III. L'ABONDEMENT D'UN FONDS POUR L'INNOVATION PAR LA CONTRACTION DU PORTEFEUILLE DE L'ÉTAT : UN PROJET RISQUÉ, DONT L'OPPORTUNITÉ DOIT ÊTRE CONTESTÉE

A. DES CONTOURS FLOUS, UNE PLUS-VALUE MARGINALE

1. Au-delà des annonces, les caractéristiques du fonds demeurent inconnues

Le 6 juillet dernier, le ministre de l'économie et des finances Bruno Le Maire a indiqué devant le Sénat que les dix milliards d'euros de cessions visaient à « alimenter un fonds de dix milliards d'euros destiné à financer l'innovation , notamment l'innovation de rupture » 50 ( * ) .

L'objectif a ensuite été précisé devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 19 juillet dernier : « si l'on veut prendre l'avenir à bras-le-corps, plutôt que de gérer en bon père de famille les actifs de l'État dans un certain nombre d'entreprises du secteur concurrentiel, il est largement préférable de récupérer ces participations et de les investir dans un fonds qui financera des innovations de rupture. » 51 ( * )

À ce stade, les modalités demeurent toutefois très incertaines : ni la forme juridique, ni le support technique permettant d'assurer le rendement, ni le type d'intervention du fonds ne sont encore arrêtés.

Sur le plan budgétaire, le produit tiré des cessions sera enregistré en recettes du compte, puis devrait être utilisé pour doter la structure chargée de la gestion du fonds.

S'agissant du fonctionnement, le ministre de l'économie et des finances a évoqué deux possibilités : « nous travaillons actuellement sur sa mise en oeuvre : la structure juridique et les modalités de placement des sommes investies sont en cours de discussion. [...] Une première option est celle des concours financiers, sur le modèle de ce qui existe aux États-Unis avec la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) : le fonds pourrait apporter un concours direct à une innovation de rupture identifiée par une grande entreprise ou une PME qui aurait besoin, à un moment donné, de deux à quinze millions d'euros. [...] Une autre possibilité serait d'investir sous forme de subventions dans les projets les plus risqués et à long terme des entreprises industrielles, sur des sujets tels que l'intelligence artificielle, la réalité augmentée, la fabrication additive ou les nouveaux matériaux. Voilà les deux modalités, d'ailleurs potentiellement complémentaires, qui sont envisagées pour ce fonds » 52 ( * ) .

2. Des problèmes sont déjà identifiés

La rhétorique, volontiers moderniste, se heurte toutefois à la réalité des chiffres.

Le montant annoncé de dix milliards d'euros ne constitue qu'un objectif de moyen terme, en fonction des conditions de marché. Il représente plus des trois-quarts du montant des cessions réalisées depuis 2012 , et près du tiers des cessions effectuées en 2004 et 2016 (voir graphique ci-après).

Comparaison des cessions effectuées entre 2012 et 2017 53 ( * ) et des cessions annoncées par le Gouvernement

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, à partir des documents budgétaires et des annonces du Gouvernement

Évolution des recettes tirées des cessions depuis 2012

(en millions d'euros)

2012

2013

2014

2015

2016

2017 (p)

Total

Recettes tirées des cessions

0,298

2 735,96

1 613,39

2 349,61

2 268,55

4 170

13 133,8

Source : commission des finances du Sénat d'après les documents budgétaires

L'abondement du fonds ne pourrait de surcroît intervenir qu'à moyen terme , en raison de deux facteurs :

- des dépenses doivent déjà être financées sur le compte d'ici la fin de l'exercice et en 2018, tandis que le Gouvernement prévoit parallèlement la reprise de la contribution au désendettement ;

- les contraintes économiques, liées aux conditions de marché, et juridiques, imposant une disposition législative préalable à certaines cessions.

Or seul le rendement de cette poche d'actifs sera effectivement consacré au financement de l'innovation . Ce rendement sera fonction des arbitrages relatifs au placement financier utilisé. Le ministre de l'économie et des finances « souhaite qu'il puisse dégager de l'ordre de 200 millions d'euros de revenus par an » 54 ( * ) - soit un rendement de 2 % par an.

Ainsi que l'a spécifié Martin Vial, plusieurs visées doivent être conciliées : « l'objectif est d'obtenir un rendement optimisé mais aussi soutenable et régulier dans le temps » 55 ( * ) .

