EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le 6 décembre 2017, sous la présidence de M. Robert del Picchia, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport de M. Ronan Le Gleut sur le projet de loi n° 6 (2017-2018) autorisant la ratification du protocole sur les privilèges et immunités de la juridiction unifiée du brevet.

M. Ronan Le Gleut, rapporteur. - Monsieur le Président, mes chers collègues, à titre liminaire, je souhaiterais remercier chaleureusement notre collègue Richard Yung pour les précieux conseils qu'il m'a donnés sur un sujet qu'il connaît très bien, eu égard aux responsabilités importantes qu'il a assumées au sein de l'Office européen du brevet.

Nous examinons ce matin le projet de loi autorisant la ratification du protocole sur les privilèges et immunités de la juridiction unifiée du brevet.

L'examen de ce protocole est l'occasion de faire le point sur la mise en place du brevet européen à effet unitaire.

Cette entreprise a été initiée à travers la convention de Munich de 1973 - c'est-à-dire il y a près d'un demi-siècle ! - par la création d'un « brevet européen ». Tous les États membres de l'Union européenne ont ratifié cette convention, ainsi que dix autres pays dont la Norvège et la Turquie. Elle marque une première étape importante dans le processus d'unification des systèmes de brevets européens, en permettant l'examen et la délivrance des brevets par un seul organisme : l'Office européen des brevets.

Cet office, dont le siège est situé à Munich, est présidé par un Français et emploie quelque 7 000 personnes, dont environ 4 400 examinateurs. Leur rôle est d'examiner la conformité des demandes de brevets, en s'assurant qu'elles répondent aux trois critères définissant un brevet que sont la nouveauté, l'activité inventive et l'application industrielle. En cas de délivrance, le brevet fait alors l'objet d'une publication, puis d'un dépôt, par l'Office européen du brevet, auprès des États parties à la convention dans lesquels l'inventeur souhaite bénéficier d'une protection.

Par conséquent, le brevet européen, tel que mis en place par la convention de Munich, est un « bouquet de brevets », sans effet automatique auprès des États parties, et donc soumis à des régimes juridiques différents. Il présente par ailleurs d'autres inconvénients :

- premièrement, l'inventeur doit s'acquitter des taxes de dépôt et de renouvellement dans chaque pays où son brevet est déposé, ce qui peut avoir un effet dissuasif pour les petites et moyennes entreprises ;

- deuxièmement, le brevet doit, dans certains cas, être intégralement traduit dans les langues desdits pays, ce qui engendre des dépenses importantes ;

- et enfin troisièmement, dans le cadre d'une action en contrefaçon ou d'une action principale en nullité, la décision rendue par une juridiction n'a d'effet que sur le territoire relevant de sa compétence. En conséquence, le requérant doit initier plusieurs actions parallèles, devant les juridictions de différents États ; la multiplicité des procédures apparaît alors comme un facteur d'insécurité juridique dans la mesure où les décisions rendues par les différentes juridictions peuvent être contradictoires.

Pour répondre à ces écueils, l'idée d'un brevet européen à effet unitaire a été avancée. Ce brevet unitaire produirait ses effets sur l'ensemble des territoires des États de l'Union européenne participant à la coopération renforcée et ayant ratifié l'accord relatif à la juridiction unifiée du brevet, soit potentiellement vingt-cinq États au total. Seules l'Espagne, la Pologne et la Croatie n'ont pas souhaité, pour l'heure, adopter ce dispositif.

Pour rendre le régime du brevet unitaire applicable, la ratification de l'accord précité par treize États membres est requise, dont celle des trois États ayant déposé le plus grand nombre de brevets en 2012 - c'est-à-dire au cours de l'année ayant précédé la signature de l'accord -, à savoir la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni.

À ce jour, quatorze États ont déjà ratifié cet accord, dont la France, il y a trois ans. Une toute dernière étape doit donc encore être franchie : la ratification par l'Allemagne et le Royaume-Uni.

Le Parlement allemand a autorisé la ratification. Toutefois, les instruments de ratification n'ont pas été déposés en raison du recours déposé par un avocat allemand devant la Cour constitutionnelle fédérale. Le requérant en conteste la constitutionnalité - en particulier le transfert de droits régaliens excédant ce qui est compatible avec la loi fondamentale - et soutient, en outre, que la loi autorisant la ratification de l'accord aurait dû être votée par le Bundestag avec une majorité qualifiée des deux tiers. Enfin, il allègue que l'accord n'est pas compatible avec le droit de l'Union européenne.

La Cour constitutionnelle fédérale n'a pas immédiatement rejeté la plainte, mais a, au contraire, demandé au président de la République fédérale de s'abstenir de signer la loi malgré son adoption par le Parlement. Cela semble indiquer qu'elle considère les arguments développés dans la plainte comme étant a priori sérieux. D'après les personnes que j'ai eu l'occasion d'auditionner, l'issue de ce recours est incertaine et pourrait retarder considérablement la ratification allemande, en particulier si la Cour de justice de l'Union européenne était saisie d'une question préjudicielle. En revanche, si le vote du Parlement était annulé pour défaut de quorum, l'organisation d'un nouveau scrutin aurait une incidence toute relative sur le calendrier et ne poserait aucune difficulté compte tenu de l'avis tout à fait positif que portent les parlementaires allemands sur le brevet unitaire. La Cour constitutionnelle fédérale allemande devrait rendre sa décision au printemps prochain.

