B. UNE RÉFORME JURIDIQUEMENT PERTINENTE MAIS, À CE STADE, DIFFICILE À ATTEINDRE POLITIQUEMENT

1. De nouvelles règles qui ne s'appliqueraient pas hors de l'Union européenne

L'introduction dans le droit positif de la notion d'établissement stable numérique, ou établissement stable virtuel, permettrait de remédier aux insuffisances des critères actuels de la résidence fiscale , apportant ainsi une réponse globale au défi posé par la transformation numérique dans le domaine de la fiscalité. Par contraste avec les mesures sectorielles et autres taxes temporaires distinctes de l'impôt sur les sociétés, cette solution présente l'avantage de s'appliquer à toutes les entreprises, « physiques » comme « numériques », sans distinction de secteur d'activité, et sans risque de distorsion économique .

C'est pourquoi cette option constitue la solution de long terme privilégiée par la Commission européenne .

Toutefois, dans la mesure où cette réforme consiste en une modification des règles d'assiette relatives à l'impôt sur les sociétés, elle ne pourra produire son plein effet qu'à condition d'être également mise en oeuvre au niveau international, c'est-à-dire reprise dans les conventions fiscales bilatérales entre les différents pays , qui priment sur le droit national et sur le droit de l'Union européenne dès lors qu'il s'agit de répartir les droits d'imposer entre un État membre et un État tiers.

En l'absence de transposition dans les accords bilatéraux d'élimination des doubles impositions, l'application de ces nouvelles règles serait de facto limitée au territoire de l'Union européenne, ce qui réduit considérablement la portée de cette réforme , compte tenu des entreprises et des activités dont il s'agit.

La proposition de directive prévoit d'ailleurs expressément que ces nouvelles règles ne seraient pas applicables aux entreprises et entités établies dans un pays tiers, c'est-à-dire hors Union européenne , et ceci « de manière à éviter toute violation des conventions en matière de double imposition 12 ( * ) ».

Plus précisément, le paragraphe 2 de l'article 2 de la proposition de directive prévoit une application subsidiaire : « Toutefois, dans le cas d'entités qui sont résidentes (...) dans un pays tiers avec lequel l'État membre concerné a conclu une convention visant à éviter la double imposition, la présente directive s'applique uniquement si cette convention comporte des dispositions analogues aux articles 4 et 5 de la présente directive (...) ».

Dans la mesure où le réseau conventionnel des États membres de l'Union européenne est très dense 13 ( * ) , et où aucune des conventions fiscales bilatérales concernées ne prévoit à ce jour une définition de l'établissement stable virtuel, cette application subsidiaire est aujourd'hui purement théorique .

Dès lors, et contrairement à une présentation répandue du sujet, il apparaît que la difficulté à taxer les bénéfices liés à l'économie numérique ne consiste pas à surmonter une difficulté d'ordre technique ou juridique - l'établissement stable virtuel est un concept relativement simple 14 ( * ) - mais bien à parvenir à un accord politique.

2. Des effets majeurs sur la répartition des droits d'imposer rendant complexe la possibilité d'obtenir un accord au niveau international

La réforme structurelle des règles de l'imposition des bénéfices des sociétés pour prendre en compte la présence numérique ne pourra donc être efficace que si elle est également menée au niveau international, dans le cadre du G20 et de l'OCDE . Cet objectif est d'ailleurs expressément inscrit dans l'exposé des motifs de la proposition de directive : « les systèmes d'imposition des revenus des sociétés des États membres et la proposition de la Commission concernant l'ACCIS devraient, à terme, se traduire par des changements correspondants dans le modèle de convention fiscale de l'OCDE au niveau international ».

Or il n'existe pas à ce jour de consensus international sur le sujet, ni même de perspective d'un tel consensus à court terme, en raison de la divergence de vues des principaux pays concernés au sein de l'OCDE .

Contrairement aux différentes mesures anti-abus du projet BEPS 15 ( * ) , qui visent à remédier à des cas de double non-imposition préjudiciables à la majorité des grands pays de production et de consommation, et sur lesquelles un accord à l'OCDE était donc possible, la question de la taxation de l'économie numérique implique de remettre en cause les principes fondamentaux relatif au partage des droits d'imposer entre l'État de la source et l'État de la résidence , en vigueur depuis plusieurs décennies.

