B. LA MARCHE ARRIÈRE DES DÉPUTÉS EN NOUVELLE LECTURE SUR LE TITRE PREMIER : LES ÉTATS GÉNÉRAUX DE L'ALIMENTATION N'AURONT-ILS SERVI À RIEN ?

1. La construction des prix agricoles : tout ça pour ça ?

En nouvelle lecture, au stade de la commission, le Gouvernement, recueillant l'avis favorable du rapporteur, a cette fois sans surprise supprimé la rédaction adoptée en première lecture par les deux assemblées sur la construction des indicateurs , revenant ainsi sur le principal apport parlementaire au texte.

La rédaction de l' article 1 er retenue à ce stade par les députés prévoyait que les organisations interprofessionnelles « peuvent » élaborer des indicateurs qui « peuvent » à leur tour servir d'indicateurs de référence. Pour cette mission, elles « peuvent », « le cas échéant », s'appuyer sur l'OFPM.

La normativité de cette formulation était très douteuse. En multipliant les « possibilités » tout en conservant quelques mots clés manifestement destinés à rassurer les acteurs agricoles - « organisations interprofessionnelles », « Observatoire de la formation des prix et des marges », « indicateurs de référence » -, le Gouvernement cherchait à dissimuler son objectif réel : en revenir à son dispositif initial.

Ultime surprise et preuve d'une inconstance étonnante sur un sujet pourtant essentiel : en séance publique, le Gouvernement et le rapporteur devaient à nouveau retoucher le dispositif, modification qu'ils présentèrent comme un « compromis ».

La rédaction finalement adoptée précise que les organisations interprofessionnelles auront l'obligation d'élaborer et de diffuser des indicateurs qui « servent d'indicateurs de référence ». L' article 5 ajoute cette obligation à la liste des missions des interprofessions visées à l'article L. 632-2-1 du code rural et de la pêche maritime, tandis que l' article 5 quater prévoit que les interprofessions pourront demander un avis technique à l'OFPM sur le sujet ; l'observatoire sera également chargé d'examiner la prise en compte de ces indicateurs dans chaque filière.

Si la formulation de l'alinéa apparaît plus contraignante, concrètement, la rédaction retenue ne change rien par rapport au projet de loi initial .

Juridiquement, il est étonnant que le Gouvernement soutienne subitement une solution dont la conventionnalité apparaît contestable, argument pourtant opposé par lui tout au long des débats aux initiatives parlementaires qui allaient dans ce sens.

L'article 157 du règlement européen du 17 décembre 2013 1 ( * ) mentionne en effet que les interprofessions peuvent être reconnues si elles « poursuivent un but précis » qui « peut » inclure certains objectifs, dont celui de réaliser des indicateurs. Des interprofessions peuvent donc être reconnues mêmes si elles ne se préoccupent pas de la question des prix, par exemple si elles poursuivent le seul but d'entreprendre des actions visant à protéger ou promouvoir l'agriculture biologique ou les appellations d'origine. Ainsi, certaines entités désirant se faire reconnaître comme interprofession pourront y être éligibles au titre du droit européen et non au titre du droit national. Cette situation crée une véritable insécurité juridique.

Sur un plan plus pratique, rien ne garantit que les interprofessions parviennent à trouver un accord unanime sur l'élaboration d'un tel indicateur. La meilleure preuve réside dans l'absence de sanction si les interprofessions ne s'entendent pas.

Dans ce cas, la rédaction issue de la nouvelle lecture à l'Assemblée nationale exclut la principale garantie pour les producteurs agricoles : le recours, à défaut d'indicateurs interprofessionnels, aux indicateurs diffusés par l'Observatoire de la formation des prix et des marges .

Ainsi, à défaut d'accords interprofessionnels, les parties demeureront libres d'élaborer leur propre indicateur : comme dans le dispositif initial, les parties les plus faibles au contrat que sont les producteurs pourront donc se voir imposer, dans la négociation, des indicateurs défavorables.

La nouvelle contractualisation proposée à l'article 1 er prend ainsi le risque d'accroître encore le déséquilibre du rapport de force entre distributeurs et producteurs, au détriment du revenu agricole .

A contrario , le texte adopté en première lecture par les deux assemblées avait levé ce risque en prévoyant que les indicateurs mobilisables ne pourraient être, à défaut d'accords interprofessionnels, que les indicateurs « proposés » par l'OFPM ou « validés » par ce dernier.

