B. UNE AGENCE MINÉE PAR DES ACCUSATIONS DE REFOULEMENT, DE MAUVAISE GESTION INTERNE ET DES CONFLITS INTERPERSONNELS

Alors que l'action de l'agence aux frontières et sa gestion interne ont fait l'objet de multiples mises en cause, force est de constater que son crédit auprès des institutions européennes et nationales ainsi que de l'opinion publique a été largement entamé par ces accusations.

En particulier, des organisations non gouvernementales et des médias d'investigation ont accusé l'agence de procéder ou, a minima, de couvrir des opérations illégales de « refoulement » de migrants en mer Égée .

À la suite de ces révélations, Frontex a fait l'objet de plusieurs enquêtes simultanées des différentes autorités de contrôle compétentes . Outre deux décisions du Médiateur européen 10 ( * ) , le Parlement européen a créé en son sein un groupe de suivi de l'action de l'agence 11 ( * ) et l'Office européen de lutte antifraude (OLAF) 12 ( * ) a également rendu un rapport. Les travaux rendus par ces institutions ont permis d'aboutir aux trois conclusions suivantes :

- Frontex n'aurait pas participé directement à des opérations de refoulement . En revanche, le Parlement européen a estimé, comme cela est repris dans la proposition de résolution européenne, « que l'agence, alors qu'elle détenait des preuves de violations de droits fondamentaux dans des États membres au sein desquels elle participait à des opérations conjointes, n'avait ni empêché lesdites violations ni réduit le risque de leur reproduction future » 13 ( * ) ;

- les dispositifs de traitement des incidents et de protection des droits fondamentaux de l'agence étaient structurellement inadaptés pour traiter efficacement les situations les plus problématiques . L'équipe de direction de l'agence est ainsi directement mise en cause dans le rapport de l'OLAF pour avoir volontairement omis de reporter certains incidents via la procédure de signalement d'incident grave, sous-estimé leur importance ou transmis des informations lacunaires à l'officier aux droits fondamentaux 14 ( * ) ;

- les cadres dirigeants de l'agence ont échoué dans leur gestion managériale et ont manqué à leur devoir de loyauté : selon le rapport de l'OLAF, une enquête interne visant un membre de l'agence aurait notamment été entravée par les hauts responsables de Frontex. Ces mêmes cadres auraient, en outre, fait preuve de déloyauté vis-à-vis du personnel de la Commission et du Parlement européens, dont ils considéraient qu'ils étaient « trop concentrés sur les questions de droits fondamentaux et trop bureaucratiques, sans comprendre les enjeux opérationnels liés à la gestion des frontières extérieures » 15 ( * ) .

De manière générale, l'OLAF estime dans son rapport que les échecs des dirigeants de l'agence peuvent être regroupés en trois catégories : « manquement dans le suivi des procédures, manquement au devoir de loyauté, manquement dans leurs responsabilités managériales » 16 ( * ) .

Ces révélations ont plongé l'agence dans la crise , le Parlement européen refusant notamment à plusieurs reprises de voter sa décharge budgétaire. Le point culminant a été atteint avec la démission le 28 avril 2022 du directeur exécutif de Frontex, le français Fabrice Leggeri . Celui-ci a d'abord été remplacé par une directrice exécutive intérimaire 17 ( * ) , avant que le néerlandais Hans Leijtens ne soit formellement nommé par le conseil d'administration de l'agence le 20 décembre 2022.

Au-delà des questions liées à l'action même de l'agence, il est désormais établi que la crise a été aggravée par deux facteurs concomitants :

- des inimitiés personnelles marquées , en particulier entre les cadres de Frontex et les hauts responsables de la direction générale pour les migrations et les affaires intérieures de la Commission européenne (DG HOME) ;

- l'existence d'un conflit au sein des institutions européennes sur les priorités de l'agence où s'affrontent deux visions centrées, d'un côté, sur l'objectif de protection des droits fondamentaux et, de l'autre, sur l'obtention de résultats probants en matière de lutte contre l'immigration irrégulière . Ce point a par exemple été mis en avant par Fabrice Leggeri lui-même dans une interview accordée après sa démission. Il y indiquait avoir observé « un glissement dans l'interprétation de [son] mandat », qui était selon lui de « renforcer la protection et le contrôle aux frontières extérieures de l'UE pour que l'espace Schengen fonctionne mieux ». Il précise ensuite qu'une « autre lecture a tenté de s'imposer qui consiste à transformer ce mandat pour faire de l'Agence un organisme de surveillance du respect par les États-membres des droits fondamentaux aux frontières lors d'arrivée de migrants » 18 ( * ) .

C'est dans ce contexte particulièrement dégradé que la Commission européenne envisage de réviser le règlement (UE) 2019/1896 qui définit le mandat de Frontex . L'article 123 dudit règlement impose en effet une première évaluation de ce mandat par la Commission au plus tard en décembre 2023 puis sur une base quadriennale.


* 10 Décisions 01/5/2020/MHZ et 01/4/2021/MHZ.

* 11 Parlement européen, Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures, Tineke Strik pour le groupe de travail sur la surveillance de Frontex, « Report on the fact finding investigation on Frontex concerning alleged fundamental rights violations » (14 juillet 2021).

* 12 Comme exposé dans la proposition de résolution européenne, le rapport de l'OLAF, achevé en 2022, demeure confidentiel, mais a été partiellement publié dans la presse le 13 octobre 2022.

* 13 En anglais dans le texte : « The FSWG did not find conclusive evidence on the direct performance of pushbacks and/or collective expulsions by Frontex in the serious incident cases that could be examined by the FSWG. However, the FSWG concludes that the Agency found evidence in support of allegations of fundamental rights violations in Member States with which it had a joint operation, but failed to address and follow-up on these violations promptly, vigilantly and effectively. As a result, Frontex did not prevent these violations, nor reduced the risk of future fundamental rights violations ».

* 14 Celui-ci est chargé de contrôler, en toute indépendance, le respect par Frontex de ses obligations en la matière.

* 15 Rapport précité de l'OLAF, en anglais dans le texte : « They partly based their decisions on their personal prejudices and the low esteem in which they held the European Commission, particularly some officials of [anonymisé]. They considered the latter to be overly focused on fundamental rights matters and too bureaucratic, with no understanding of the operational challenges of external border management » .

* 16 En anglais dans le texte : « failure to follow procedures and processes, failure in teir duty of loyalty and failure in their managerial responsibilities » .

* 17 La lettone Aija Kalnaja, qui occupait auparavant les fonctions d'adjointe.

* 18 Le Journal du Dimanche, Fabrice Leggeri, directeur exécutif de l'agence européenne Frontex : « Voici les raisons de ma démission », 29 avril 2022.

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