Selon la structure de leur économie, les grands pays participant aux négociations au sein de l'OCDE pourraient gagner ou perdre beaucoup à une telle réform e. Schématiquement, et pour reprendre la typologie suggérée par l'OCDE dans son rapport intérimaire du 16 mars 2018 précité 16 ( * ) , qui vaut constat d'absence de consensus, les différents pays peuvent être répartis en trois grands groupes :

- les pays du premier groupe considèrent que les règles de la fiscalité internationale sont satisfaisantes , et qu'il n'y a pas lieu de les modifier au-delà de la mise en oeuvre des mesures de BEPS, et notamment de l'action 7 relative au contournement de l'établissement stable (cf. encadré). On trouve au sein de ce premier groupe plusieurs pays auxquels les règles actuelles permettent d'attraire des bases fiscales sans lien avec la taille de leur marché ou le nombre de leurs utilisateurs, notamment grâce à des régimes favorables de localisation de la propriété intellectuelle ;

Les mesures du plan BEPS visant à éviter
le contournement de la notion d'établissement stable (action 7)
et leur impact dans le domaine des activités numériques

Si l'action 1 du projet BEPS « Relever les défis fiscaux posés par l'économie numérique » se limite à dresser un constat et à prévoir la remise d'un nouveau rapport (cf. supra ), quelques avancées sont notamment prévues à l'action 7 « Empêcher les mesures visant à éviter artificiellement le statut d'établissement stable » , et reprises aux articles 12 à 15 de l'instrument multilatéral pour la mise en oeuvre des mesures de BEPS 17 ( * ) .

Les modifications apportées visent :

- d'une part, à éviter l'utilisation abusive du statut de « commissionnaire ». Lors de son audition du 28 juin 2017 par la commission des finances 18 ( * ) , Pascal Saint-Amans, directeur du centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, a ainsi rappelé que « la définition de l'établissement stable, telle qu'elle existe dans le modèle de convention fiscale actuel, est dépassée car elle permet des schémas agressifs, comme la transformation d'un "distributeur" (dont la marge est en général de 15 % à 20 %) en un simple "commissionnaire" (dont la marge peut être réduite à 2 % à 3 %), qui peut faire s'évaporer des milliards d'euros en une nuit, par un simple changement contractuel avec l'entreprise mère, souvent établie aux Pays-Bas. Toutes les administrations fiscales qui ont engagé des redressements sur ce fondement ont perdu devant les tribunaux, les conventions fiscales n'interdisant nullement la transformation d'un distributeur en commissionnaire. Nous avons proposé, dans le cadre du plan BEPS, de réparer les conventions pour mettre un terme à ce phénomène, ce qui sur le plan juridique n'était pas très compliqué » ;

- d'autre part, à lutter contre le fractionnement abusif des contrats pour contourner la qualification d'établissement stable, en restreignant les exceptions prévues à cette qualification aux seuls contrats qui ont un caractère « préparatoire ou auxiliaire » à l'activité principale. Lors de son audition précitée, Pascal Saint-Amans a ainsi précisé que « dans un modèle économique comme celui d' Amazon , le stockage est séparé de la livraison, elle-même séparée du comptage... Or la réunion des trois activités ne permet pas pour autant d'aboutir à la qualification d'établissement stable sur le plan juridique. En réalité, pourtant, ce n'est pas parce que les activités sont fractionnées dans différents endroits ou de différentes manières qu'elles ne forment pas, ensemble, un établissement stable ».

Il convient toutefois de ne pas surestimer la portée de ces nouvelles règles dans le domaine des activités numériques, pour trois raisons.

Premièrement, ces règles ne modifient qu'à la marge la notion d'établissement stable, s'agissant de ses exceptions , mais elles ne font nullement évoluer les règles générales qui répartissent les droits d'imposer.

Deuxièmement, la seule qualification d'établissement stable ne suffit pas à taxer les profits là où la valeur est créée : encore faut-il faire évoluer les règles relatives aux prix de transfert.

Troisièmement, ces nouvelles règles ne s'appliqueront qu'à condition que les deux États parties à une convention fiscale bilatérale le prévoient , ce qui est loin d'être toujours le cas, en particulier s'agissant des pays comparables à la France 19 ( * ) .

