N° 502

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2022-2023

Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 avril 2023

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la proposition de résolution européenne en application de l'article 73 quinquies du Règlement, dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la
Fédération de Russie,

Par Mme Joëlle GARRIAUD-MAYLAM,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : M. Christian Cambon, président ; MM. Pascal Allizard, Olivier Cadic, Mme Marie-Arlette Carlotti, MM. Olivier Cigolotti, André Gattolin, Guillaume Gontard, Jean-Noël Guérini, Joël Guerriau, Pierre Laurent, Philippe Paul, Cédric Perrin, Rachid Temal, vice-présidents ; Mmes Hélène Conway-Mouret, Joëlle Garriaud-Maylam, Isabelle Raimond-Pavero, M. Hugues Saury, secrétaires ; MM. François Bonneau, Gilbert Bouchet, Alain Cazabonne, Pierre Charon, Édouard Courtial, Yves Détraigne, Mmes Catherine Dumas, Nicole Duranton, MM. Philippe Folliot, Bernard Fournier, Mme Sylvie Goy-Chavent, M. Jean-Pierre Grand, Mme Michelle Gréaume, MM. André Guiol, Ludovic Haye, Alain Houpert, Mme Gisèle Jourda, MM. Alain Joyandet, Jean-Louis Lagourgue, Ronan Le Gleut, Jacques Le Nay, Mme Vivette Lopez, MM. Jean-Jacques Panunzi, François Patriat, Gérard Poadja, Stéphane Ravier, Gilbert Roger, Bruno Sido, Jean-Marc Todeschini, Mickaël Vallet, André Vallini, Yannick Vaugrenard.

Voir les numéros :

Sénat :

345, 418, 419 rect. et 503 (2022-2023)

L'ESSENTIEL

LES DÉPORTATIONS D'ENFANTS UKRAINIENS PAR LA RUSSIE

I. LE TEMPS DU CONSTAT ET DE LA CONDAMNATION

Les déportations d'enfants ukrainiens sont mises en évidence par de nombreux témoignages, émanant tant des institutions que des ONG ukrainiennes. Elles sont confirmées par les autorités russes, qui les revendiquent, les considérant comme des évacuations d'ordre humanitaire. Le Président russe a lui-même signé un décret, le 30 mai 2022, pour simplifier l'acquisition de la nationalité russe, et donc l'adoption des enfants ukrainiens.

L'Ukraine comptait 7,5 millions d'enfants avant le 24 février 2022. Ces enfants paient un lourd tribut à la guerre : près de 500 enfants ont été tués, 1000 blessés ; des enfants ont été privés ou séparés de leurs parents ; certains sont réfugiés en Europe, en Russie, ou encore déplacés à l'intérieur du territoire ukrainien. Dès le début de la guerre, il est apparu que la Russie procédait à des transferts forcés d'enfants isolés, orphelins ou non orphelins, vers son territoire ou vers les territoires placés sous son contrôle.

Le gouvernement ukrainien a mis en place un portail consacré aux « enfants de la guerre », à l'adresse : https://childrenofwar.gov.ua/en/. Ce portail recense, début avril 2023, 19 500 enfants déportés, déclarés au Bureau national d'information ukrainien et nommément identifiés. Ce chiffre ne représente qu'une partie de la réalité, difficile à appréhender de façon exhaustive, compte tenu du chaos créé par la guerre et de la partition du territoire, la Russie contrôlant toujours environ 18 % de la superficie de l'Ukraine. Des sources ukrainiennes avancent le chiffre de 240 000 enfants transférés de force en Russie. Les autorités russes évaluent, pour leur part, à 740 000 le nombre d'enfants ukrainiens transférés, avec ou sans leurs parents, en Russie.

 
 
 

enfants ukrainiens déportés identifiés par le gouvernement ukrainien

camps ayant hébergé au moins 6000 enfants ukrainiens, d'après le rapport de l'Université de Yale

enfants ukrainiens présents en Russie du fait de la guerre, d'après les autorités russes

Un rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale du 14 février 2023 établit qu'au moins 6000 enfants ont été déportés par les Russes vers au moins 43 camps, répartis sur l'ensemble du territoire russe (ou contrôlé par la Russie), de la mer Noire à Magadan, dans l'Extrême-Orient, à environ 7000 km de l'Ukraine.