Cependant, afin d'assurer le soutien à l'innovation à hauteur de 200 millions d'euros dès 2018, le Premier ministre a clarifié le 20 novembre dernier comment le fonds serait progressivement mis en place.

Indiquant qu'il serait opérationnel au 1 er janvier 2018, il a précisé que « pour commencer, il sera alimenté en cash par le produit des récentes cessions de participations dans Engie et Renault. Le solde, d'environ 8 milliards d'euros, sera constitué' de participations publiques n'ayant pas vocation à être cédées mais versant des dividendes réguliers . Ces participations seront sorties du fonds au fur et à mesure que l'abondement tiré des cessions montera en puissance. Le rendement annuel de ce fonds, qui sera de l'ordre de 200 à 300 millions d'euros par an, sera sanctuarisé pour garantir notre effort annuel en matière d'innovation et limiter toute tentation de rabot qui viendrait obérer nos capacités industrielles d'avenir » 56 ( * ) .

L'objectif est d' assurer un soutien effectif à l'innovation pour un montant de 200 millions à 300 millions d'euros dès 2018.

L'objectif est surtout de contourner les principes budgétaires affirmés par la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) 57 ( * ) , au premier rang desquels le principe d'universalité budgétaire. En complétant le soutien du fonds à l'innovation par « les dividendes réguliers » tirés de participations n'ayant pas vocation à être cédées, le Gouvernement déroge à la règle d'affectation des dividendes en numéraire au budget général .

Dans ces conditions, il est permis de douter de l'intérêt patrimonial de ce projet.

Le contexte macroéconomique n'est guère favorable à un tel arbitrage. La théorie économique met en effet en évidence une relation négative entre les taux d'intérêt et les marchés actions. En période de faibles taux d'intérêt comme actuellement, les actions sont portées à la hausse. Il est donc paradoxal d'envisager la cession de dix milliards d'euros de participations pour les investir sur un autre support financier.

3. Un dispositif supplémentaire dans une myriade de soutiens à l'innovation préexistants

L'atrophie du pouvoir de l'État résultant d'un portefeuille recentré et d'un compte rigidifié doit être mise en regard du montant effectivement dédié à l'innovation, relativement faible par rapport aux nombreux dispositifs préexistants.

Un rapport de la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation publié en janvier 2016 58 ( * ) a procédé à une revue de l'ensemble des dispositifs publics de soutien à l'innovation - incitations fiscales, subventions, prêts et participations.

En 2015, les moyens consacrés à l'innovation par l'État et ses opérateurs s'élèvent ainsi à 8,6 milliards d'euros. Ils ont plus que doublé en volume depuis l'an 2000. Le graphique ci-après met en regard ces différents outils et les crédits qui seraient à terme apportés par le « fonds pour l'innovation ».

Comparaison des moyens consacrés par les différents outils
en faveur de l'innovation préexistants et par le futur « fonds pour l'innovation » au terme de sa constitution

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, à partir des données du CNEPI pour 2015

Le Gouvernement ambitionne donc de céder plus de 10 % du portefeuille de participations géré par l'Agence des participations de l'État pour financer un dispositif dont les crédits représenteront seulement 2 % du total des soutiens publics préexistants en faveur de l'innovation.

Même, en intégrant la rhétorique du Gouvernement sur l'innovation « disruptive », le fonds pour l'innovation ne représenterait que 12 % des crédits consacrés à la promotion et au soutien des entreprises innovantes 59 ( * ) .

À défaut d'un soutien décisif à l'innovation, le fonds risque surtout de favoriser une débudgétisation des crédits qui lui sont consacrés.


* 50 Compte rendu intégral de la séance du 6 juillet 2017.

* 51 Audition devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 19 juillet 2017.

* 52 Audition devant la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale le 19 juillet 2017.

* 53 Au 26 octobre 2017.

* 54 « Le fonds pour l'innovation générera 200 millions d'euros par an, dit Bruno Le Maire », Reuters, 21 septembre 2017.

* 55 Audition devant la commission des finances de l'Assemblée nationale le 13 septembre 2017.

* 56 Discours du 20 novembre 2017 au Conseil national de l'industrie.

* 57 Loi organique n° 2001-692 du 1 août 2001 relative aux lois de finances.

* 58 « Quinze ans de politiques d'innovation en France », Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation, France stratégie, janvier 2016.

* 59 Estimation du montant annuel consacré aux dispositifs de l'objectif principal « Soutenir le développement des entreprises innovantes » en 2015 par la Commission nationale d'évaluation des politiques d'innovation, rapport précité.

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