ANNEXE N° 2 - Audition deM. Jean-Claude Leny, président de Framatome

Au cours de sa réunion du mardi 29 octobre 1996, sous la présidence deM. Jean François-Poncet, président, la commission a procédé à l'audition deM. Jean-Claude Leny, président de Framatome.

Après avoir souligné que Framatome constituait une pièce maîtresse du programme électro-nucléaire français et présentéM. Jean-Claude Lény comme l'un des fondateurs de l'industrie nucléaire française,M. Henri Revol, président, lui a demandé d'exposer sa position sur la privatisation envisagée de Framatome ainsi que sur l'avenir du programme électro-nucléaire français.

M. Jean-Claude Leny, président de Framatome, a souligné que s'il s'était abstenu d'intervenir publiquement sur le dossier de la fusion entre Framatome et GEC-Alsthom, dans la mesure où la grande majorité des actionnaires de Framatome s'était prononcée en faveur de cette opération, il ne se sentait pas tenu par ce devoir de réserve devant la commission. Etant à quelques semaines de sa retraite, il a déclaré ne pas venir défendre une position personnelle, mais un programme, un principe : le programme nucléaire développé par la France depuis la Libération, lui-même ayant parcouru toute l'aventure nucléaire française depuis quarante ans.

Il a ensuite présenté le groupe Framatome, qui était en bonne santé, n'exigeait aucune restructuration urgente et apportait à ses actionnaires et à l'Etat des dividendes et des impôts significatifs. Il a indiqué que la Cour des Comptes avait élaboré, en juin 1996, un rapport confidentiel sur le groupe, dont les conclusions étaient clairement positives.

M. Jean-Claude Leny a précisé que Framatome avait réalisé un chiffre d'affaires de 18 milliards de francs en 1995, dont 40 % à l'exportation, disposait de fonds propres de 6 milliards de francs (qui atteindraient 7 milliards en l'an 2000) et une trésorerie largement excédentaire d'environ 9 milliards. Après avoir souligné l'absence d'endettement de Framatome, il a précisé que sa structure de bilan était excellente et pouvait lui permettre de recourir à l'effet de levier de l'emprunt.

Il a exposé que cette situation ne serait pas amenée à se dégrader, en dépit du défi que constituait la contraction du marché des centrales nucléaires, le groupe s'y étant préparé.

Il a réfuté l'ensemble des arguments avancés pour justifier la fusion de Framatome et de GEC-Alsthom.

Il a jugé que l'argument tenant à l'avantage que présenterait la possibilité d'offrir un « catalogue » complet de centrales énergétiques était un contresens complet, dans la mesure où il n'existait rien de commun entre les centrales nucléaires et conventionnelles. Il a souligné que le choix nucléaire demeurait un choix lourd, un choix qu'un Etat ne peut prendre que s'il peut obtenir des garanties tant sur l'amont que sur l'aval de la filière. C'était le cas en France, avec la synergie existant entre l'électricien EDF, le constructeur de chaudières Framatome, ainsi que la COGEMA qui s'occupe du cycle du combustible. Cette synergie avait expliqué la réussite de l'industrie nucléaire française en Chine. Il a relevé qu'au cours des dix dernières années, seuls la France et le Canada avaient pu vendre des centrales nucléaires à l'étranger, ces ventes étant le fait de sociétés indépendantes, appartenant non à une grande société énergétique, mais à un complexe nucléaire permettant d'assurer l'exploitation, la sûreté, etc... Il a jugé que, dans ce domaine, vouloir fusionner les activités de Framatome et de GEC-Alsthom était aussi illusoire que de vouloir fusionner, dans le domaine de l'aéronautique, les activités de motoriste et de constructeur d'avions. Il a, par ailleurs, avancé que sur le marché asiatique, principal marché porteur pour les prochaines années, la tendance n'était pas aux appels d'offres groupant au sein d'une même entreprise le nucléaire et la partie conventionnelle (le turbot alternateur), le client cherchant à fractionner l'offre en plusieurs lots.

