III. SNCF RÉSEAU, LA SOCIÉTÉ DU GRAND PARIS ET VOIES NAVIGABLES DE FRANCE

A. LE CHOIX CONTESTABLE DE FAIRE REPOSER SUR LA SEULE SNCF LE FINANCEMENT DES NOUVEAUX INVESTISSEMENTS DANS LE RÉSEAU POURRAIT FREINER LE DÉVELOPPEMENT DE LA MOBILITÉ FERROVIAIRE

1. Après le rapport du Conseil d'orientation des infrastructures, le sursaut d'investissements en faveur du réseau ferroviaire reste encore à préciser et à concrétiser

Dans leur rapport précité de mars 2022 les rapporteurs spéciaux Hervé Maurey et Stéphane Sautarel avaient pointé les insuffisances manifestes d'un modèle de financement des infrastructures ferroviaires dans l'impasse. Ils avaient notamment exprimé leur profonde inquiétude quant aux perspectives d'un réseau ferroviaire dont la dégradation, déjà avancée, apparaissait comme vouée à s'aggraver en l'état de la programmation des investissements.

Sur cette question majeure pour l'avenir du secteur ferroviaire national, au cours de l'examen du PLF pour 2023, ils n'avaient pas manqué de dénoncer l'insuffisance évidente du contrat de performance de SNCF Réseau signé en catimini au début du mois d'avril 2022. Ils avaient alors appelé à une réviser d'urgence ce contrat qu'ils qualifiaient de « contre-performance ».

Face au constat d'un manque évident de moyens pour assurer la régénération du réseau ferroviaire, les rapporteurs avaient recommandé, dans leur rapport de mars 2022, d'augmenter sans délai ces moyens de 1 milliard d'euros par an pour porter les investissements annuels dans ce domaine à 4 milliards d'euros.

Trajectoire d'investissements dans la régénération du réseau ferroviaire actuellement programmée dans le contrat de performance de SNCF Réseau

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat, d'après le contrat de performance de SNCF Réseau d'avril 2022

Au-delà de la régénération des infrastructures ferroviaires, et quand bien même ce sujet devait demeurer à leurs yeux la priorité, les rapporteurs avaient manifesté leur incompréhension devant le fait que la France, contrairement à tous ses voisins européens, n'a toujours rien prévu de sérieux pour programmer, développer et financer les principaux programmes de modernisation des infrastructures ferroviaires que sont la commande centralisée du réseau (CCR)33(*) et l'ERTMS34(*). Alors que le retard considérable accumulé par la France dans ce domaine commence à affecter nos partenaires et le développement de l'interconnexion ferroviaire en Europe, cette situation est d'autant moins compréhensible que ces deux programmes, dont les coûts totaux s'élèvent à environ 35 milliards d'euros35(*), doivent permettre d'engranger de substantiels gains de productivité.

Alors que des mois durant le Gouvernement renvoyait toute décision relative au financement des infrastructures ferroviaires à la publication du rapport du Conseil d'orientation des infrastructures (COI), les rapporteurs spéciaux notent que les conclusions de cet organisme indépendant, rendues publiques le 24 février 2023, corroborent exactement les analyses du rapport d'information précité de mars 2022 et que le COI a formulé les mêmes recommandations aussi bien s'agissant du renforcement des investissements dans la régénération des infrastructures ferroviaires que de la nécessité de consacrer de nouveaux moyens pour déployer les programmes de modernisation du réseau (CCR et ERTMS).

Le COI estime en effet qu'au cours des 20 prochaines années, en matière de régénération et de modernisation du réseau, il faudrait consacrer en moyenne 2 milliards d'euros annuels supplémentaires, c'est-à-dire 40 milliards d'euros sur l'ensemble de la période. Pour combler une part du retard considérable cumulé par la France dans la modernisation de ses infrastructures ferroviaires, le COI recommande une action décisive et immédiate visant à consacrer les fonds publics nécessaires pour faire aboutir les programmes de CCR et d'ERTMS d'ici à 2042, seule échéance techniquement réalisable en raison des retards accumulés et des diverses contraintes techniques liées à ces projets.

Concrètement, en termes de financements, le COI recommande une montée en puissance rapide, à hauteur de 1 milliard d'euros par an, des investissements dédiés à la régénération dès la période 2023-2027. Pour des raisons de faisabilité technique et de formation des personnels, il suggère une hausse plus progressive mais néanmoins substantielle des crédits consacrés aux programmes de modernisation CCR et ERTMS. Selon lui, il serait nécessaire que les financements consacrés à ces deux programmes de modernisation augmentent d'au moins 600 millions d'euros d'ici à 2026.