Le 15 mars 2023, un rapport de la commission d'enquête internationale sur l'Ukraine du Conseil des droits de l'Homme, a documenté trois situations principales dans lesquelles les autorités russes ont transféré des enfants ukrainiens d'une zone qu'elles contrôlaient en Ukraine vers une autre ou vers la Fédération de Russie :

- des enfants dont les parents ont été tués ou ayant perdu contact avec leur famille ;

- des enfants séparés de leur(s) parent(s) à un « point de filtrage » : les Russes ont en effet mis en place des camps de « filtration », où plusieurs millions d'Ukrainiens auraient transité depuis le début de la guerre et où, d'après plusieurs rapports d'experts américains et d'ONG, de multiples violations des droits de l'homme sont identifiées, dont des cas de torture, des conditions de détention cruelles, inhumaines et dégradantes, des transferts forcés vers le territoire de la Russie ainsi que l'enlèvement de mineurs à leurs parents ;

- des enfants qui étaient placés, en Ukraine, dans des institutions, dont certains sont orphelins (mais pas la majorité).

Ce rapport de la commission d'enquête internationale du Conseil des droits de l'Homme repose sur l'examen de 164 cas d'enfants âgés de 4 à 18 ans, issus des régions de Donetsk, Kharkiv et Kherson. La commission relève, en outre, qu'un grand nombre d'enfants des zones sous contrôle russe, s'étant rendus dans des camps de vacances en Crimée ou en Russie avec l'accord de leurs parents, ont par la suite, après la libération de ces zones, été séparés de leurs familles de façon prolongée voire indéfinie, ce qui correspond à une quatrième situation de transferts d'enfants en Russie, sans date de retour déterminée.

La commission d'enquête internationale conclut que ces transferts violent le droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre.

Le faisceau de preuves est suffisamment dense pour que la Cour pénale internationale ait émis, le 17 mars 2023, deux mandats d'arrêt, respectivement contre le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, et contre sa commissaire aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.

« Il existe des motifs raisonnables de croire que la responsabilité de chacun des suspects est engagée à raison du crime de guerre de déportation illégale de population et du crime de guerre de transfert illégal de population depuis certaines zones occupées de l'Ukraine vers la Fédération de Russie, ces crimes ayant été commis à l'encontre d'enfants ukrainiens » (CPI, 17 mars 2023).

Les faits dénoncés sont susceptibles d'être qualifiés, en droit international de crimes de guerre à l'encontre des populations civiles, protégées dans le cadre des conventions de Genève de 1949, mais aussi de crimes contre l'humanité (article 7 du Statut de Rome de la CPI) et de crimes de génocide : le « transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe » constitue en effet une infraction sous-jacente du crime de génocide, s'il est « commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel » (article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et article 6 du Statut de Rome de la CPI).

Or la déportation d'enfants ukrainiens semble bien faire partie d'un plan de « russification » de l'Ukraine. Dans un essai publié en juillet 2021, intitulé « Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens », Vladimir Poutine estimait de fait que l'Ukraine était une nation artificielle : « Les Russes et les Ukrainiens forment un seul peuple, un tout », affirmait-il.

Les conséquences de la guerre menée par les Russes en Ukraine ne sont pas sans rappeler les effets de la grande famine des années 1930, causée artificiellement, qui coûta la vie à au moins 4 millions d'Ukrainiens. Connue sous le nom d'holodomor, cette famine a été récemment reconnue comme génocide par l'Assemblée nationale (28 mars 2023). La rapporteure, Joëlle Garriaud-Maylam, avait déposé, le 9 décembre 2022 une proposition de résolution en ce sens au Sénat.

