II. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION : ADOPTER SANS DÉLAI LA PROPOSITION DE LOI POUR APPORTER UNE RÉPONSE AUX PHÉNOMÈNES DE VIOLENCE

Alors que, depuis plusieurs semaines, les manifestations sur la voie publique sont émaillées de phénomènes de violence inédits, votre commission a rappelé, comme elle l'avait fait en première lecture, la pertinence des dispositions de la proposition de loi.

Bien qu'elle ait formulé des réserves sur certaines rédactions, elle a choisi, au regard du contexte actuel, d'approuver sans modification le texte issu des travaux de l'Assemblée nationale.

A. DES MESURES NÉCESSAIRES POUR RÉPONDRE À DES TROUBLES RÉCURRENTS À L'ORDRE PUBLIC

Votre commission est consciente des critiques dont la proposition de loi fait l'objet de la part d'un certain nombre de professionnels du droit, ainsi que de la part de défenseurs des droits de l'homme. L'interdiction administrative de manifester et le délit de dissimulation du visage concentrent l'essentiel des critiques.

1. Des préoccupations légitimes se sont exprimées

Ainsi, la commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe, Mme Dunja Mijatovic, voit dans l'introduction d'une interdiction administrative de manifester « une grave ingérence dans l'exercice du droit à la liberté de réunion ». Concernant le délit de dissimulation du visage, elle redoute des abus qui aboutiraient à empêcher des personnes d'exercer leur droit de manifester en les privant de liberté sans même qu'elles aient commis le moindre acte de violence 4 ( * ) .

L'organisation non gouvernementale (ONG) Amnesty International France a adressé à votre rapporteur un document qui fait état de son opposition à la plupart des mesures contenues dans la proposition de loi. D'une manière générale, elle conteste toute mesure préventive de restriction des libertés émanant d'une autorité administrative sans contrôle préalable d'une autorité judiciaire. Elle estime également que l'élément intentionnel du délit de dissimulation du visage est insuffisamment caractérisé, ce qui risque d'ouvrir la voie à des dérives et de dissuader un nombre important de manifestants pacifiques de se réunir sur la voie publique pour exprimer leur opinion. Amnesty International France s'oppose enfin à la peine complémentaire d'interdiction de manifester et à l'inscription des personnes concernées par cette interdiction au fichier des personnes recherchées.

Votre rapporteur a par ailleurs reçu des représentants de l'Union syndicale des magistrats (USM) et du Syndicat de la magistrature (SM), ainsi que du Conseil national des barreaux (CNB) et du Barreau de Paris.

Les organisations syndicales de magistrats ont contesté la possibilité de confier à l'autorité administrative le pouvoir de décider des interdictions de manifester, considérant que seul un juge indépendant devrait être autorisé à prendre de telles décisions. Concernant le délit de dissimulation du visage, elles ont estimé que l'objectif principal était de pouvoir placer des manifestants en garde à vue, et non d'aboutir à une condamnation pour des faits qui risquent d'être difficiles à établir. L'USM a fait valoir que le code pénal comprend déjà la définition de 8 000 délits et de 6 000 contraventions, ce qui lui apparaît suffisant pour réprimer les actes commis en marge des manifestations 5 ( * ) . Le SM a déploré un texte dangereux, examiné sous la pression des événements, et a plaidé pour que des enquêtes judiciaires plus approfondies soient réalisées afin de neutraliser véritablement les « casseurs ».

Le Conseil national des barreaux s'inquiète également d'un pouvoir discrétionnaire donné aux préfets, susceptible de porter atteinte aux libertés individuelles. Il estime, dès lors que les libertés individuelles sont en cause, que le juge judiciaire devrait pouvoir être saisi et exercer son contrôle. Il juge que la création du délit de dissimulation du visage est inutile et que les peines encourues sont disproportionnées.

Se situant sur un terrain plus technique, le Barreau de Paris a considéré que les délais prévus pour contester une interdiction de manifester devant le juge administratif étaient trop courts pour garantir un droit au recours effectif. Il a également critiqué le délit de dissimulation du visage, au motif que l'existence du délit dépendrait de circonstances sur lesquelles la personne mise en cause n'a pas de prise - soit un contexte de troubles à l'ordre public ou un risque de troubles - et en raison du risque que les personnes interpellées se trouvent, en pratique, dans la situation de devoir établir qu'elles avaient un motif légitime de se couvrir le visage, alors que ce n'est pas sur elles que doit peser la charge de la preuve.