M. Jean-Claude Leny a ensuite réfuté l'argument tenant à la synergie qui existerait entre le nucléaire et les métiers nombreux de GEC-Alsthom, dans la mesure où les cultures étant très différentes, Framatome plaçait la sûreté en critère n° 1 et le facteur économique en critère n° 2, alors que GEC-Alsthom avait un ordre de priorité inverse.

Il a ensuite jugé impossible, comme l'engagement avait pu être pris, de préserver l'avenir de Framatome dans la nouvelle structure qui résulterait de la fusion, dans la mesure où le nucléaire ne représenterait plus que 10 % au maximum du chiffre d'affaires du nouveau groupe, devenant par là même noyé par d'autres préoccupations.

Enfin,M. Jean-Claude Leny a ensuite dénigré l'argument qu'il a qualifié de « traversée du désert », l'idée avancée étant d'aider Framatome à faire face à la fin du programme électro-nucléaire.

A cet égard, il a souligné que Framatome s'était préparé à ce défi en redéployant ses ingénieurs sur les activités de maintenance, de services et de combustibles nucléaires. Il a indiqué que ces activités récurrentes représentaient aujourd'hui 44 % du chiffre d'affaires de Framatome et qu'elles n'étaient pas menacées.

Il a exposé que l'entreprise avait également diversifié ses activités dans la connectique (avec FCI) et les équipements industriels, secteurs qui représentaient aujourd'hui le tiers de ses résultats et plus de la moitié de son personnel.

Il a précisé que, dans ces conditions, l'activité de construction de chaudières neuves ne représentait plus que moins du quart du chiffre d'affaires de l'entreprise.

Après s'être montré confiant dans l'avenir de Framatome,M. Jean-Claude Leny s'est interrogé sur les raisons réelles pouvant motiver l'opération de fusion entre Framatome et GEC-Alsthom et il a jugé que la réponse pouvait résider dans le fait que la situation de Framatome faisait des envieux. Après avoir rappelé que l'entreprise avait démarré son activité en 1970 avec un capital de 1,5 million de francs, il a souligné qu'elle avait mis vingt-cinq ans pour bénéficier d'une situation caractérisée par l'existence d'une trésorerie de 9 milliards de francs, de 7 milliards de fonds propres et d'un endettement nul.

M. Jean-Claude Leny a déclaré ne pas comprendre comment on pouvait accepter la tentative d'une entreprise privée d'accaparer ainsi en quelques mois le résultat de vingt-cinq ans de travail. Relevant que, pour la première fois, le partenaire étatique de Framatome ne s'opposait pas à cette stratégie, il a jugé périlleuse la situation du groupe et s'est montré préoccupé pour la pérennité de la filière nucléaire française.

Evoquant ensuite l'avenir de l'industrie nucléaire,M. Jean-Claude Leny a estimé que cet avenir était européen. A cet égard, il a souligné l'importance du rapprochement franco-allemand, depuis 1989, Framatome et Siemens concevant ensemble le futur réacteur européen (European Pressurized Reactor : EPR). Il a jugé que ce programme était essentiel dans la perspective d'une éventuelle reprise du programme nucléaire allemand.

Il s'est interrogé sur l'avenir du projet EPR, dans le cadre du rapprochement avec GEC, alors notamment que cette entreprise était concurrente de Siemens sur de très nombreux marchés.

Dans le cadre d'une fusion, il s'est inquiété de voir une industrie stratégique risquée d'être contrôlée par une entreprise britannique, alors même que les anglais ne faisaient plus du nucléaire une priorité depuis longtemps.

Soulignant les difficultés de la négociation de l'accord de confidentialité entre les deux entreprises, il s'est inquiété de voir les anglais prendre ainsi connaissance de documents confidentiels concernant Framatome.

M. Jean-Claude Leny s'est interrogé sur la signification de l'engagement du Gouvernement relatif à la préservation du périmètre nucléaire de Framatome dans la nouvelle entité. Si tel était le souhait du Gouvernement, il a jugé que la préservation de ce périmètre ne pouvait être mieux garantie qu'au sein du groupe Framatome.