Dépenses annuelles consacrées par SNCF Réseau au programme de commande centralisée du réseau (CCR)

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat d'après les réponses au questionnaire budgétaire

En 2023, les dépenses consacrées par SNCF Réseau pour les programmes de modernisation des infrastructures devraient s'élever à 411 millions d'euros pour la CCR et à 256 millions d'euros pour l'ERTMS.

Dépenses annuelles consacrées par SNCF Réseau au programme ERTMS

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat d'après les réponses au questionnaire budgétaire

Toujours d'après les conclusions du COI, au cours de la période 2028-2032, il serait même nécessaire que les crédits dévolus à la régénération et à la modernisation atteignent la barre des 5 milliards d'euros par an, niveau auquel il conviendrait de les stabiliser au moins jusqu'en 2042.

Lors de la remise du rapport du COI, la première ministre a annoncé un plan ferroviaire qui comporterait des financements de 100 milliards d'euros jusqu'en 2040. À cette occasion, elle a pris l'engagement que d'ici la fin du quinquennat, 1,5 milliard d'euros supplémentaires seraient alloués chaque année au financement des infrastructures ferroviaires, dont 1 milliard d'euros pour la régénération du réseau et 500 millions d'euros pour les programmes de modernisation.

Cette prise de conscience est un premier pas que les rapporteurs spéciaux saluent. Néanmoins, cet engagement, dont l'ambition n'est pas tout à fait à la hauteur des recommandations du COI, notamment sur les investissements dans la modernisation, reste entouré de nombreuses zones d'ombres, la première d'entre elles étant ses pistes de financements. La répartition de l'effort entre les différents financeurs potentiels doit être rapidement clarifiée, notamment s'agissant de la contribution de l'État.

Les rapporteurs spéciaux ont par ailleurs bien noté que le 17 octobre dernier, devant la commission du développement durable de l'Assemblée Nationale, le ministre délégué chargé des transports a dit souhaiter que le contrat de performance de SNCF Réseau soit « rapidement révisé ». Ils rappellent que cette perspective indispensable doit en effet aboutir sans délais, s'agissant d'un contrat qui, comme son prédécesseur, est mort-né.

2. Jusqu'en 2027, l'État entend faire financer l'intégralité des annonces de nouveaux investissements dans le réseau ferroviaire par la SNCF elle-même

En 2024, d'après les documents budgétaires, les crédits de fonds de concours qui devraient venir abonder l'action 41 « Ferroviaire » s'élèvent à 1,8 milliard d'euros en AE et 1,5 milliard d'euros en CP, soit des augmentations de 1,3 milliard d'euros et de 856 millions d'euros par rapport à 2023.

Cette augmentation très sensible a deux origines. Premièrement, les financements de l'État au titre des volets ferroviaires des CPER ainsi qu'en faveur d'opérations de lutte contre le bruit ferroviaire, d'accessibilité des gares ou du réseau des lignes capillaires de fret doivent augmenter de 453 millions d'euros en AE et de 55 millions d'euros en CP.

Deuxièmement, comme le prévoit la trajectoire inscrite dans le contrat de performance de SNCF Réseau, en 2024, une enveloppe de 925 millions d'euros issue des résultats de SNCF Voyageurs doivent être affectés à la régénération du réseau ferroviaire opérée par SNCF Réseau. Par ailleurs, il est également prévu que 172 millions d'euros de produit de cession du groupe SNCF soient affectés en 2024 (contre 125 millions d'euros en 2023 et 91 millions d'euros en 2022) à ce même fonds de concours.

Le fonds de concours dédié au financement de la régénération du réseau ferroviaire

La loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire36(*) a instauré un nouveau dispositif de financement du gestionnaire d'infrastructure ferroviaire, destiné à contribuer au financement de la régénération du réseau ferré. Il s'agissait à l'époque d'affecter une partie des résultats de SNCF Mobilités « au profit du redressement du gestionnaire d'infrastructures ».

Renforcé par le nouveau pacte ferroviaire de 2018, le mécanisme prévoit que 60 % du bénéfice récurrent dégagé par SNCF Voyageurs soit versé à un fonds de concours qui alimente le programme 203 « Infrastructures et services de transports » de la mission « Écologie, développement et mobilité durables » du budget général de l'État. Ce fonds de concours est affecté à SNCF Réseau, et plus précisément au programme de régénération du réseau ferré national.

