II. LA PROPOSITION DE LOI : UN DISPOSITIF ÉQUILIBRÉ QUI CONCILIE LE DROIT À DES CONDITIONS DIGNES DE DÉTENTION ET LA NÉCESSITÉ DE GARANTIR LA SÉCURITÉ DES FRANÇAIS

A. UN DISPOSITIF TRAVAILLÉ AVEC LE GOUVERNEMENT ET QUI A DONNÉ LIEU À DES CONCERTATIONS

La proposition de loi reprend le dispositif d'un amendement que le Gouvernement avait initialement envisagé de faire adopter, en décembre 2020, par l'Assemblée nationale dans le cadre de l'examen du projet de loi sur le Parquet européen et la justice pénale spécialisée. Le Gouvernement a cependant dû y renoncer après que l'Assemblée nationale a déclaré irrecevable l'amendement sur le fondement de l'article 45 de la Constitution : si le projet de loi sur le Parquet européen comportait plusieurs articles qui tiraient les conséquences de questions prioritaires de constitutionnalité, il ne comptait, il est vrai, aucune disposition relative à la détention.

Pour préparer cette réforme, la Chancellerie a échangé en amont avec les organisations professionnelles de magistrats et consulté le Conseil d'État qui a rendu, le 1 er décembre 2020, un avis favorable au projet. Les chefs de juridiction et les chefs de cour ont également été informés des contours de la réforme.

Après la tentative du mois de décembre, le Gouvernement ne semblait plus faire une priorité de cette réforme. Elle aurait pu trouver place dans un prochain projet de loi actuellement en préparation mais qui ne devrait pas être examiné au Sénat avant le mois de juin, soit bien après l'échéance du 1 er mars 2021 fixée par le Conseil constitutionnel.

Certes, sur le plan juridique, l'abrogation du second alinéa de l'article 144-1 du code de procédure pénale prête peu à conséquences : cet alinéa prévoit simplement que le juge peut remettre en liberté une personne placée en détention provisoire lorsque les conditions du placement en détention provisoire cessent d'être remplies, ce qui reste vrai même en l'absence de cette précision.

Il n'en demeure pas moins que la décision du Conseil constitutionnel imposait une action rapide, dans le délai qu'il avait prescrit et qu'il serait regrettable de donner l'impression que la France n'apporte pas une réponse rapide à une question qui touche aux droits fondamentaux des personnes. C'est ce qui a conduit François-Noël Buffet à prendre l'initiative du dépôt de cette proposition de loi.

B. UNE NOUVELLE VOIE DE RECOURS OUVERTE À TOUS LES DÉTENUS

La proposition de loi tend à insérer dans le code de procédure pénale un nouvel article 803-8 qui prévoit dans quelles conditions et selon quelles modalités un détenu peut saisir le juge judiciaire lorsqu'il estime subir des conditions indignes de détention afin qu'il y soit mis fin.

Elle procède également à une mesure de coordination à l'article 144-1 du code de procédure pénale et complète le III de l'article 707 du même code. Ce III affirme le droit pour toute personne condamnée incarcérée en exécution d'une peine privative de liberté de bénéficier, chaque fois que cela est possible, d'un retour progressif à la liberté, en tenant compte des conditions matérielles de détention et du taux d'occupation de l'établissement pénitentiaire, dans le cadre d'une mesure de semi-liberté, de placement à l'extérieur, de détention à domicile sous surveillance électronique, de libération conditionnelle ou d'une libération sous contrainte, afin d'éviter une remise en liberté sans aucune forme de suivi judiciaire. Il serait précisé que le droit de la personne d'être incarcérée dans des conditions respectant sa dignité est garanti par les dispositions du nouvel article 803-8.

La nouvelle procédure de l'article 803-8 se déroulerait de la manière suivante :

1. Le juge compétent

La personne détenue qui estime que ses conditions de détention sont contraires à la dignité humaine saisit le juge des libertés et de la détention (JLD) si elle est placée en détention provisoire, et le juge de l'application des peines (JAP) si elle a été condamnée et qu'elle exécute sa peine, ce qui est cohérent avec le champ de compétences de ces magistrats.

Le JLD prend au quotidien des décisions de maintien en détention ou de remise en liberté. Le JAP est également familier de ces questions puisqu'il statue sur les mesures d'aménagement de peine.

La nouvelle voie de recours de l'article 803-8 est introduite sans préjudice de la possibilité pour le détenu de saisir le juge administratif en référé . La personne détenue aura donc le choix entre la saisine du juge des référés, qui dispose d'un pouvoir d'injonction, ou celle du juge judiciaire, qui n'a pas ce pouvoir d'injonction mais qui peut ordonner sa remise en liberté. Il lui reviendra, avec l'aide de son conseil, d'apprécier quelle est la voie la plus prometteuse en fonction de sa situation concrète.

