IV. LE PROJET DE LOI N'INNOVE QU'EN APPARENCE

A. IL AJOUTE UN DISPOSITIF COÛTEUX À UNE SUITE DÉJÀ LONGUE

La démarche qui consiste à favoriser des initiatives locales et à susciter de nouvelles activités s'inscrit dans la logique de la politique de l'emploi suivie ces dernières années. On constate, en effet, que l'Etat confie de plus en plus souvent à d'autres, collectivités locales ou partenaires sociaux, le soin de mettre en oeuvre et de gérer des actions qui relevaient jusqu'alors de sa compétence : on citera le transfert de l'allocation formation reclassement (AFR) ou de l'inscription des demandeurs d'emploi sur l'UNEDIC, le financement par le secteur privé, au travers là encore de l'UNEDIC, des préretraites avec l'allocation de remplacement pour l'emploi (ARPE), ou l'allégement du coût du travail et l'assouplissement -encore timide, il est vrai- du cadre juridique de l'exécution du contrat de travail. Cette déconcentration, voire cette décentralisation, de la politique de l'emploi a deux raisons essentielles : se rapprocher du terrain et des réalités de l'emploi, et alléger les contraintes pesant sur le budget de l'Etat en les transférant à d'autres.

Le projet de loi relatif au développement d'activités pour l'emploi des jeunes s'inscrit donc dans cette logique et la pousse encore un peu plus loin. En fait, pour résumer la philosophie du projet, l'Etat cherche à inciter les collectivités locales, directement ou indirectement, par le biais de leurs établissements publics ou du monde associatif, à se transformer en pépinière sinon d'entreprises, du moins, d'activités nouvelles. Cette démarche se fonde sur le constat indéniable qu'il y a des besoins, qualifiés de nouveaux ou émergents, ou insatisfaits, considérés comme étant d'utilité sociale. Le plus souvent, ils sont insatisfaits parce qu'ils sont coûteux et que le marché potentiel est insolvable.

Aussi, pour favoriser la création d'emplois correspondant à ces activités socialement utiles, émergentes ou seulement résurgentes- car certaines existaient et ont disparu en raison de leur coût-, l'Etat financera ces emplois pendant cinq ans dans des conditions fixées par décret et qui devrait correspondre à 80 % du montant d'un SMIC avec ses charges sociales, le reste étant à la charge d'autres intervenants... Quant aux jeunes concernés, ils doivent avoir entre 18 et 25 ans, exceptionnellement moins de 30 ans lorsqu'ils connaissent de graves difficultés d'insertion. Les employeurs sont les mêmes que pour les contrats emploi-solidarité, c'est-à-dire les collectivités territoriales et leurs groupements, les autres personnes morales de droit public et les personnes morales de droit privé chargées de la gestion d'un service public. L'Etat et le secteur privé marchand ne peuvent être employeurs, sinon pour le premier dans le cadre très spécifique de l'article 2 du projet de loi qui crée les adjoints de sécurité.

D'un point de vue strictement financier, l'aide de l'Etat s'élèvera en moyenne à 92.000 F par poste et par an, pour une montée en charge progressive qui coûtera deux milliards en 1997, un peu plus de 10 milliards en 1998 et autour de 35 milliards par an lorsque les 350.000 emplois seront créés.

Ces emplois ont, d'après le ministre de l'emploi, vocation à être pérennisés ; pour professionnaliser ces activités l'Etat s'engage à apporter des aides et des conseils ; enfin, pour composer avec les règles des fonctions publiques, le projet de loi innove en instituant un contrat de droit privé à durée déterminée de 5 ans susceptible d'être rompu chaque année, ce qui constituera un exemple de flexibilité que les entreprises privées envieront sans doute ! Enfin, très classiquement, le dispositif est mis en oeuvre dans le cadre d'une convention conclue avec l'Etat par l'employeur.

Il apparaît donc que le projet de loi, loin d'innover, vient s'ajouter à une suite déjà longue de mesures visant à développer l'emploi sans les remettre en cause. Simplement, le ministre de l'emploi a fait part de son intention de réorienter certains de ces dispositifs sur les publics les plus en difficulté.

B. SON EXAMEN À L'ASSEMBLÉE NATIONALE A RÉVÉLÉ SES FAIBLESSES SANS QU'Y SOIENT APPORTÉS LES REMÈDES

L'analyse plus approfondie du texte, au-delà des intentions affichées, en révèle immédiatement les faiblesses : les résultats -en dehors de l'effet statistique sur le chômage- en sont difficilement appréciables et s'accompagnent du risque d'une profonde désillusion des jeunes et du corps social dans son entier et d'une prise en otage des collectivités locales.

Des risques de concurrence déloyale

Une analyse objective du dispositif proposé révèle sa grande ambiguïté quant à la nature des activités qui seront mises en place et ainsi subventionnées : s'agit-il d'activités relevant de la sphère privée, du secteur marchand des services, ou s'agit-il d'activités relevant de la sphère publique, voire d'un secteur mixte qui, bien que privé, ne peut survivre qu'avec des aides publiques ? A cet égard, la liste des vingt-deux nouveaux métiers, non exhaustive a-t-il été dit, est on ne peut plus ambiguë : certains relèvent à l'évidence de la sphère privée, notamment les métiers de l'environnement ou ceux liés à l'entretien et à la maintenance des logements. Or, subventionner ces emplois, c'est sans doute et surtout susciter une concurrence déloyale pour nombre d'entreprises du secteur privé, notamment dans le cadre des gestions déléguées, avec pour conséquence de graves menaces pour l'emploi.