Source : commission des finances du Sénat

En plus de ces montants qui étaient déjà prévus par le contrat de performance de SNCF Réseau pour financer des investissements dans la régénération du réseau ferroviaire pour un montant de 2,9 milliards d'euros, le Gouvernement a annoncé que 300 millions d'euros supplémentaires, prélevés sur les résultats de la SNCF viendraient abonder le fonds de concours pour financer à la fois des opérations de régénération et de modernisation. À ce stade, et alors qu'une partie de cette enveloppe ne viendra en fait qu'absorber les conséquences de l'inflation, sa répartition entre régénération et modernisation est inconnue.

En outre, l'enveloppe du fonds de concours pour 2024 et, par voie de conséquence, les investissements en termes de régénération et de modernisation du réseau pour l'année à venir font encore l'objet de tractations entre l'État et la SNCF. Ces négociations portent plus globalement sur la trajectoire de montée en puissance des investissements qui permettra d'atteindre les 1,5 milliard d'euros supplémentaires promis à horizon 2027.

Abondement du fonds de concours dédié à la régénération du réseau ferroviaire par les dividendes de SNCF Voyageurs et le plan de relance ferroviaire depuis 2016

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat

D'après les informations obtenues par les rapporteurs spéciaux, la SNCF aurait proposé d'abonder d'au moins 175 millions d'euros supplémentaires le fonds de concours dès 2024 mais la trajectoire pour les années suivantes n'était toujours pas déterminée à l'heure où ces lignes étaient écrites.

L'État a toutefois très clairement exprimé la volonté de faire financer par la seule SNCF l'intégralité des investissements supplémentaires dans la régénération et la modernisation du réseau annoncés par la Première ministre en février dernier. Cette volonté très ferme a été confirmée aux rapporteurs spéciaux par la direction générale des infrastructures, des transports et des mobilités (DGITM).

Pour les rapporteurs spéciaux, ce choix est dangereux car il est tout sauf garanti que la SNCF puisse supporter à elle-seule le fardeau financier de ces nouveaux investissements. Si l'on raisonne à l'échelle du secteur ferroviaire dans son ensemble, il apparaît également contreproductif à plusieurs égards et en contradiction avec le développement de la concurrence et les objectifs de développement de la mobilité ferroviaire.

Dans leur rapport d'information précité de mars 2022, MM. Hervé Maurey et Stéphane Sautarel soulignaient les problématiques que posait le système de financement de SNCF Réseau par les bénéfices de l'opérateur ferroviaire historique SNCF Voyageurs à l'heure de l'ouverture à la concurrence du transport ferroviaire de passagers :

« Les relations financières qui existent entre SNCF Réseau et SNCF Voyageurs s'avèrent aussi problématiques et sont susceptibles d'instiller un doute dans l'esprit des nouveaux entrants quant à la totale impartialité de SNCF Réseau. En effet, le fait qu'une partie des financements de SNCF Réseau dépendent directement des résultats de SNCF Voyageurs, et donc de son activité et de ses performances financières, n'est pas de nature à éliminer les interrogations des opérateurs alternatifs, bien au contraire ».

L'Autorité de régulation des transports (ART) partageait les préoccupations des rapporteurs en considérant que « SNCF Réseau ne dispose pas des moyens financiers et de gouvernance propres à garantir la bonne réalisation, en toute indépendance, de ses missions ».

Cette situation, déjà très insatisfaisante aujourd'hui se trouverait considérablement aggravée si la SNCF devait être amenée à financer l'intégralité de la montée en charge des investissements dans le réseau d'ici à 2027. En effet, alors qu'aujourd'hui environ 20 % des dépenses dans la régénération et la modernisation sont financés par les bénéfices de SNCF Voyageurs, d'après l'ART, dans l'hypothèse d'un financement intégral des augmentations d'investissements prévues d'ici 2027 par la SNCF, cette part atteindrait 50 %. En réponse aux rapporteurs spéciaux, l'ART a réitéré ses préoccupations face à cette situation qui traduit « un lien de dépendance entre le gestionnaire d'infrastructure et l'entreprise ferroviaire historique qui pose question dans le contexte de l'ouverture à la concurrence des services de transport ferroviaire de voyageurs ».

Inversement ce nouveau contexte d'ouverture à la concurrence ne va pas sans questionner ce système de financement du point de vue de SNCF Voyageurs elle-même. En effet, cela constitue pour elle un handicap à l'heure où des opérateurs concurrents se positionnent sur les lignes les plus rentables. SNCF Voyageurs pourrait être amenée, à horizon 2027, à financer la moitié des investissements de régénération et de modernisation d'un réseau sur lequel elle fera circuler des trains en concurrence avec d'autres opérateurs ferroviaires qui, eux, ne participeraient pas à l'abondement du fonds de concours. Cette situation se traduirait par une inégalité manifeste au détriment de SNCF Voyageurs.

