fiabilité, constatée lors d'une opération de maintenance réalisée par Thalès au mois de mars 2016 et qui a rendu indisponible la plateforme pendant plusieurs heures.

La loi de lutte contre le terrorisme 20 ( * ) a prévu que les services enquêteurs doivent obligatoirement recourir à la PNIJ à compter du 1 er janvier 2017, « sauf impossibilité technique » .

Selon les informations transmises par le ministère de la justice, « son déploiement sur l'ensemble du territoire national est prévu pour juin 2016 et le recours majoritaire à la PNIJ (80 %) devrait être effectif en décembre 2016 ».

D'après le ministère de la justice, en octobre 2016, environ 5 000 enquêteurs utilisent la plateforme chaque jour, et 70 % des réquisitions de prestations annexes (en particulier les factures détaillées, dites « fadettes ») sont effectuées par son biais. Toutefois, s'agissant des interceptions de communications électroniques, c'est-à-dire les écoutes proprement dites, seules 33 % sont effectuées via la PNIJ.

b) Créer les conditions favorables à la poursuite de son déploiement

Dans son référé, la Cour des comptes s'interroge sur le choix initial de faire héberger la PNIJ, non par l'État, mais par un prestataire privé. La Cour des comptes « n'a pas pu déterminer avec certitude les raisons qui ont conduit le ministère de l'Intérieur à refuser d'installer la Plateforme dans l'un de ses sites informatiques sécurisés, alors même que des études conduites préalablement avaient formé des recommandations en ce sens. Face à une décision aussi importante, le ministère de la justice, avant de confier l'hébergement à une société privée, aurait dû solliciter une décision interministérielle afin de trouver une solution plus conforme aux intérêts sécuritaires et financiers à moyen terme de l'État ».

À la suite du référé de la Cour des comptes de février 2016, le Premier ministre a demandé qu'un audit soit réalisé, qui étudierait notamment la possibilité d'une internalisation de la PNIJ au sein de l'État.

Quoi qu'il en soit, le principe de la création d'une plateforme ne doit pas être remis en cause car elle permet un gain d'efficacité et de temps pour les services enquêteurs et la réalisation d'économies, à condition qu'elle fonctionne de façon satisfaisante.

Le coût cumulé de la PNIJ serait de 121,2 millions d'euros 21 ( * ) , contre un coût initialement évalué (et manifestement sous-estimé) de 20 millions d'euros. À titre de comparaison, en 2015, environ 111 millions d'euros ont été versés à des sociétés privées pour les interceptions judiciaires.

Pour la Cour des comptes, les économies immédiates permises par la PNIJ s'élèveraient à 65 millions d'euros en année pleine.

En 2017, les économies seraient de 35 millions d'euros, dont 32 millions d'euros au titre de la suppression des frais de location de matériel d'interception et de 3 millions d'euros s'agissant de la diminution des frais des opérateurs de communication électronique grâce à la dématérialisation des échanges entre les enquêteurs et les opérateurs. La réduction du recours aux prestataires privés, compte tenu des difficultés de la PNIJ dans un contexte de menace terroriste paraît toutefois peu probable.

S'agissant de la géolocalisation, selon les informations transmises par le ministère de la justice, « le décalage du calendrier de réalisation de la plate-forme reporte à mi-2017 la mise en service des capacités de géolocalisation des terminaux de communications ».

Quelles que soient les conclusions de l'audit, il est indispensable que l'ensemble des ministères concernés (ministères de la justice mais aussi de l'intérieur et Premier ministre) se mobilisent pour que la plateforme soit utilisable dans les meilleures conditions par les services enquêteurs.

D'une part, une coordination interministérielle est nécessaire, au niveau technique ou politique, afin de s'assurer de l'interopérabilité des systèmes (notamment entre la gendarmerie et la police nationale) et du respect des orientations. L'appui de la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (DINSIC) et de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), rattachés au Premier ministre, sont également déterminants, pour assurer un haut degré de sécurité de la PNIJ et pour rééquilibrer, au profit de l'État, les relations avec Thalès.

En outre, l'association du ministère de l'intérieur devra être favorisée, notamment dans la perspective des évolutions technologiques futures. À ce titre, la PNIJ devra faire la preuve de sa capacité à s'adapter rapidement aux futures évolutions technologiques . Dans tous les cas, la capacité à recourir à des prestataires privés, de façon ponctuelle, ne devrait pas être exclue, notamment pour les affaires les plus sensibles. En outre, la possibilité de faire évoluer la PNIJ (ou au moins certaines parties), sans dépendre uniquement de Thalès, sera un enjeu financier crucial à moyen terme.

Enfin, si des investissements complémentaires peuvent s'avérer nécessaires pour rendre opérationnelle la PNIJ (5,6 millions d'euros sont prévus en 2017), ils ne doivent pas conduire, année après année, à l'éviction ou au report d'autres projets informatiques contribuant à la modernisation de la justice.


* 16 Rapport d'information n° 859 (2015-2016) d'Albéric de Montgolfier sur le décret d'avance relatif au financement des contrats aidés, de l'hébergement d'urgence et des frais de justice.

* 17 Selon le projet annuel de performances.

* 18 Référé de la Cour des comptes, février 2016.

* 19 Panorama des grands projets SI, daté du 16 novembre 2016, mis en ligne par la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (DINSIC).

* 20 Article 88 de la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.

* 21 Panorama précité de la DINSIC.

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