Source : commission des finances

- les pays du deuxième groupe considèrent que l'économie numérique pose un problème spécifique au regard des règles fiscales internationales , compte tenu à la fois de ses particularités (possibilité de créer de la valeur sur un territoire sans présence physique, poids des actifs incorporels etc.) et des montants en jeu. Ils sont par conséquent favorables à des mesures spécifiques à ce secteur économique, permettant notamment de prendre en compte la « contribution des utilisateurs » à la création de la valeur ( via les données produites, leur situation géographique etc.). Les propositions de la Commission européenne , inspirées notamment par la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie, appartiennent à cette catégorie de mesures spécifiques 20 ( * ) . Ces pays ne remettent, pour autant, pas en cause les règles générales de partage des droits d'imposer entre l'État de la source et l'État de la résidence, qu'ils estiment pertinentes pour le reste de l'économie ;

- les pays du troisième groupe , enfin, considèrent que les règles fiscales actuelles sont inadaptées à la numérisation mais aussi à la mondialisation des échanges, et qu'une réforme de ces règles devrait s'appliquer à l'ensemble de l'économie . En d'autres termes, les pays de ce troisième groupe considèrent qu' il n'existe pas tant une « économie numérique » caractéristique de certaines entreprises numériques (GAFA ou autres) qu'une « numérisation de l'économie » , touchant l'ensemble des secteurs. Ils défendent, par conséquent, une évolution des règles internationales permettant de taxer davantage au niveau du pays de consommation , au détriment du pays où sont localisées la production, les fonctions de directions, la propriété intellectuelle etc. Cette taxation au lieu de consommation, toutefois, n'implique pas nécessairement - voire pas du tout - une prise en compte de la « contribution des utilisateurs » sous la forme d'un « travail gratuit » (création de données, visionnage de publicités etc.). Les pays de ce troisième groupe sont principalement des grands pays de consommation, tels que la Chine, le Brésil, la Turquie etc.

En d'autres termes, au-delà du seul cas de l'économie numérique, les discussions sur l'évolution des règles fiscales internationales reflètent un rapport de force entre, schématiquement, les grands pays de siège et d'incorporels d'une part, et les grands pays de consommation d'autre part.

Les conséquences d'un tel changement n'ont pas encore été précisément évaluées, notamment pour des États comme la France . En effet, si une telle évolution permettrait a priori de taxer davantage en France les grandes multinationales du numérique, elle pourrait conduire à réduire la base imposable en France des multinationales françaises dont les marchés les plus dynamiques sont aujourd'hui dans les pays émergents , notamment en Asie, par exemple dans le domaine de l'agroalimentaire, du luxe ou encore de l'aéronautique 21 ( * ) .

S'agissant des États-Unis , pays de siège des plus grandes multinationales du numérique et d'autres secteurs économiques, ils ont a priori intérêt au statu quo , qui demeure leur position officielle au sein de l'OCDE, voire à des mesures d'attractivité supplémentaires en faveur de la localisation de la propriété intellectuelle. C'est le sens de la réforme fiscale majeure adoptée le 15 décembre 2017. Néanmoins, cette réforme, qui prévoit également un abaissement du taux de l'impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %, pourrait aboutir à une baisse des recettes fiscales que pourrait compenser une meilleure prise en compte du lieu de consommation dans l'établissement de l'assiette, puisque les États-Unis sont également un grand pays de consommation.

3. Un consensus tout aussi difficilement atteignable au niveau européen en raison de la règle de l'unanimité en matière fiscale

Si un accord sur l'établissement stable numérique et l'évolution des règles en matière de prix de transfert semble donc à ce stade difficilement réalisable au niveau international, il apparaît tout aussi complexe à obtenir à l'échelle de l'Union européenne, la fiscalité étant soumise à la règle de l'unanimité .

Or les États membres de l'Union européenne ont à cet égard des intérêts peu compatibles, entre, d'une part, les grands pays de « consommation numérique » que sont la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne, ainsi que, d'une manière générale, les États qui se sont associés à leur initiative, et d'autre part, les pays qui offrent aux multinationales du numérique des régimes fiscaux avantageux permettant de dissocier le lieu de la création de valeur et le lieu de taxation.