M. Henri Revol, président, a remercié l'orateur pour son exposé désintéressé et plein de franchise.

Répondant àM. Marcel-Pierre Cleach qui s'inquiétait des possibles répercussions d'une santé peut-être déficiente de la filiale connectique de Framatome sur le département de la Sarthe,M. Jean-Claude Leny a indiqué qu'après avoir subi un effondrement du marché pendant deux ans à l'issue de la guerre du Golfe, l'activité de FCI se développait de façon significative. Il a indiqué que ses activités dans le département de la Sarthe étaient aujourd'hui bien reparties et que FCI pourrait devenir la deuxième entreprise de connectique mondiale si elle bénéficiait d'un soutien raisonnable.

Répondant ensuite àM. Pierre Hérisson qui s'interrogeait sur les concurrents auxquels Framatome et Siemens seraient confrontés dans l'avenir,M. Jean-Claude Leny a estimé qu'au moment de la reprise du programme nucléaire français (vers 2010-2015) seules les entreprises s'y étant préparé sortiraient gagnantes de cette période. A cet égard, il a estimé qu'un grand groupe européen devrait exister, dont Framatome et Siemens constitueraient le noyau et qui devrait s'étendre à la Russie. Selon lui, les Etats-Unis seraient également présents, à travers une alliance entre Westinghouse et Mitsubishi, et entre General Electric et Hitachi, ainsi que les canadiens, soutenus par leur Gouvernement, et que les coréens déjà très présents en Chine.

Répondant àM. Pierre Hérisson qui lui demandait son avis sur l'avenir de Superphénix,M. Jean-Claude Leny s'est déclaré heureux que le réacteur ait atteint 90 % de sa puissance nominale. Il a déclaré que les vicissitudes qu'avait subi ce prototype montraient à quel point le nucléaire était difficile et que c'était une erreur de chercher à le banaliser.

Après s'être déclaré très séduit par les explications de l'orateur,M. Jean Boyer a indiqué que, de retour d'une mission au Caucase avec le ministre des affaires étrangères, il avait été alerté sur les besoins immédiats de réparation des centrales caucasiennes et avait été saisi d'une demande de participation de la France par les autorités de cette région.

M. Jean-Claude Leny a indiqué que Framatome avait travaillé avec les arméniens avant la chute de l'Union soviétique de même que dans une période plus récente. Il a insisté sur le fait que toute coopération en ce domaine avec les pays de l'ex-URSS n'était possible qu'avec l'aval de la Russie, les réacteurs de ces pays étant de conception soviétique. Il a jugé essentiel de développer ce type de coopération, de nature à ouvrir les marchés concernés. Citant l'exemple du remplacement éventuel des deux centrales arméniennes, il a indiqué qu'on ne pouvait espérer vendre des centrales françaises mais plutôt un concept d'origine russe, « occidentalisé » dans le cadre d'accords industriels.

Après avoir remercié l'orateur pour la clarté et la franchise de ses propos,M. Claude Billard a déclaré partager ses préoccupations. Il a jugé que si la fusion était menée à son terme, on tournerait une page de l'histoire du nucléaire civil à laquelle la France avait grandement contribué. Après avoir souligné les inquiétudes manifestées par l'ensemble des organisations syndicales au sein de Framatome (quant à la fusion et à ses répercussions sur l'emploi), il a demandé à l'orateur comment il envisageait la politique énergétique française dans un proche avenir.

M. Jean-Claude Leny a relevé que le parc nucléaire français en était encore à sa genèse, la centrale de Fessenheim I ayant à peine vingt ans, la première tranche de la centrale de Chooz venant d'être inaugurée et de nouvelles tranches devant être ouvertes d'ici l'an 2000 à Chooz et à Civeaux. Il a estimé que le parc nucléaire, auquel il convenait d'adjoindre l'énergie produite par des indépendants ou issue du programme éolien, répondrait ainsi aux besoins énergétiques pour les dix ans à venir.

