II. L'ÉTABLISSEMENT STABLE NUMÉRIQUE : UNE PERSPECTIVE DE LONG TERME

A. LA PROPOSITION DE DIRECTIVE COM(2018) 147 FINAL RELATIVE À LA PRÉSENCE NUMÉRIQUE SIGNIFICATIVE

La proposition de directive COM(2018) 147 final a pour objectif de réformer, au niveau de l'Union européenne, les règles d'assiette de l'impôt sur les sociétés, afin de permettre aux États membres de taxer sur leur territoire les bénéfices liés aux activités numériques qui y sont réalisés, et ceci même si l'entreprise n'y est pas présente physiquement .

1. La présence numérique significative, nouveau critère entraînant la qualification d'établissement stable dans un État

Il s'agit, tout d'abord, de compléter la définition actuelle de l'établissement stable, qui permet d'imposer une entreprise sur un territoire, par un critère de « présence numérique significative ».

Il faut, à cet égard, rappeler que les conventions fiscales bilatérales basées sur le modèle élaboré par l'OCDE 8 ( * ) ont pour objectif de répartir les droits d'imposer les différentes catégories de revenus entre les deux États signataires 9 ( * ) et d'éliminer les doubles impositions. Celles-ci prévoient en particulier que les bénéfices des entreprises sont imposables dans l'État de résidence de l'entreprise, sauf pour la part de ces bénéfices attribuable à un « établissement stable » dans l'autre État (articles 5 et 7 du modèle de l'OCDE).

La notion d'établissement stable, conçue il y a plusieurs décennies et adaptée à l'économie traditionnelle, repose sur un critère de présence physique sur le territoire : un siège de direction, une succursale, un bureau, une usine, un atelier, une mine, un chantier etc. Or cette notion correspond mal aux modèles d'affaires de l'économie numérique, caractérisés par :

- la possibilité d'exercer une activité économique - parfois très importante - sur un territoire donné sans pour autant y disposer de présence physique , conduisant à une dissociation entre le lieu où la valeur est créée et le lieu où les bénéfices sont imposés ;

- la place très importante dans la chaîne de valeur des actifs incorporels - algorithmes, données issues des utilisateurs, etc. - dont la valeur est difficile à évaluer et qui peuvent être aisément localisés dans des territoires à fiscalité réduite et non dans les principaux pays où se trouvent ces utilisateurs.

L'article 4 de la proposition de directive COM(2018) 147 final prévoit donc d' introduire un critère de « présence numérique significative » pour qualifier un établissement stable, ce qui revient à introduire une notion d'« établissement stable virtuel » dès lors qu'une entreprise exerce tout ou partie de son activité sous la forme de services numériques.

La notion de « présence numérique significative » serait définie par trois nouveaux critères permettant d'établir un lien fiscal entre les entreprises fournissant des services numériques et le territoire où est créée la valeur : le chiffre d'affaires, le nombre d'utilisateurs, le nombre de contrats commerciaux .

Une « présence numérique significative » serait ainsi réputée exister dès lors que l'entreprise ou le groupe dépasse, au niveau d'un État membre et pour un exercice fiscal donné, l'un des trois seuils alternatifs suivants :

- 7 millions d'euros de chiffre d'affaires résultant de la fourniture de services numériques ;

- 100 000 utilisateurs de ces services numériques ;

- 3 000 contrats commerciaux pour la fourniture de tels services numériques.

Cette notion de présence digitale significative aurait vocation à être, à terme, intégrée au projet d'assiette commune consolidée d'impôt sur les sociétés (ACCIS) , actuellement en discussion au Parlement européen. Bien que la proposition de directive demeure vague à ce sujet, il ressort des auditions conduites par votre rapporteur général que cette intégration devrait correspondre :

- d'une part, à l'ajout d'un critère de présence numérique significative pour qualifier un établissement stable sur le territoire d'un État membre (modification des critères de l'assiette commune) puis tout simplement sur le territoire de l'Union européenne (si l'assiette commune consolidée se concrétise) ;

- d'autre part, à l'ajout d'un quatrième critère à la clé de répartition des bénéfices entre États membres dans le cadre de l'assiette consolidée. En effet, cette clé de répartition des bénéfices - et donc des recettes fiscales - repose actuellement sur trois critères affectés d'une même pondération (30 %) et qui ne permettent pas de prendre en compte les spécificités de l'économie numérique : les immobilisations corporelles, la main d'oeuvre, le chiffre d'affaires 10 ( * ) .

2. Les données des utilisateurs, nouveau critère d'attribution d'une part des bénéfices imposables à l'établissement stable

Une fois que l'activité est imposable dans un pays (« où taxer l'activité ? »), les bénéfices générés par cette activité doivent encore être déterminés et attribués à ce pays (« quelle part de l'activité taxer ? »). Aujourd'hui, les règles en matière de prix de transfert sont utilisées pour attribuer les bénéfices d'un groupe multinational aux établissements stables dont il dispose dans différents pays, sur la base d'une analogie avec les bénéfices que chaque établissement stable aurait pu réaliser s'il s'était agi d'une entité distincte et indépendante. Cette analyse fonctionnelle, prévue par l'article 7 du modèle de l'OCDE , tient compte « des fonctions exercées, des actifs utilisés et des risques assumés » (paragraphe 2).

L'article 5 de la proposition de directive reprend ce principe général, mais l'adapte aux spécificités des activités numériques , dans lesquelles une part importante de la valeur est liée aux actifs incorporels que sont les données produites à partir des informations collectées auprès des utilisateurs et les algorithmes . Le paragraphe 3 prévoit ainsi que, dans le but de « déterminer les fonctions de la présence numérique significative et de lui attribuer la propriété économique des actifs et les risques, les activités économiquement significatives exercées (...) par l'intermédiaire d'une interface numérique sont prises en considération ».

Il s'agit par-là d'attribuer une partie de la valeur ainsi crée à la « présence numérique significative », c'est-à-dire à l'État où se trouvent les utilisateurs de l'interface numérique, au lieu de l'attribuer au pays de l'entité qui détient ces actifs incorporels .

L'évolution des règles applicables en matière de prix de transfert est le pendant indispensable du concept d'établissement stable virtuel . En effet, en l'absence d'une telle évolution, une entreprise numérique pourrait tout à fait recevoir la qualification d'établissement stable dans un État, sans pour autant y payer davantage d'impôt sur les sociétés , le bénéfice imposable continuant à être comme auparavant réduit par le versement de diverses redevances au titre de la propriété intellectuelle. C'est notamment pour cela qu'il convient de ne pas surestimer, par exemple, les conséquences de la récente annonce de Facebook 11 ( * ) quant à la déclaration d'une partie de son activité au titre d'établissements stables dans différents pays européens.


* 8 Modèle de convention fiscale concernant le revenu et la fortune. La dernière version date de 2014.

* 9 Généralement un État dit de la « source » du revenu et un État dit de la « résidence » de l'entité qui en bénéficie (personne physique ou morale).

* 10 Voir à cet égard la proposition de résolution européenne du 14 décembre 2016, présentée par Albéric de Montgoflier, rapporteur général, au nom de la commission des finances en application de l'article 73 quinquies du règlement du Sénat, sur les propositions de directives du Conseil COM(2016) 683 final concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (Accis) et COM(2016) 685 final concernant une assiette commune pour l'impôt sur les sociétés.

* 11 Annonce du 12 décembre 2017. Source : https://newsroom.fb.com/news/2017/12/moving-to-a-local-selling-model/ . D'autres multinationales du numérique ont annoncé des réorganisations similaires.

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