S'agissant à présent de la ratification britannique, j'ai interrogé Michel Barnier lors de son audition devant le Sénat le 16 novembre dernier. D'après lui, deux scénarios sont envisageables :

- soit la ratification britannique n'intervient pas avant le Brexit, et la rendrait alors inutile; cela permettrait l'entrée en vigueur de l'accord, qui interviendrait au plus tôt en 2019 ;

- soit les ratifications allemande et britannique interviennent avant le Brexit, et entraîneraient alors l'entrée en vigueur du brevet unitaire mais poserait ensuite la question du statut du Royaume-Uni dans le dispositif. Cela constituerait le scénario idéal en ce qu'il permettrait une entrée en vigueur plus rapide du brevet à effet unitaire.

Le Royaume-Uni a manifesté, à plusieurs reprises, son intention d'intégrer le dispositif. Hélas, pour des raisons d'ordre juridique, un tel sujet ne peut être abordé, par anticipation, lors des négociations sur le Brexit étant donné que ce dispositif n'est toujours pas en vigueur. C'est pourquoi, en tant que membre du groupe de suivi sénatorial sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union européenne, je resterai très vigilant sur cette question et suivrai avec intérêt les éventuelles conséquences d'une ratification de l'accord par le Royaume-Uni qui, selon le Quai d'Orsay, pourrait intervenir en début d'année prochaine.

Les bénéfices attendus du brevet européen à effet unitaire sont très importants, aussi bien pour l'innovation que pour la compétitivité de nos entreprises ; il doit, à cet égard, retenir toute notre attention. Le brevet unitaire fera considérablement baisser les coûts liés, d'une part, au maintien en vigueur des brevets dans chacun des États et, d'autre part, à la traduction, étant donné qu'un dépôt dans l'une des langues officielles de l'Office européen des brevets - à savoir le français, l'anglais et l'allemand - suffira à l'avenir. L'économie moyenne est estimée, par brevet, à plus de 30 000 euros. Le coût global serait ainsi équivalent à celui d'un dépôt aux États-Unis ou au Japon.

En outre, ce dispositif permettra aux inventeurs de bénéficier d'une protection juridique dans l'ensemble des États membres de la coopération renforcée ce qui, outre la sécurité juridique qui leur sera offerte, fera diminuer de manière significative les frais de procédure en cas d'action principale en nullité du brevet ou d'une action en contrefaçon, qui n'aurait plus à être engagée auprès de chaque État, mais uniquement devant la juridiction unifiée du brevet.

Cette juridiction aura la compétence exclusive pour les actions relatives à la contrefaçon et à la validité des brevets européens et des brevets européens à effet unitaire. Elle comprendra notamment un greffe, un tribunal de première instance, une cour d'appel et un centre de médiation et d'arbitrage.

La France occupera une place centrale au sein de cette juridiction puisque le siège de sa division centrale sera situé à Paris, et que le premier président du tribunal de première instance sera de nationalité française. Cette division centrale sera composée, en outre, de deux sections, l'une à Munich et l'autre à Londres. Les affaires seront réparties selon une classification thématique ; le siège parisien, qui sera notamment compétent pour les contentieux portant sur les techniques industrielles, aura l'activité contentieuse la plus importante.

Le Brexit pose une seconde interrogation, liée au sort de la section londonienne. Il semble en effet peu vraisemblable que le Royaume-Uni puisse conserver cette section après sa sortie de l'Union européenne. Plusieurs villes, dont Milan et Paris, ont d'ores et déjà fait part de leur intérêt pour accueillir cette section sur leur territoire.

Quelques mots à présent sur le protocole qui nous est soumis, et qui traite des privilèges et immunités qui seront accordés au personnel de cette juridiction. Il s'agit d'un protocole de facture classique qui prévoit, entre autres, l'inviolabilité des locaux et des archives de la juridiction, des immunités pour la juridiction, son personnel et les représentants des États parties à l'accord, ainsi que des exonérations fiscales pour les salaires versés aux juges, greffiers et agents administratifs. Ces stipulations ne posent donc aucune difficulté.

Ce protocole entrera en vigueur une fois la juridiction unifiée mise en place, et sous réserve de la ratification des États accueillant une section du tribunal de première instance ou la cour d'appel, à savoir le Luxembourg, la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Nous serions ainsi le premier ou le second de ces quatre pays à ratifier le protocole. À titre d'information, la Chambre des communes britannique a voté la semaine dernière l'autorisation de ratification de ce protocole à l'unanimité. À l'occasion des débats, les parlementaires ont rappelé leur volonté de rejoindre le dispositif, tout en s'inquiétant de la possibilité qui leur sera offerte de demeurer dans l'accord et des négociations à venir sur ce point. La Chambre des Lords se prononcera quant à elle cet après-midi sur ce texte.

Compte tenu de l'importance que représente le brevet unitaire pour nos industriels - qui le soutiennent avec ferveur - et notre économie, je ne peux que recommander l'adoption de ce projet de loi. La France ferait ainsi montre, une nouvelle fois, d'un volontarisme politique sans faille sur ce dossier qui, je l'espère, se prolongera au-delà de l'examen de ce texte.

Son examen en séance publique est prévu le mercredi 20 décembre, selon la procédure simplifiée, ce à quoi je souscris.

Suivant l'avis du rapporteur, la commission a adopté sans modification le rapport et le projet de loi précité. Les sénateurs du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) se sont abstenus.

Conformément aux orientations du rapport d'information n° 204 (2014-2015) qu'elle a adopté le 18 décembre 2014, la commission a autorisé la publication du présent rapport synthétique.

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