EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Chacun sait que la violence n'est pas un mode d'éducation. Pourtant, les violences éducatives ordinaires justifiant de « corriger » ou de « dresser » un enfant pour lui inculquer « les bonnes manières », restent encore souvent érigées au rang de « sagesse populaire ».

Communément admis et tolérés, les violences physiques et les châtiments corporels occasionnels et les violences psychologiques et verbales, utilisés envers les enfants à titre « éducatif », constituent ce qu'il est désormais habituel d'appeler les violences éducatives ordinaires (VEO).

Pourtant, les résultats issus des dernières découvertes scientifiques tendent à démontrer que les violences subies dans l'enfance favorisent les conditions d'une société plus violente, composée d'individus eux-mêmes marqués par la violence reçue dans leur enfance, enclins à la tolérer, et in fine à la reproduire.

Ainsi, ne pouvant plus ignorer les conséquences de la violence éducative ordinaire (VEO), une prise de conscience collective, encouragée par des campagnes d'information, est désormais nécessaire. Celle-ci repose sur l'affirmation d'un principe selon lequel il ne doit pas exister de « droit de correction », la violence n'étant pas acceptable, qu'elle soit exercée envers un adulte ou envers un enfant.

La violence ne règle pas un conflit, mais traduit au contraire la difficulté d'un adulte à exercer son autorité avec bienveillance. Il ne s'agit donc pas de culpabiliser les auteurs des violences éducatives ordinaires (VEO), mais bien de leur permettre de rechercher d'autres solutions éducatives.

La proposition de loi visant à lutter contre toutes les violences éducatives ordinaires (VEO), déposée par Laurence Rossignol et nos collègues du groupe socialiste et républicain, tend à inscrire dans le code civil un principe clair : pour grandir dans un environnement éducatif propice à leur développement, nos enfants, citoyens en devenir, qui sont les personnes les plus fragiles et les plus vulnérables de notre société, ont le droit à une éducation dénuée de violences et d'humiliations.

De nombreux pays européens ont déjà adopté dans leur législation un principe analogue à celui défendu par les auteurs de la proposition de loi. Le recul du temps permet d'en apprécier les bénéfices : le plus souvent, les enfants élevés dans un environnement non violent deviennent, à l'âge adulte, des citoyens pour lesquels la violence n'est pas un mode légitime de résolution des conflits. Les rapports sociaux, y compris dans le couple et au sein de la famille, en ressortent plus apaisés.

La France est aujourd'hui prête à franchir cette étape supplémentaire dans la protection des enfants, en garantissant le respect de leur dignité et de leur intégrité, propice à leur développement harmonieux. Sans créer une nouvelle sanction de nature pénale, il est grand temps que la France se conforme au droit international et européen en affirmant l'illégalité des punitions et châtiments corporels, afin de privilégier une éducation bienveillante.

I. LES « VIOLENCES ÉDUCATIVES ORDINAIRES », BIEN QUE NÉFASTES POUR L'ENFANT, NE SONT PAS CLAIREMENT INTERDITES DANS NOTRE DROIT

Le mouvement d'interdiction des violences éducatives ordinaires est parfois sous-estimé. En effet, les adultes ayant subi pendant l'enfance des punitions corporelles affirment parfois ne pas en avoir gardé de séquelles. Certains estiment même que cela aurait contribué positivement à leur éducation, en les aidant à intégrer certaines limites.

Ainsi, selon la Fondation pour l'enfance, plus de 50 % des parents commencent à frapper leur enfant avant l'âge de deux ans, persuadés par l'éducation qu'ils ont reçue que cela leur a été utile et profitable. Pourtant, il est établi aujourd'hui que les effets négatifs de ces violences éducatives sont réels.

A. LA NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE ÉTAPE DANS LA PROHIBITION DES VIOLENCES ÉDUCATIVES ORDINAIRES

1. La mise en évidence par les travaux scientifiques de l'impact négatif des violences éducatives ordinaires

Depuis une vingtaine d'années, la recherche scientifique a pourtant mis en évidence les conséquences négatives des violences éducatives ordinaires, ce qui doit logiquement conduire à interroger nos pratiques éducatives. Les études menées dans le domaine psychosocial sont, sur ce point, convergentes avec les conclusions des neurosciences.

a) Impact sur les troubles du comportement

Les recherches scientifiques dans le domaine psychosocial ont montré que les violences éducatives ordinaires subies dans l'enfance avaient des conséquences négatives sur le rapport à autrui.

Pour le Dr Gilles-Marie Vallet, auditionné par votre rapporteure, les violences éducatives ordinaires peuvent conduire à l'intériorisation par l'enfant d'une violence admise, tolérée à l'encontre des personnes proches. Cette forme de banalisation du recours à la violence peut favoriser, à l'âge adulte, le passage aux violences conjugales ou l'utilisation de la violence pour régler les conflits qui ne manquent pas de se produire dans le cadre de la vie sociale.

Une méta-analyse de Rebecca Waller 1 ( * ) , passant en revue une trentaine d'études scientifiques, a montré que les violences commises sur les enfants favorisaient les conduites sociales problématiques voire déviantes : agressivité, vols et consommations à risque.

À l'inverse, des études ont mis en avant les effets bénéfiques que pouvait entraîner une législation interdisant toutes violences éducatives ordinaires. En Suède, entre 1982 et 1995, le nombre de placements d'enfants en foyer a baissé de 26 % tandis que le nombre d'enfants âgés de quinze à dix-sept ans condamnés pour vol a baissé de 21 % entre 1975 et 1995.