A cet égard,M. Jean-Claude Leny a souhaité que la filiale Jeumont Industrie du groupe joue un rôle dans le programme éolien, mais il a craint qu'elle ne soit condamnée dans le cadre de la fusion.

Il a estimé que le problème énergétique se poserait à partir de 2010-2015, et qu'il convenait donc d'arrêter un programme avant 2005. D'ici là, il a souhaité que la France ne perde pas sa compétence nucléaire aujourd'hui exceptionnelle.

Après avoir félicité l'orateur pour sa clarté, sa franchise et sa détermination,M. Jean Huchon lui a demandé si l'entreprise ne pouvait résister à ce « mariage forcé ».

M. Jean-Claude Leny a indiqué qu'il n'avait pas été informé de ce projet de fusion, avant le 30 août 1996, date à laquelle le ministre de l'industrie lui avait annoncé le lancement imminent de communiqués de presse annonçant l'étude de cette fusion. Il a souligné qu'il n'avait pas été destinataire d'informations complémentaires depuis lors.

Répondant àM. Henri Revol, président, qui l'interrogeait sur l'état de la procédure,M. Jean-Claude Leny a indiqué que les procédures d'évaluation des deux sociétés (Framatome et GEC-Alsthom) avaient été longues à démarrer, en raison du retard lié à la signature du nécessaire accord de confidentialité, mais qu'elles semblaient maintenant avoir commencé. Précisant que cet accord avait été signé la veille, il a indiqué qu'il ne pouvait juger du délai nécessaire au travail considérable d'évaluation. Exposant que chacune des banques-conseil des parties intervenantes établirait sa propre évaluation de chacune des sociétés, il a indiqué qu'on était entré dans un processus très lourd et très long, dont l'inconvénient tenait au fait que l'on oubliait alors le caractère prioritaire de l'industrie proprement dite, risquant de mettre les sociétés concernées en difficulté.

Répondant àM. Pierre Hérisson qui s'interrogeait sur la répartition du capital des deux sociétés,M. Jean-Claude Leny a indiqué que le capital de GEC-Alsthom était partagé par moitié entre l'anglais GEC et Alcatel Alsthom, celui de Framatome se décomposant comme suit : 5 % au personnel de l'entreprise, 44 % à Alcatel Alsthom et 51 % aux autres actionnaires, que sont le CDR (4 %), EDF (11 %) et CEA Industrie (36 %).

Répondant àM. François Gerbaud qui lui demandait de préciser les différences entre Framatome et GEC-Alsthom,M. Jean-Claude Leny a souligné que les métiers des deux entreprises ne permettaient pas d'identifier de synergies. La seule synergie-métier qui pourrait exister entre les deux groupes concernerait la fabrication de turbines, qui ne représentait que 3 % de l'activité du groupe.

M. François Gerbaud s'est ensuite inquiété de l'avenir des bureaux d'études des deux entreprises, jugeant qu'ils devaient rester indépendants.

M. Jean-Claude Leny est convenu que les projets conçus par ces bureaux d'études respectifs n'étaient pas transférables. Il a indiqué que seule existait en matière nucléaire une synergie entre Framatome, EDF et COGEMA, ainsi qu'avec les partenaires étrangers comme Siemens.

Répondant àM. François Gerbaud qui s'inquiétait de la perte de substance intellectuelle et du préjudice en matière de recherche qui résulterait de la fusion,M. Jean-Claude Leny a indiqué que le plus petit partenaire serait inévitablement « laminé ».

Répondant ensuite àM. Jean Boyer qui s'interrogeait sur les réserves financières de GEC,M. Jean-Claude Leny a indiqué que cette entreprise disposait d'une trésorerie supérieure à celle de Framatome mais qu'elle enregistrait également des dettes. Il a relevé que si la trésorerie nette des deux entreprises était du même ordre de grandeur, c'était pour des chiffres d'affaires cependant très différents (55 milliards contre 18 milliards de francs pour Framatome).

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