II. LE TEMPS DE L'ACTION 

Après l'étape indispensable de la condamnation, l'essentiel est, désormais, d'agir pour permettre l'identification des enfants déportés, leur localisation et, surtout, pour faciliter leur retour en Ukraine. La résignation n'est pas permise. 327 enfants sont déjà revenus. L'ONG « Save Ukraine » a organisé le retour de 61 enfants depuis la Russie, et 120 depuis les territoires ukrainiens occupés. Le retour de tous les enfants enlevés est encore possible. Ces enfants et leurs familles ont besoin de notre aide.

Les mandats d'arrêt émis par la CPI constituent une étape essentielle, dans l'intérêt de la justice, mais aussi pour prévenir de futurs crimes en dissuadant leurs auteurs potentiels, comme l'indique, d'ailleurs, la communication de la CPI du 17 mars 2023.

C'est pourquoi le texte de la commission sur la proposition de résolution invite le gouvernement à lancer une initiative diplomatique en faveur des enfants ukrainiens, en lien avec les organisations humanitaires internationales. Cette initiative diplomatique pourrait impliquer l'UE bien sûr, mais aussi des pays plus neutres dans leur approche de la guerre, donc plus susceptibles d'être entendus par les Russes. Il s'agit de faire pression sur les autorités russes pour qu'elles permettent aux organisations humanitaires internationales, en particulier les instances des Nations unies, telles que l'Unicef, d'avoir accès aux enfants sur le territoire russe et dans les zones contrôlées par les Russies. Ces organisations pourraient dès lors évaluer la situation, estimer le nombre d'enfants concernés, leur localisation, les conditions dans lesquelles ils sont retenus en Russie, puis ouvrir des canaux de communication et des routes de retour vers l'Ukraine.

L'Unicef (Fonds des Nations unies pour l'enfance) a conservé un bureau de liaison en Russie, pays qui a ratifié la Convention sur les droits de l'enfant. L'action de cette organisation qui oeuvre au respect des droits et à l'amélioration de la condition des enfants dans 190 pays, est reconnue tant par l'Ukraine que par la Russie, ce qui pourrait lui donner un rôle clef. Mais elle n'a pour le moment pas accès aux enfants ukrainiens sur le territoire russe.

Le chemin du retour vers l'Ukraine n'est pas sans danger pour des enfants déjà traumatisés par la guerre : c'est pourquoi la résolution encourage par ailleurs le gouvernement et l'UE à aider les institutions et ONG ukrainiennes à accompagner ce retour sur le plan médial, psychologique et social.

Il s'agit aussi de soutenir, plus généralement, les efforts du gouvernement ukrainien pour réformer le système de prise en charge des enfants orphelins ou vulnérables en Ukraine. Avant la guerre, 91 000 enfants étaient en effet hébergés dans des institutions, soit 1,2 % des enfants, ce qui représente un taux élevé, comme c'est le cas d'ailleurs aussi en Russie. La plupart de ces enfants ne sont pas orphelins. D'après l'ONG Human Rights Watch (mars 2023), « Plus de 9 enfants sur 10 placés dans des institutions ukrainiennes ont des parents jouissant de tous leurs droits parentaux et ont été placés en institution en raison de la pauvreté de leur famille ou de circonstances de vie difficiles, ou parce que l'enfant est handicapé et que les institutions ont été présentées à tort comme la meilleure option ». Ces enfants sont confrontés à des difficultés encore accrues dans le contexte de la guerre.

Le texte de la commission appelle le gouvernement et l'UE à accroître leur soutien aux différents mécanismes d'investigation en cours, notamment leur soutien humain, matériel et financier à la CPI. La France coopère avec les autorités ukrainiennes depuis le début du conflit : deux missions d'experts médico-légaux ont été déployées en Ukraine pour assister les autorités judiciaires dans le recueil des preuves des crimes commis par la Russie. Deux laboratoires mobiles d'analyse ADN ont été donnés à l'Ukraine. La France a, en outre, apporté un soutien à la CPI par le biais d'une contribution financière exceptionnelle de 500 000 euros en 2022 et par la mise à disposition de magistrats et d'enquêteurs français. Ce soutien doit se poursuivre et s'intensifier afin que la CPI puisse élargir ses investigations pour identifier les personnes responsables des crimes commis contre les civils et, en particulier, contre les enfants en Ukraine.