Une étude récente, croisant les données recueillies dans 88 pays, a également mis en évidence une corrélation entre l'interdiction des châtiments corporels et la baisse de la violence physique entre adolescents 2 ( * ) .

b) Impact sur le développement du cerveau de l'enfant

Les spécialistes entendus par votre rapporteure ont insisté sur les effets néfastes des violences sur le développement du cerveau de l'enfant. Le Dr Gilles-Marie Valet, psychiatre, et le Dr Catherine Gueguen, pédiatre, ont souligné que ces effets négatifs ont été mis en exergue par les recherches récentes en neurobiologie.

Les études du chercheur en neurosciences Bruce Mc Ewen ont mis en lumière les effets du stress sur le cerveau des enfants : l'exposition au stress entraîne une production accrue de cortisol, une hormone qui nuit, lorsqu'elle est présente en trop grande quantité dans l'organisme, au bon développement des connexions neuronales et qui fragilise les zones du cerveau essentielles au développement de l'enfant que sont le cortex frontal et l'hippocampe 3 ( * ) . Les violences éducatives ordinaires suffisent à créer cette situation de stress susceptible de réduire les capacités cognitives de l'enfant en construction.

Ces travaux sont confirmés par une étude 4 ( * ) du professeur Martin Teicher, de l'université de Harvard, qui a montré que les violences physiques ou psychologiques envers l'enfant fragilisent l'hippocampe. En fragilisant cette zone, les violences éducatives ordinaires peuvent favoriser des troubles de l'apprentissage et de la mémorisation, et augmenter incidemment le risque d'échec scolaire. En 2014, le même auteur a montré que la perturbation des connexions neuronales entraînées par les violences éducatives pouvait favoriser l'apparition de certaines pathologies psychiatriques et comportementales.

En France, les recherches de la psychiatre Muriel Salmona suggèrent que l'impact psychotraumatique des violences commises sur les enfants peut entraîner des conduites auto-agressives, des mises en danger, des conduites addictives (consommation d'alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, addiction aux jeux), voire des conduites délinquantes et violentes contre autrui.

2. Le continuum de la violence : les violences éducatives, possible terreau de la maltraitance

Plusieurs interlocuteurs de votre rapporteure ont insisté sur la notion de continuum de la violence : accepter les violences éducatives ordinaires crée un contexte propice à l'apparition de maltraitances plus graves.

Les chiffres disponibles suggèrent que le recours à la violence éducative est largement banalisé dans notre pays. Selon une enquête réalisée par l'Union des Familles en Europe en 2006-2007, le recours à la violence éducative ordinaire serait pratiqué par 85 % des Français.

Ainsi, la Fondation pour l'enfance estime que 75 % des maltraitances interviennent dans un contexte de punitions éducatives corporelles.

En interdisant toute violence, la loi donnerait le signal que la violence ne peut être tolérée, quand bien même elle afficherait un objectif éducatif, et que d'autres solutions plus efficaces et plus soucieuses de l'intérêt de l'enfant sont possibles.

3. Un impératif : reconnaître l'enfant comme une personne à part entière

Le « droit de correction » parfois toléré, s'agissant des enfants, n'est pas sans rappeler celui du mari à l'encontre de son épouse, consacré un temps par la jurisprudence et désormais révolu.

De même que la société française a fini par admettre que la violence entre conjoints était inacceptable, il convient aujourd'hui de faire entrer l'enfant dans le cercle des individus à l'égard desquels la violence est proscrite.

Bien que n'ayant pas la capacité juridique, l'enfant a droit au respect de son intégrité psychique et physique. L'admission des violences éducatives ordinaires met directement à mal ce droit, comme la Défenseure des enfants, entendue par votre rapporteure, a eu l'occasion de le souligner. Il revient à la loi de protéger, jusque dans la cellule familiale, la personne la plus vulnérable.

L'adoption de la proposition de loi viendrait d'ailleurs consacrer et parachever un mouvement déjà largement entamé : la violence à l'égard des enfants a considérablement diminué au cours des dernières décennies. L'usage d'instruments pour punir l'enfant (martinet) est devenu rare, alors qu'il était encore courant dans la France des années 1950. Les châtiments corporels ont longtemps été admis à l'école alors qu'ils sont aujourd'hui interdits.

C'est donc à une nouvelle avancée sur la voie de la « civilisation des moeurs » décrite par Norbert Elias qu'invitent les auteurs de la proposition de loi.


* 1 Waller, R., Gardner, F., & Hyde, L.W. (2013). « What are the associations between parenting, callous-unemotional traits, and antisocial behavior in youth ? A systematic review of evidence ». Clinical Psychology Review, 33, 593-608.

* 2 Elgar FJ, Donnelly PD, Michaelson V. et al., « Corporal punishment bans and physical fighting in adolescent: an ecological study of 88 countries », BMJ open 2018.

* 3 McEwen, B. Development of the cerebral cortex: XIII. Stress and brain development: II. J. Am. Acad. Child Adolesc. Psychiatry 38:101-103 (1999).

* 4 Teicher MH, Anderson CM, Polcari A., « Childhood maltreatment is associated with reduced volume in the hippocampal subfields CA3, dentate gyrus, and subiculum » . Proc Natl Acad Sci
U S A. 2012 Feb 28.

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