Alors que la protection des agriculteurs dans l'élaboration des prix devait être la traduction majeure des conclusions des États généraux de l'alimentation dans la loi, le Gouvernement et sa majorité ont vidé cette disposition de sa substance. Les agriculteurs, qui la souhaitaient ardemment, en seront pour leurs frais.

Votre rapporteur ne peut que le déplorer.

2. Une médiation déstabilisée par la réintroduction du « nommer et dénoncer »

La rédaction retenue par les députés de l' article 4 sur la médiation est une autre illustration de cette dynamique inédite consistant à revenir sur des points d'accord entre les deux assemblées pour aboutir, in fine , à une solution plus défavorable au monde agricole, à rebours de l'objectif du projet de loi.

Votre rapporteur rappelle que la médiation en cas de litige entre les cocontractants effectuée par le Médiateur des relations commerciales agricoles est un outil robuste qui a fait la preuve de son efficacité . En témoigne le taux exceptionnel de 75 % de réussite de ses conciliations.

En aucun cas cet outil efficace, qui repose sur l'indépendance et la qualité du travail du médiateur, ne doit être remis en cause. C'est pourtant ce que la rédaction proposée en première lecture par l'Assemblée nationale, modifiée par le Sénat mais rétablie en nouvelle lecture, s'apprête à faire.

Le onzième alinéa remplace ainsi le mécanisme de « nommer et féliciter » 2 ( * ) , consistant à valoriser les parties ayant facilité la réussite de la médiation, c'est-à-dire un mécanisme très incitatif retenu par le Sénat sur proposition de l'Assemblée nationale, par un mécanisme de « nommer et dénoncer » 3 ( * ) beaucoup plus stigmatisant.

Ainsi, le médiateur pourra, à tout moment, rendre publiques les conclusions de ses travaux de médiation même sans l'accord des parties, juste après les en avoir informées.

Comme votre rapporteur l'avait déjà souligné en première lecture, cette rédaction fait courir un risque non négligeable : celui que les parties les moins exemplaires ne recourent plus à la médiation, ce qui aurait l'effet inverse de ce que le projet de loi tend à favoriser.

C'était d'ailleurs exactement la position du rapporteur de l'Assemblée nationale en première lecture, qui avait eu la sagesse d'écarter en séance la procédure de « nommer et dénoncer » pourtant introduite par lui en commission : « Il est vrai que j'avais d'abord déposé un amendement permettant le name and shame pour l'ensemble des actions du médiateur. Mais, après avoir échangé avec ses services et les différentes parties prenantes, j'ai pris conscience qu'il fallait le modifier un peu : en autorisant un usage systématique du name and shame, nous risquions tout simplement de détruire l'ensemble de la médiation.

« En effet, si les parties prenantes au contrat n'ont plus confiance dans la médiation, elles risquent de ne plus y avoir recours. Et, étant donné le rapport de forces, les fournisseurs n'intenteront pas de procès à la grande distribution, ni le producteur à son premier acheteur, par crainte d'un déréférencement, d'une rupture de contrat. In fine, il n'y aura ni médiation, ni procédure civile, ce qui laissera les producteurs dans une situation pire que celle qu'ils connaissent actuellement. »

Il est regrettable qu'il ait à nouveau changé d'avis en nouvelle lecture.

Sur ces articles 1 er et 4, l'Assemblée nationale est donc revenue sur deux dispositions qui avaient fait consensus en première lecture entre les deux assemblées.

Votre rapporteur déplore l'introduction de ces deux nouveaux désaccords de fond et dénonce ces revirements de position incessants. Au-delà de la remise en cause du principe même de la navette parlementaire, qui consiste à engranger des accords à chaque lecture dans l'objectif de parvenir à un texte commun, l'inconstance du Gouvernement et de sa majorité parlementaire inquiètent sur l'absence de cap donné à la politique agricole . Malgré les nombreux mois consacrés aux États généraux de l'alimentation d'abord, à leur traduction législative ensuite, il semble que l' on navigue toujours à vue ...


* 1 Règlement (UE) n° 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) n° 922/72, (CEE) n° 234/79, (CE) n° 1037/2001 et (CE) n° 1234/2007 du Conseil.

* 2 « Name and Fame ».

* 3 « Name and Shame ».

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