D'autre part, le choix de recourir exclusivement à la contribution de la SNCF pour financer les hausses de dépenses annoncées en février, se traduira, pour SNCF Voyageurs par un effet d'éviction au détriment d'autres investissements, notamment dans l'acquisition et le renouvellement de son matériel roulant. Cet aspect préoccupe l'ART qui a répondu que les montants de contribution de la SNCF envisagés « apparaissent élevés et risquent d'obérer la capacité d'investissement de l'opérateur historique ». Elle leur a signalé qu' « une mise à contribution trop importante de SNCF Voyageurs risque d'obérer la capacité de l'opérateur historique à investir pour augmenter son offre de services librement organisés, dans un contexte où la demande augmente fortement et où le développement de l'offre des nouveaux entrants présente de fortes incertitudes en raison des barrières techniques à l'entrée ». Le modèle de financement retenu par l'État pourrait ainsi, in fine, constituer un frein au développement de la mobilité ferroviaire ce qui serait un comble au regard des objectifs du plan d'investissement dans le secteur ferroviaire.

Par ailleurs, alors que le prix élevé du train demeure une vraie barrière pour nombre de nos concitoyens et que le rapport d'information précité de mars 2022 appelait à ce titre à « bannir le phénomène d'exclusion ferroviaire », ce modèle de financement, en renforçant les contraintes financières sur SNCF Voyageurs, pourrait se répercuter dans les prix des billets ou, à tout le moins, rendre plus difficile leur diminution.

3. Portée par l'augmentation des péages ferroviaires, la charge des redevances acquittées par l'État progressera de 10 % en 2024

Les dépenses d'intervention versées à SNCF Réseau représentent une part très significative des crédits budgétaires du programme 203 « Infrastructures et services de transport ». Ces crédits, portés par l'action 41 « Ferroviaire », servent à financer le coût de l'utilisation du réseau ferré national par les trains régionaux de voyageurs (TER), les trains d'équilibre du territoire (trains Intercités) et les trains de fret. Pour 2024, le présent PLF propose de doter cette action de 2 966 millions d'euros (AE=CP), ce qui correspond à une hausse de 10 % des crédits par rapport aux montants inscrits en LFI pour 2023. La hausse des charges constatées s'agissant des redevances d'accès relatives aux TER et aux trains intercités a pour origine l'augmentation de ces péages ferroviaires, validée par l'ART en février 202337(*), à hauteur de 8 % en 2024.

En 2024, SNCF Réseau devrait ainsi percevoir :

2 113 millions d'euros (AE=CP) pour les redevances d'accès au réseau relatives aux TER hors Île-de-France, soit une hausse de 156 millions d'euros par rapport à 2023 ;

600 millions d'euros (AE=CP) pour la redevance d'accès facturée par SNCF Réseau pour l'utilisation du réseau ferré national hors Île-de-France par les trains d'équilibre du territoire (TET), dont l'État est l'autorité organisatrice, soit une augmentation de 44 millions d'euros par rapport à 2023 ;

229 millions d'euros au titre de la « compensation fret » qui vise à couvrir l'utilisation du réseau ferré national par les trains de fret, une charge en augmentation de 38 millions d'euros (+ 20 %).


* 33 La commande centralisée du réseau (CCR) doit se traduire par la création de « tours de contrôle » à grand rayon d'action permettant de centraliser la régulation des circulations. La CCR est un levier d'efficience considérable. Son déploiement permettrait de remplacer les 2 200 postes d'aiguillages actuels (1 500 pour le réseau structurant), auxquels plus de 13 000 agents sont affectés, par une quinzaine de tours de contrôle. D'après la Cour des comptes la baisse d'effectifs consécutive pourrait atteindre 40 %.

* 34 L'ERTMS est un système de signalisation de nouvelle génération, interopérable au niveau européen et permettant de réduire l'intervalle entre les trains. Aussi permet-il d'augmenter la cadence du trafic (de quatre trains par heure sur les LGV), d'accroître la performance du réseau, d'améliorer la régularité du trafic ainsi que l'offre de sillons, en particulier aux opérateurs de fret ferroviaire.

* 35 15 milliards d'euros pour le déploiement de la CCR et 20 milliards d'euros pour l'ERTMS.

* 36 Exposé des motifs de la loi n° 2014-872 du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire.

* 37 Avis n° 2023-008 du 9 février 2023 relatif à la fixation des redevances d'utilisation de l'infrastructure du réseau ferré national pour les horaires de service 2024 à 2026.

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