IV. UNE CONDITION MILITAIRE TOUJOURS ET INUTILEMENT DIMINUÉE

La liberté est la règle, la restriction l'exception. Ce principe fondamental de notre droit public n'a pas semble-t-il entièrement gagné la condition militaire.

Certes, l'approche générale du statut général des militaires est conforme à ce principe : les limitations ne sont énoncées qu'après l'affirmation du principe de liberté.

La situation, en réalité, n'est pas vraiment conforme à ce schéma, de prime abord libéral, ni pour ce qui concerne la liberté d'expression ni pour ce qui relève de la liberté d'aller et venir, deux libertés fondamentales de tout citoyen.

A. LA LIBERTÉ D'EXPRESSION : LE GRAND MUTISME DE LA GRANDE MUETTE

Au mois de mars dernier, le ministre de la Défense avait demandé aux militaires de participer aux débats ouverts, dans toute la France, sur l'avenir du service national. L'initiative était louable, le résultat a été tout à fait décevant : silence profond ou plat conformisme.

Un tel échec est préoccupant car révélateur d'une situation d'ensemble qui ne rencontre pas, du reste, l'adhésion des intéressés 3 ( * ) . D'autant plus préoccupant que, outre les raisons de principe rappelées au début de ces propos, d'autres facteurs poussent à une libéralisation du régime de l'expression des militaires.

Au moment même où notre dispositif de défense est appelé à subir de profondes transformations, où l'on modifie leur format, leurs missions, leurs moyens il serait, en effet, particulièrement nécessaire que les militaires puissent s'exprimer publiquement et avec le minimum de contraintes sans avoir à tenir compte d'« éléments de langage » sur des orientations qui les touchent directement. Est-il acceptable que tout le monde, ou presque, donne son avis sur ces évolutions, sauf les militaires eux-mêmes ?

L'évolution générale de la société, dont les armées ne peuvent être coupées, pousse également à cette libéralisation : la société moderne est une société de communication et de médias, et dans la société européenne vers laquelle nos armées sont de plus en plus tournées la plupart des pays se montrent beaucoup plus tolérants et accueillants à l'expression des militaires.

Un troisième facteur mérite, en outre, une attention particulière : l'abandon programmé de la conscription et la marche vers la professionnalisation de nos armées.

Peut-être, en effet, n'a-t-on pas porté assez attention au fait suivant. L'armée de conscription accueillant tous les jeunes Français se devait d'observer dans son encadrement une réserve stricte de façon à ne choquer aucune conviction, aucune opinion des jeunes Français qui passaient obligatoirement par elle. La « Grande Muette » est l'armée de conscription qui trouvait, en quelque sorte, dans son mutisme le pendant - un peu abrupt et radical - de l'obligation de neutralité, de l'Éducation laïque et obligatoire, qui, elle aussi, accueillait les jeunes - les plus jeunes - Français et dont il importait - et dont il importe toujours au demeurant - que leurs familles, tout comme eux-mêmes ne puissent être heurtés par des propos froissant leurs consciences.

Or la professionnalisation va, désormais, apporter une nouvelle donne. Le mutisme de l'encadrement n'a plus sa raison d'être antérieure. Bien au contraire alors que cette professionnalisation peut faire craindre une coupure entre l'armée et la nation le silence des militaires les tiendrait à l'écart de la vie nationale. Faut-il ajouter que la liberté d'expression des militaires est sûrement le meilleur des moyens de dissuader les procès d'intention qui risquent d'être nourris demain, contre une armée professionnelle ?

Tout pousse, au demeurant, à une expression à visage découvert. Qui souhaite le retour de la campagne de lettres anonymes qui a secoué la Gendarmerie au cours de l'été 1989 ?

Qui ne voit que le recours au pseudonyme, « la plume avec le masque » pour reprendre la formule d'un officier, conduit aux pires outrances verbales ?

Les militaires ont d'abord droit - nous le rappelions dans un précédent rapport - à ce que la loi soit appliquée, sans que des instructions, directives, décisions, viennent en limiter la portée, comme c'est la pratique à peu près constante : ils doivent s'exprimer librement sous leur seule responsabilité, sur toutes questions militaires non couvertes par le secret.

Mais il convient maintenant d'aller plus loin et de s'interroger sur l'assouplissement de la loi elle-même. Le maintien du système de l'autorisation préalable à toute évocation publique de sujets autres que les sujets militaires nous paraît, en effet, non seulement inutile mais dangereux : inutile car il fait bon marché du sens des responsabilités et de la capacité de discernement des intéressés, dangereux car il conduit à la stérilisation de la pensée militaire ; le Général Beaufre rappelait ainsi que « la faillite intellectuelle française en 1940 a été le fait d'un conformisme complaisant d'une armée qui avait été victorieuse en 1918 » .

Récemment, le directeur du Centre d'études en sciences sociales de la Défense (C2SD) a, du reste, souligné que « La Grande Muette a étiolé son potentiel de réflexion et sa capacité à s'exprimer avec pertinence, sur le fond et sur la forme » et signalait que « le risque le plus grand serait que le silence des militaires demeure, quand bien même la libéralisation du régime juridique serait effectuée » 4 ( * ) .

Au-delà même d'une modification des dispositions législatives et réglementaires, c'est, en effet, un climat général qu'il convient d'établir, climat de tolérance, d'usage, reconnu normal, du droit à l'expression et d'incitation aux initiatives. C'est là sans doute, il ne faut pas le dissimuler, que se trouve la plus grande difficulté. Les périodes de restriction d'effectifs, de ralentissement dans l'avancement ne sont guère propices à l'expression et au débat d'idées « incorrectes »... Mais la difficulté ne doit-elle pas être un stimulant ?

* 3 Selon une enquête auprès de ses lecteurs publiée en 1994 par le « Casoar », revue de l'Association « la Saint-Cyrienne », ceux-ci demandaient que les textes sur la liberté d'expression soient rendus plus clairs et trois sur quatre d'entre eux estimaient qu'« ils devaient parler » .

* 4 « Liberté d'expression et mutations de l'institution militaire- ». Entretien avec le Contrôleur général des armées Hoffmann, directeur du C2SD. Relations internationales et stratégiques N° 22. Eté 1996. pp. 19-24.

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