S'il peut paraître judicieux de faciliter la germination d'activités nouvelles, pour reprendre l'image de la pépinière, encore faut-il que ces activités n'étouffent pas celles qui existent -on a évoqué le chiffre de 100.000 destructions d'emploi-, encore faut-il aussi, en raison du coût du dispositif, qu'elles aient quelques chances de durer, c'est-à-dire qu'elles répondent à une demande solvable.

Des métiers inadaptés

La liste recèle aussi de graves dangers potentiels : d'abord, parce que certains de ces métiers nouveaux ne semblent pas faits pour des jeunes de moins de 26 ans, sans expérience professionnelle et sans expérience humaine : médiation familiale, réinsertion des détenus, prévention de la violence, par exemple, autant d'activités qui nécessitent une connaissance de la nature humaine que n'auront pas ces jeunes. D'ailleurs, de façon plus générale, votre commission considère que, lorsqu'on crée des activités nouvelles, il vaut mieux faire appel à des professionnels confirmés et, inversement, que l'insertion est plus facile dans des activités déjà rodées. Dans ces conditions, dire que l'on va professionnaliser ces métiers ne paraît pas suffisant. Car le résultat de cette formation se fera sentir trop tard : l'échec sera déjà survenu, avec son cortège de désillusions et d'amertumes. Votre commission craint hélas que nombre de ces métiers soient sans perspectives et sans avenir. Ce qui est grave au regard des espoirs suscités.

Cette ambiguïté est encore accentuée par les annonces intempestives de différents ministères de créer 5.000, 3.000, ou 40.000 emplois jeunes, laissant ainsi penser que l'on est en train de mettre en place une fonction publique bis, au rabais, lourde de dangers de tous ordres pour les années à venir. Que dire également des emplois envisagés à la SNCF ou à la Poste, qui semblent, à l'évidence, être des résurgences de métiers autrefois assurés par ces organismes et que l'on va désormais financer sur fonds publics ?

Les véritables causes du chômage des jeunes ne sont pas abordées

Une autre faiblesse du projet de loi est qu'il n'aborde pas les vrais problèmes de l'exclusion des jeunes du marché du travail. Si, à l'évidence, la conjoncture économique y est pour beaucoup, il y a d'autres raisons : la rigidité du code du travail et aussi, et peut-être surtout, la médiocre qualité ou l'inadaptation aux besoins des entreprises de la formation initiale. Sans aller jusqu'à proposer une réforme du système éducatif, sans doute aurait-il été opportun de coordonner la création de ces activités nouvelles avec des mesures de formation professionnelle. Or, il n'y avait rien en ce sens dans le projet initial.

Le professionnalisme de certains demandeurs d'emploi n'est pas utilisé

Le dispositif reste refermé sur lui-même, sans passerelles avec la question de l'exclusion générale du marché du travail : or, votre commission l'a déjà souligné, créer des activités nouvelles suppose de l'expérience. Il est dommage que le projet ne fasse pas appel à ceux qui ont cette expérience et qui, très souvent, pour une part d'entre eux, se trouvent exclus du marché du travail par les restructurations et les autres effets de la compétition économique. De plus, s'engager dans cette voie aurait permis de commencer à rationaliser et à réduire le nombre des dispositifs emplois dont l'empilement atteint aujourd'hui des proportions rédhibitoires. Cette simplification avait été annoncée, mais n'a pas été réalisée.

Une grave menace sur les finances des collectivités locales

Enfin, et ce n'est pas le moindre des dangers de ce projet de loi, il fait peser une lourde menace sur les finances des collectivités locales, qui se verront imposer des choix qu'elles n'auraient pas faits spontanément, et sur les finances de l'Etat. Le coût pour l'Etat est peut-être supportable pendant les cinq ans prévus s'il est financé par des économies. Mais pour les collectivités locales qui, au bout des cinq ans subiront une pression sociale considérable pour maintenir ces emplois, qu'en sera-t-il ? La sortie du dispositif est la grande inconnue. Comment être sûr que, dans quelques années, tout cela ne débouchera pas sur une pression fiscale accrue, avec tous les effets négatifs que l'on sait sur l'emploi ? De plus, dès maintenant, le projet de loi va entraîner une perte d'autonomie des collectivités territoriales qui, si elles avaient créé ce type d'emplois -et certaines l'ont déjà fait- l'auraient fait sur des bases beaucoup plus saines que celles retenues par le texte. Ces activités n'auraient été créées qu'après avoir été financées sur le long terme, après que les élus se seraient assurés de leur pérennité sur des bases solides, en collaboration avec d'autres partenaires ayant pris des engagements fermes.

*

L'Assemblée nationale semble avoir eu conscience de ces défauts. Les modifications apportées au texte en témoignent. Mais, freinée par la discipline majoritaire et la volonté de ne pas gêner le Gouvernement, elle n'a pas été, loin s'en faut, au bout de sa logique. Ainsi, elle a posé le principe d'une pérennisation, mais sans en préciser ni les modalités ni les moyens, elle a parlé de formation, mais là encore sans en définir les moyens, elle a prévu l'intervention d'autres collectivités territoriales que les communes, mais de façon marginale, et surtout, elle n'a pas su éviter les risques de dérapage vers une fonction publique bis. En fait, beaucoup des amendements adoptés à l'Assemblée nationale sont des ajustements techniques, utiles certes, mais insuffisants pour corriger les défauts les plus criants du texte, comme celui par exemple de la concurrence déloyale faite au secteur privé ou celui du financement des emplois au-delà des 5 ans.

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