La résolution invite l'Union européenne et ses États membres à veiller à la mise en oeuvre effective des mandats d'arrêt de la CPI sur le territoire de l'UE et à soulever cette question dans les relations et négociations avec les pays tiers, afin de contribuer à rendre la justice pénale internationale plus effective au plan mondial. Les parlements nationaux doivent veiller à ce que les gouvernements y soient attentifs. La mise en oeuvre des mandats d'arrêt de la CPI dépend maintenant de la coopération internationale.

La résolution suggère, enfin, d'étendre la liste des sanctions à l'encontre de tous les acteurs de la politique de déportation et de « russification » des enfants ukrainiens, comptant là encore, comme pour les mandats d'arrêt, sur l'effet dissuasif des sanctions individuelles.

EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 5 avril 2023, sous la présidence de M. Pascal Allizard, vice-président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l'examen du rapport et du texte de la commission sur la proposition de résolution européenne n° 419 rectifié (2022-2023) dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie (Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur).

M. Pascal Allizard, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'examen de la proposition de résolution européenne dénonçant les transferts forcés massifs d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Les déportations d'enfants ukrainiens sont l'un des volets les plus sombres de la guerre d'agression déclenchée par la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022.

Ces enlèvements rappellent naturellement le programme mis en oeuvre par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment en Pologne, pour enlever et germaniser des enfants étrangers, en changeant leur identité, avant de les placer dans des familles ou dans des établissements d'accueil. Seuls 15 % à 20 % des enfants polonais ainsi enlevés revinrent en Pologne après-guerre...

Ce qui se passe aujourd'hui en Ukraine ne peut pas nous laisser muets ni indifférents. C'est pourquoi je suis infiniment reconnaissante à André Gattolin d'avoir déposé une proposition de résolution européenne à ce sujet. Le dépôt de cette proposition de résolution européenne a en effet contribué à une prise de conscience collective, qui s'est cristallisée au cours des dernières semaines dans plusieurs avancées majeures, dont les deux mandats d'arrêt émis par la Cour pénale internationale (CPI) à l'encontre de Vladimir Poutine et de sa commissaire aux droits de l'enfant, Maria Lvova-Belova.

Ces mandats d'arrêt sont historiques, mais l'histoire ne doit pas s'arrêter là : il nous faut désormais agir pour prévenir de nouveaux enlèvements et permettre l'identification des enfants déportés, leur localisation et leur retour en Ukraine.

Les modifications que je vous propose visent tout d'abord à actualiser le texte pour prendre en compte les différents développements intervenus au cours des dernières semaines.

En effet, en plus de l'émission des mandats d'arrêt de la CPI, plusieurs autres étapes importantes ont été franchies. En premier lieu, le rapport du 15 mars 2023 de la commission d'enquête internationale du Conseil des droits de l'homme de l'ONU sur l'Ukraine a conclu que les transferts d'enfants réalisés par les Russes violent le droit international humanitaire et constituent des crimes de guerre. En deuxième lieu, le 23 mars 2023, le Conseil européen, prenant note des mandats d'arrêt émis par la CPI, a demandé à la Russie d'« assurer le retour en toute sécurité des Ukrainiens transférés de force ou déportés en Russie, en particulier des enfants ». En troisième lieu, le 30 mars 2023, 45 États de l'OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), dont la France, ont invoqué le mécanisme de Moscou afin d'enquêter sur d'éventuels crimes de guerre et crimes contre l'humanité en lien avec le transfert d'enfants vers la Russie.

Sur le fond, ce qu'il faut retenir, c'est que le constat sur les déportations d'enfants ukrainiens est désormais largement documenté et partagé à l'échelon international, non seulement par le gouvernement ukrainien et par les ONG, mais aussi par des instances de l'ONU, par le Conseil européen et par des gouvernements nationaux, dont la France.