2. La recevabilité de la demande

La proposition de loi impose que les allégations figurant dans la requête déposée par la personne détenue soient circonstanciées, personnelles et actuelles , de sorte qu'elles constituent un commencement de preuve que les conditions de détention ne respectent pas la dignité de la personne . Le juge fait ensuite procéder aux vérifications nécessaires et recueille les observations de l'administration pénitentiaire dans un délai compris entre trois jours et dix jours ouvrables.

Les termes retenus sont proches de ceux qui figurent dans l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui demandait que le détenu procède à une description de ses conditions personnelles de détention « crédible, précise et actuelle ». La proposition de loi insiste sur le fait que les allégations doivent présenter un caractère « personnel », sans doute pour tenir compte de l'arrêt de la chambre criminelle en date du 25 novembre 2020 qui a semblé affaiblir la portée de ce critère. Dans cet arrêt, la chambre criminelle estime en effet que le juge du fond ne saurait rejeter une demande au motif qu'elle fait uniquement référence aux conditions générales de détention dans l'établissement pénitentiaire ni exiger du demandeur qu'il démontre le caractère indigne de ses conditions personnelles de détention.

Si la proposition de loi est adoptée, un demandeur ne pourrait donc se contenter d'indiquer dans sa requête que l'établissement où il est détenu est surpeuplé. Il devrait expliquer précisément comment cette surpopulation l'affecte personnellement, par exemple en indiquant quelle est la superficie de sa cellule et combien elle compte d'occupants.

Les critères permettant d'apprécier les conditions indignes de détention

Il reviendra au juge d'apprécier in concreto chaque situation et de déterminer si les conditions de détention respectent ou non la dignité de la personne. Au vu de la jurisprudence, il est possible de donner quelques exemples d'éléments susceptibles d'être pris en compte dans ce type de contentieux.

La surpopulation carcérale est un critère auquel la CEDH est particulièrement attentive : elle considère que la norme minimale pertinente en matière d'espace personnel est de 3 m 2 par détenu.

Sur ce plan, la situation est contrastée dans les établissements français, la surpopulation étant plus importante dans les maisons d'arrêt, qui accueillent les prévenus et les personnes condamnées à de courtes peines, que dans les établissements pour peine où sont détenus les condamnés à des peines d'au moins deux ans. Le taux d'occupation a beaucoup baissé en 2020, à la faveur de la crise sanitaire, mais il tend à remonter depuis plusieurs mois : au 1 er février 2021, le taux d'occupation atteignait 105 % en moyenne, et 122 % dans les maisons d'arrêt.

La CEDH souligne que d'autres aspects des conditions de détention sont à prendre en considération, tels que la possibilité d'utiliser les toilettes de manière privée, l'aération disponible, l'accès à la lumière et à l'air naturels, la qualité du chauffage ou encore le respect des exigences sanitaires de base. Elle note également que la présence d'animaux nuisibles comme les cafards, rats, poux, punaises ou autres parasites doit être combattue par des moyens efficaces de désinfection, des produits d'entretien, des fumigations et des vérifications régulières des cellules.

Dans l'affaire du détenu libéré de la prison du Camp Est, à Nouméa, en octobre 2020, la chambre d'instruction de la cour d'appel a noté que le détenu disposait « d'un espace privatif de 3,2 mètres carrés et d'un espace de circulation commun de 4 mètres carrés pour trois personnes ». Elle ajoute que « les sanitaires ne sont séparés que par un rideau de fortune » et que « tout déplacement dans la cellule est impossible pendant la nuit quand le matelas est au sol » , l'absence de lumière naturelle nécessitant « une lampe allumée en permanence ».

3. Le délai laissé à l'administration pénitentiaire pour mettre fin aux conditions indignes

Si le juge estime la requête fondée, il revient d'abord à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin aux conditions de détention indignes .

Le juge fait connaître à l'administration pénitentiaire les conditions de détention qu'il estime indignes puis il lui fixe un délai , compris entre dix jours et un mois, pour y mettre fin par les moyens qu'elle estime appropriés. L'administration pénitentiaire peut notamment décider le transfèrement du détenu, avec l'accord du magistrat chargé du dossier s'il s'agit d'un prévenu.

Conformément au principe de séparation des pouvoirs 2 ( * ) , le juge judiciaire ne peut enjoindre à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures déterminées, l'administration étant seule compétente pour apprécier les moyens devant être mis en oeuvre.

4. L'office du juge

C'est seulement si le problème n'a pas été résolu par l'administration pénitentiaire dans le délai prescrit que le juge judiciaire est amené à statuer pour mettre fin aux conditions de détention indignes. Il a le choix entre trois décisions :

• ordonner le transfèrement de la personne détenue ;

• ordonner la mise en liberté de la personne placée en détention provisoire, éventuellement assortie d'un contrôle judiciaire ou d'une assignation à résidence avec surveillance électronique ;

• ordonner un aménagement de peine si la personne est définitivement condamnée, à condition qu'elle soit éligible à une telle mesure .