2. Des mesures utiles entourées de sérieuses garanties

Soucieuse de la protection des libertés individuelles, votre commission est attentive aux critiques qui viennent d'être rappelées. Elle considère cependant que le travail réalisé au Sénat en première lecture, conforté par les modifications introduites par l'Assemblée nationale, a permis d'entourer ces dispositions, utiles au maintien de l'ordre, d'importantes garanties.

Elle rappelle tout d'abord que la proposition de loi ne constitue en rien un texte de circonstance, improvisé pour répondre à certaines manifestations violentes observées dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes ». Comme votre rapporteur l'a rappelé dans son avant-propos, l'élaboration de ce texte est bien antérieure à l'émergence de ce mouvement le 17 novembre 2018.

Ensuite, votre rapporteur est convaincu, à la lumière des auditions qu'elle a réalisées, de l'utilité concrète des mesures nouvelles introduites par le texte.

En premier lieu, l'interdiction administrative de manifester permettra de tenir à l'écart de la manifestation certains individus susceptibles de commettre des dégradations ou des violences, dans une optique de prévention. Elle ne concernera que des individus particulièrement dangereux, repérés par les services de renseignement, soit tout au plus quelques centaines de personnes. Elle s'inscrit dans une logique d'intervention « chirurgicale », ayant pour seul objet d'écarter de la foule les individus perturbateurs ou les « casseurs » et de les sanctionner. Ce faisant, elle ne saurait être comparée à une « gestion de masse » des manifestations consistant à prendre des mesures d'interdiction générales.

Elle s'inscrit également dans le prolongement d'une évolution historique qui a conduit à renforcer les prérogatives de l'autorité administrative en vue de mieux prévenir, en amont et au cours de la manifestation, les débordements. La loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité lui a ainsi conféré la possibilité de mettre en place un dispositif temporaire de vidéoprotection en cas de tenue d'une manifestation présentant des risques particuliers d'atteinte à la sécurité des personnes et des biens, ou d'interdire le port et le transport, sans motif légitime, en certains lieux déterminés, d'objets pouvant constituer une arme.

Ces décisions administratives d'interdiction seront évidemment soumises au contrôle du juge administratif, qui, conformément à sa traditionnelle jurisprudence Benjamin 6 ( * ) , s'assurera que la mesure de police administrative est justifiée, proportionnée et adaptée à la menace pesant effectivement sur l'ordre public. Le juge administratif pourra être saisi en référé, ce qui garantit une décision dans un délai de 48 heures. La décision d'interdiction devant être notifiée à l'intéressé au minimum 48 heures avant la manifestation, le droit à un recours effectif est pleinement garanti.

En ce qui concerne la dissimulation du visage, les représentants des directions de la police nationale et de la gendarmerie nationale entendus par votre rapporteur ont insisté sur l'intérêt de la création de ce nouveau délit, qui leur permettra d'interpeller et de placer en garde à vue des individus susceptibles de commettre des actes de violence ou des dégradations dans une manifestation ou à ses abords.

Les craintes exprimées concernant le risque que des manifestants soient arrêtés simplement parce qu'ils portent une écharpe en hiver ou un foulard pour se protéger de la propagation de gaz lacrymogènes paraissent peu fondées à votre commission. Les contraintes opérationnelles de nos forces de l'ordre ne permettent d'envisager, en réalité, que l'interpellation d'un petit nombre d'individus, cagoulés ou casqués, qui pourront être extraits de groupes violents et agressifs, ce qui fera baisser le niveau de tension dans la manifestation.

D'une manière générale, votre commission ne pense pas que ces mesures ciblées sur un petit nombre d'individus soient de nature à remettre en cause le droit de manifester. Bien au contraire, en sécurisant les manifestations, elles encourageront nos concitoyens, qui peuvent aujourd'hui hésiter à participer à une manifestation, au vu du caractère régulier des débordements, à défendre dans la rue leurs revendications.


* 4 Cf . le mémorandum sur le maintien de l'ordre et la liberté de réunion dans le contexte du mouvement des « gilets jaunes » en France, en date du 26 février 2019.

* 5 Cf . l'interview de Mme Céline Parisot, présidente de l'USM, au journal Le Monde , 10 janvier 2019.

* 6 Arrêt Benjamin du 19 mai 1933.

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