Le gouvernement ukrainien a identifié à ce jour 19 500 enfants déportés, qui ont été recensés dès lors que leur disparition avait été déclarée aux autorités. Ce chiffre ne représente qu'une partie de la réalité : dans les territoires libérés, des parents craignent qu'on leur reproche d'avoir confié leurs enfants à l'occupant ; en outre, la Russie contrôle toujours 18 % de la superficie de l'Ukraine, donc le sort des enfants sur cette partie du territoire demeure méconnu. Des sources ukrainiennes avancent ainsi le chiffre de 240 000 enfants transférés de force en Russie. Les autorités russes évaluent, pour leur part, à 740 000 le nombre d'enfants ukrainiens transférés, avec ou sans leurs parents, en Russie, considérant qu'il s'agit d'évacuations humanitaires.

Un rapport de la faculté de santé publique de l'université de Yale du 14 février 2023 établit qu'au moins 6 000 enfants ont été déportés par les Russes vers au moins 43 camps répartis de la mer noire à l'Extrême-Orient. Ce rapport met en évidence le processus de russification imposé à ces enfants. Dans au moins deux camps, situés en Tchétchénie et en Crimée, la rééducation des enfants inclut un entraînement militaire.

Le 30 mai 2022, Vladimir Poutine a signé un décret permettant d'accélérer l'acquisition de la nationalité russe et donc l'adoption des enfants ukrainiens, avec ainsi un possible changement d'identité et de filiation, qui rendra leur identification très difficile à l'avenir.

Il ressort des différents témoignages et travaux que des enfants ont été déportés dans quatre situations distinctes. Première situation : celle d'enfants dont les parents ont été tués ou qui ont perdu le contact avec leur famille. Deuxième situation : les enfants séparés de leurs parents à un « point de filtrage » ; les Russes ont en effet mis en place des camps où les populations sont triées et, d'après plusieurs rapports, de multiples violations des droits de l'homme sont commises dans ces camps, dont des cas de torture et des enlèvements d'enfants mineurs. Troisième situation, celle des enfants placés dans des institutions : avant la guerre, 91 000 enfants ukrainiens étaient hébergés dans des institutions, soit 1,2 % des enfants ; or neuf de ces enfants sur dix auraient en réalité des parents en vie et titulaires de leurs droits parentaux. Enfin, quatrième situation : les enfants envoyés dans des camps de vacances en Crimée ou en Russie, avec l'accord de leurs parents, mais qui ont par la suite été séparés de leurs familles de façon prolongée, voire indéfinie.

Dès lors que le constat fait consensus, comment agir ?

À ce jour, 328 enfants sont revenus. Le retour de tous les enfants enlevés est donc encore possible. Ces enfants et leurs familles ont besoin de notre aide. Ainsi, je vous propose de compléter le texte d'André Gattolin et de son corapporteur, Claude Kern, afin de suggérer quelques pistes d'action supplémentaires.

Il s'agit d'abord d'inviter le Gouvernement à lancer une initiative diplomatique en faveur des enfants ukrainiens. Cette initiative pourrait impliquer l'Union européenne, bien sûr, mais aussi des pays plus neutres dans leur approche de la guerre, donc plus susceptibles d'être entendus par la Russie. Il s'agit de faire pression sur les autorités russes pour que celles-ci permettent aux organisations humanitaires internationales, en particulier les instances des Nations unies telles que l'Unicef, d'avoir accès aux enfants sur le territoire russe et dans les zones contrôlées par la Russie. Ce n'est pas le cas pour le moment, mais l'action de l'Unicef est reconnue tant par l'Ukraine que par la Russie, ce qui pourrait lui donner un rôle clef.

Par ailleurs, au travers de cette proposition de résolution européenne, le Sénat encourage le Gouvernement et l'Union européenne à aider les institutions et les ONG ukrainiennes à accompagner ce retour, sur le plan médical, psychologique et social. Je vous propose de compléter ce point en suggérant un soutien aux efforts du gouvernement ukrainien pour réformer le système de prise en charge des enfants orphelins ou vulnérables. J'ai mentionné le taux très élevé d'enfants hébergés dans des institutions - le même constat pourrait être fait en Russie - et cet héritage de l'ère soviétique est dénoncé par les ONG. Il faut aider le gouvernement ukrainien à progresser vers les standards européens en la matière.