Toutefois, le juge peut refuser de prendre l'une de ces trois décisions si le détenu a, au préalable, refusé un transfèrement proposé par l'administration pénitentiaire , sauf s'il s'agit d'un condamné et que ce transfèrement aurait porté une atteinte excessive à sa vie privée et familiale .

La décision du juge est motivée . Elle est prise au vu des observations de la personne détenue ou de son avocat, des observations de l'administration pénitentiaire et de l'avis écrit du procureur de la République. Le juge peut décider d'entendre la personne détenue, ce qui l'oblige alors à entendre aussi le ministère public et l'administration pénitentiaire s'ils en font la demande.

Il ressort de ce dispositif que le transfèrement sera souvent la solution privilégiée pour mettre fin aux conditions indignes, ce qui suppose toutefois que certains établissements conservent des capacités d'accueil. Un condamné peut légitimement refuser un transfèrement proposé par l'administration pénitentiaire qui entraînerait un éloignement incompatible avec le maintien de ses liens familiaux.

Il est à noter également que la proposition de loi ne consacre pas un droit absolu à la remise en liberté puisque le juge ne peut ordonner la remise en liberté d'un condamné qui ne remplit pas les conditions pour bénéficier d'un aménagement de peine et qu'il peut refuser de prendre une décision si le détenu a refusé un transfèrement sans motif valable. Le droit à la sûreté et l'objectif de prévenir les atteintes à l'ordre public sont ainsi conciliés avec le droit à des conditions dignes de détention.

Les aménagements de peine

Les peines de prison les plus courtes (jusqu'à un an d'emprisonnement) peuvent être aménagées ab initio . Au-delà, un aménagement peut être décidé par la juridiction de l'application des peines au cours de l'exécution de la peine si certaines conditions sont remplies.

Pour pouvoir prétendre à une libération conditionnelle, la personne condamnée doit avoir accompli une durée de peine au moins égale à la durée qui lui reste à accomplir. Ce temps d'épreuve ne peut pas dépasser quinze ans, ou vingt ans si le condamné est un récidiviste. S'il s'agit d'une condamnation à perpétuité, le temps d'épreuve est de dix-huit ans et de vingt-deux ans pour les récidivistes.

La peine peut s'effectuer sous le régime de la semi-liberté ou du placement extérieur ou sous le régime de la détention à domicile sous surveillance électronique si le reliquat de peine ne dépasse pas deux ans.

Les personnes condamnées à une peine d'une durée inférieure ou égale à cinq ans bénéficient, en principe, d'une libération sous contrainte aux deux tiers de la peine, qui s'effectue sous le régime de la libération conditionnelle, de la semi-liberté, du placement à l'extérieur ou de la surveillance électronique.

Les décisions du juge sont enserrées dans des délais : il doit statuer sur la recevabilité dans un délai de dix jours au plus à compter de la réception de la requête. Lorsqu'il a jugé la requête recevable, il dispose d'un autre délai de dix jours pour faire connaître à l'administration pénitentiaire les conditions de détention qu'il estime indignes. Lorsqu'il constate que l'administration pénitentiaire n'a pas mis fin aux conditions de détention indignes, il dispose, à compter de l'expiration du délai qu'il avait fixé à l'administration, d'un autre délai de dix jours pour statuer.

En cas de non-respect de ces délais, la personne détenue peut saisir directement le président de la chambre de l'instruction ou le président de la chambre de l'application des peines, qui interviennent normalement en appel.

5. Les voies de recours

La décision du juge peut faire l'objet d'un appel, soit devant le président de la chambre de l'instruction soit devant le président de la chambre de l'application des peines. L'appel du ministère public est suspensif lorsqu'il est formé dans un délai de vingt-quatre heures. L'affaire est examinée au plus tard dans un délai de quinze jours.

6. Des modalités d'application précisées par décret

Un décret en Conseil d'État devra préciser :

• les modalités de saisine du JLD ou du JAP. Les modalités envisagées seraient une saisine auprès du greffe de la juridiction ou de l'établissement pénitentiaire ;

• la nature des vérifications que le juge peut ordonner, étant précisé qu'il peut toujours ordonner une expertise ou se transporter sur les lieux de détention ;

• dans quelle mesure le juge administratif, s'il a été saisi en référé, n'est plus compétent pour ordonner un transfèrement lorsque le juge judicaire a lui-même estimé la requête fondée et qu'il a demandé à l'administration pénitentiaire de remédier aux conditions de détention indignes dans un certain délai.


* 2 Dans sa décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987, le Conseil constitutionnel a souligné que le pouvoir d'injonction relève en principe de la seule compétence de la juridiction administrative. Il est cependant loisible au législateur, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, de constituer des blocs de compétences pour éviter que la dualité de juridictions soit source de désordres procéduraux dans un domaine déterminé. Ce n'est pas l'option retenue par le texte qui mise sur la complémentarité entre les interventions du juge administratif et du juge judiciaire.

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