D'ailleurs, le projet ACCIS lui-même , lancé d'abord en 2011 puis une nouvelle fois en 2016 sous la forme de deux propositions distinctes (assiette commune puis assiette consolidée), est très loin de faire l'objet d'un consensus entre les États membres . C'est pour cela que la Commission européenne n'a pas proposé d'intégrer directement ses propositions en matière de fiscalité du numérique dans les deux propositions de directives relatives à l'ACCIS.


* 12 Exposé des motifs de la proposition de directive COM(2018) 147 final, p. 8.

* 13 Tous les États membres sont liés par une convention fiscale bilatérale avec la Chine, l'Inde et le Canada. Un seul État membre (la Croatie) n'est pas lié avec les États-Unis. Six États membres ne sont pas liés avec le Japon. Source : étude d'impact.

* 14 Certes, l'application de cette notion, et plus encore l'évolution des règles applicables aux prix de transfert, soulèveraient un certain nombre de questions techniques, que les textes et la doctrine devraient progressivement préciser, mais cela ne diffère en rien des autres grandes notions du droit fiscal international, à commencer par l'établissement stable « physique » lui-même, et de la pratique actuelle en matière de prix de transfert. La proposition de directive, l'étude d'impact et surtout les travaux très fournis de l'OCDE sur le sujet fournissent d'ores et déjà de nombreux éléments de réponse.

* 15 Sur les dispositif hybrides, la déduction excessive des intérêts et autres frais financiers, les sociétés étrangères contrôlées etc., voir le rapport n° 410 (2017-2018) du 11 avril 2018 fait par Albéric de Montgolfier au nom de la commission des finances sur le projet de loi autorisant la ratification de la convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices.

* 16 OCDE, chapitre 5 du rapport intermédiaire, « Adapter le système fiscal international à la numérisation de l'économie », § 387-394. Si la typologie présentée ici reprend en substance celle de l'OCDE, il convient de rappeler que l'OCDE ne cite nommément aucun pays comme appartenant à tel ou tel groupe.

* 17 Convention multilatérale pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices, signée à Paris le 7 juin 2017.

* 18 Audition du 28 juin 2017 de Pascal Saint-Amans, directeur du Centre de politique et d'administration fiscales de l'OCDE, sur la convention multilatérale du 7 juin 2017 pour la mise en oeuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l'érosion de la base d'imposition et le transfert de bénéfices.

* 19 Voir à cet égard le rapport n° 410 (2017-2018) du 11 avril 2018 précité sur l'approbation de l'instrument multilatéral de l'OCDE.

* 20 Qu'il s'agisse de l'établissement stable numérique, caractérisé par un seuil de 100 000 utilisateurs par pays, ou de la taxe de 3 % sur le chiffre d'affaires (cf. infra ), qui constitue par définition un impôt sectoriel spécifique.

* 21 Dans son rapport n° 410 (2017-2018) du 11 avril 2018 précité, votre rapporteur général notait que « la France a, à ce stade, opté pour une conception large de l'application de la convention multilatérale. En particulier, les articles 12 à 15 relatifs à la qualification des établissements stables ont été retenus sans réserve. Cette décision mérite d'être interrogée, dès lors que peu de pays comparables ont fait ce choix, et que les conséquences de la modification du seuil de qualification d'un établissement stable pour l'attribution de profit, non prévues par le « paquet BEPS », sont toujours en négociation à l'OCDE. Il pourrait en résulter des risques pour nos entreprises opérant à l'étranger et pour nos recettes fiscales, dont la base fiscale pourrait être réduite ».

Voir également sur le sujet l'audition de Pascal Saint-Amans du 28 juin 2018 précitée et l'audition conjointe du 21 mars 2018 de Grégory Abate, sous-directeur de la fiscalité directe des entreprises à la direction de la législation fiscale, Bernard Bacci, directeur fiscal du groupe Vivendi, Béatrice Deshayes, directrice fiscale du groupe LVMH, Daniel Gutmann, avocat associé du cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats et Stéphanie Robert, directeur de l'Association française des entreprises privées (Afep), sur l'adaptation des règles de l'impôt sur les sociétés au nouveau contexte international et européen.

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