Le texte appelle ensuite le Gouvernement et l'Union européenne à accroître leur soutien aux différents mécanismes d'investigation en cours. La France a apporté l'an dernier un soutien exceptionnel à la CPI. Ce soutien doit se poursuivre et s'intensifier, afin que la Cour puisse élargir ses investigations pour identifier les personnes responsables des crimes commis contre les civils, en particulier contre les enfants en Ukraine. Le rapport de Yale suggère que des dizaines de personnes sont impliquées à l'échelon tant fédéral que local. L'enquête de la CPI peut avoir sur ces personnes un effet dissuasif.

Le texte que je vous propose invite par ailleurs à veiller à la mise en oeuvre effective des mandats d'arrêt de la CPI sur le territoire de l'Union européenne et à soulever cette question dans les relations et négociations avec les pays tiers. Il me semble que les parlements nationaux devraient veiller à ce que les gouvernements y soient attentifs. Peut-être pourrions-nous agir en commun avec nos collègues parlementaires étrangers sur ce point, afin de contribuer à l'effectivité de la justice pénale internationale.

Je vous propose de renommer la proposition de résolution, en remplaçant, dans son intitulé, les termes « dénonçant les transferts forcés massifs » par les mots « condamnant les déportations » d'enfants ukrainiens par la Fédération de Russie. Il faut appeler les choses par leur nom : des transferts forcés massifs, ce sont des déportations. Ce terme est d'ailleurs employé par toutes les instances qui se sont prononcées récemment, y compris dans la version française des conclusions de la dernière réunion du Conseil européen ou encore dans le cadre de l'invocation du mécanisme de Moscou de l'OSCE.

En outre, pour que ce texte soit le plus lisible possible d'un point de vue politique, je vous propose aussi de le raccourcir, pour passer de 2 500 à 1 500 mots, dans l'esprit de la décision récente du Parlement européen de limiter les résolutions d'urgence à 500 mots. Il s'agit ainsi de donner plus de poids politique à ces résolutions, en limitant le nombre d'alinéas préliminaires, pour en venir plus directement au dispositif.

C'est sur le texte de la proposition de résolution européenne ainsi modifiée que je vous propose de vous prononcer, mes chers collègues, en remerciant encore André Gattolin de son excellente initiative, qui était nécessaire.

M. André Gattolin. - Je suis d'accord avec les mises à jour du texte liées aux récents développements de l'actualité.

La France est le premier pays dont le Parlement a déposé une résolution sur le sujet. Cette proposition de résolution européenne, que j'ai déposée mais qui a été cosignée ensuite par plus de soixante-quinze collègues, fait suite au travail engagé avec l'ONG « Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre », composée de 130 chercheurs, qui a déposé le premier recours auprès de la CPI, en décembre dernier. Les résolutions préexistantes n'étaient pas spécifiquement consacrées aux déportations d'enfants. Donc, notre initiative nous honore.

La commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale, constatant l'avance du Sénat, a déposé sa propre proposition de résolution européenne sur le même sujet.

En revanche, certaines formulations me posent problème au regard de la nature même du texte. Il s'agit d'une proposition de résolution européenne, donc elle s'adresse au Gouvernement pour promouvoir des mesures européennes. Ce n'est certes pas un avis motivé envoyé à la Commission, mais il s'agit de demander au Gouvernement de porter des mesures à l'échelon européen. Or, au travers de certains ajouts, on s'adresse uniquement au gouvernement français. La résolution de l'Assemblée nationale évoque, pour sa part, le « gouvernement français et l'Union européenne ». Une résolution européenne a vocation à appeler à l'action la plus large possible de l'Union européenne. Il serait préférable d'écrire « le gouvernement français et l'Union européenne ».

Sur la question de la longueur, la pratique du Parlement européen ne concerne pas nos propositions de résolution européenne. Le Parlement européen a peu de prérogatives, il produit donc massivement des résolutions, d'où sa décision de limiter leur longueur. Nous avons, comme parlement souverain, nos propres règles ; il y a d'ailleurs des résolutions européennes du Sénat de trente ou quarante pages. Nous n'avons aucune norme de longueur à nous imposer.

Sur le fond, je n'ai rien à ajouter, si ce n'est - je le répète - qu'il faut éviter de s'adresser uniquement au Gouvernement.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - Le dispositif que je vous propose vise encore très largement l'Union européenne mais, c'est vrai, il vise aussi le gouvernement français, pour des raisons d'efficacité. Pour réussir, il faut aussi atteindre des États qui ne sont pas membres de l'Union européenne, qui sont hésitants et qui peuvent avoir un pouvoir d'influence sur la Russie, car la France et l'Union européenne sont identifiées par la Russie comme lui étant hostiles.

La question des déportations d'enfants nous préoccupe depuis longtemps et nous n'arrivions pas, dans le cadre du groupe d'amitié France-Ukraine, à avoir des informations fiables sur ce sujet. Mais la situation a évolué.

J'ai déposé une proposition de résolution sur l'Holodomor. Lorsque l'Assemblée nationale l'a fait, elle a recueilli l'approbation du monde entier. Je regrette que le Sénat, qui était en avance, n'ait pas inscrit mon texte à son ordre du jour...

Pour revenir à la proposition que nous examinons aujourd'hui, il me semble que la proposition de résolution européenne est plus efficace, ainsi rédigée. À ma connaissance, ce texte est en effet le premier, au plan européen, à aborder cette question. J'en ai parlé au sein de l'Assemblée parlementaire de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), dont des États membres veulent nous aider. C'est pourquoi nos recommandations ne doivent pas uniquement concerner l'Union européenne et le gouvernement français.

M. Pascal Allizard, président. - Venons-en à l'examen des amendements.

L'amendement COM-1 vise à remplacer, dans l'intitulé de la proposition de résolution européenne, le verbe « dénoncer » par le verbe « condamner » et les mots « transferts forcés massifs » par le mot « déportations ».

L'amendement n° COM-1 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - L'amendement COM-2 modifie la rédaction du texte. Il me paraît opportun de marquer la position de notre commission. L'auteur de la proposition de résolution européenne pourra éventuellement demander son inscription à l'ordre du jour de la séance publique.

M. André Gattolin. - J'ai demandé un débat à ce sujet.

M. Pierre Laurent. - Je n'ai pas d'opposition de principe à la réduction de la taille du texte, mais, en tant que membre de la commission des affaires européennes, je témoigne du volume des textes sous lesquels nous noient la Commission européenne et l'ensemble des institutions de l'Union européenne. Je ne suis pas sûr qu'elles aient des leçons à nous donner en la matière...

On peut tout à fait adopter cet amendement, mais cela ne doit pas nous amener à nous imposer pour la suite une contrainte qui n'a pas lieu d'être.

M. Pascal Allizard, président. - Sans doute, il ne faut pas créer un précédent, nous devons garder notre indépendance, mais, en l'occurrence, réduire ce texte pour le rendre plus percutant me paraît pertinent.

Mme Joëlle Garriaud-Maylam, rapporteur. - D'abord, je vous propose de réduire le texte non pas à 500 mais à plus de 1 500 mots. En outre, je pense qu'en le synthétisant, nous gagnons en efficacité. Certains paragraphes n'étaient plus nécessaires. Le texte est donc rendu plus efficace par ce relatif raccourcissement.

M. Pascal Allizard, président. - La longueur des considérants a été réduite.

L'amendement n° COM-2 est adopté.

M. Pascal Allizard, président. - Je remercie l'auteur et le rapporteur de la proposition de résolution européenne.

La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité dans la rédaction issue des travaux de la commission.

La réunion est close à 11 h 30.

LISTE DES PERSONNES AUDITIONNÉES

Jeudi 23 mars 2023

Me Emmanuel Daoud, avocat associé, avocat près la Cour pénale internationale (CPI) et Me Gabriel Sebbah, avocat au barreau de Paris, cabinet Vigo.

Mardi 28 mars 2023

M. Bernard Guetta, député européen, vice-président de la sous-commission des droits de l'homme du Parlement européen ;

M. Philippe Cori, directeur adjoint du bureau régional Europe et Asie Centrale de l'Unicef.