III. LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES S'INTERROGE SUR LA LOGIQUE PROFONDE DU TEXTE PROPOSÉ PAR LE GOUVERNEMENT

A. UN SOPHISME ÉCONOMIQUE RISQUÉ ET COÛTEUX ?

Pour résoudre le lancinant problème du chômage des jeunes, le Gouvernement a développé une argumentation économique sophistiquée qui ne résiste pas complètement à un examen rigoureux.

La logique du dispositif se veut pourtant simple : pour réduire le nombre des jeunes chômeurs de 350.000, il suffirait de créer 350.000 emplois subventionnés dans des activités nouvelles pour lesquelles il existerait un besoin qui n'est pas satisfait par le fonctionnement des mécanismes du marché. La simplicité du rapprochement est séduisante, on aurait même tendance à se demander pourquoi l'on n'y avait pas pensé plus tôt, ou pourquoi l'on ne créerait pas tout simplement 3.000.000 d'emplois subventionnés de la même façon pour régler la question du chômage, mais elle n'est pas convaincante. La raison en est simple : l'Etat n'est pas forcément le mieux à même pour décider des besoins qui doivent être satisfaits ou des activités qui seraient émergentes. Ce sont les consommateurs qui, pour un revenu donné, déterminent librement les besoins qu'ils souhaitent satisfaire, en arbitrant entre la consommation des divers biens et services qui sont à leur disposition.

Dans le cas qui nous occupe, l'Etat décrète qu'il existe des besoins non satisfaits et à satisfaire, c'est ici le coeur du sophisme, car bien qu'il soit évident qu'il existe des besoins non satisfaits, rien ne permet d'affirmer qu'il incombe à l'Etat de les satisfaire. Les besoins non satisfaits sont en effet la raison profonde de l'existence de la société économique.

L'idée que des besoins ne seraient pas satisfaits du fait de l'absence d'offre correspondante de la part des entreprises est également contestable. Si les consommateurs sont prêts à mettre le prix, on ne voit pas pourquoi les entreprises renonceraient à un profit assuré.

Le Gouvernement soutient également l'idée que certaines activités seraient rentables à terme mais qu'il faudrait assurer leur financement dans leur phase de développement. On comprend mal pourquoi le marché ne pourrait pas permettre le développement de telles activités, le caractère lointain de la rentabilité n'est pas un obstacle incontournable au développement d'une activité économique. On peut penser en fait que si l'Etat est le seul acteur volontaire pour assurer le développement de telles activités, c'est qu'il est prêt à prendre plus de risques que les particuliers, ceci lui est d'autant plus facile qu'il utilise pour cela l'argent du contribuable.

On peut penser que le Gouvernement accepte ce surcroît de risque parce qu'il soustrait au coût de son dispositif l'ensemble des prestations qui ne seront pas versées aux jeunes s'ils étaient restés chômeurs. Dans ces conditions, on ne voit pas pourquoi le secteur privé ne pourrait pas faire mieux en disposant des mêmes avantages, c'est-à-dire une subvention égale au coût des prestations liées à l'inactivité. On comprend bien dès lors que le véritable problème réside dans le coût du travail des jeunes.

Ce programme n'a donc pas principalement pour objet de pallier d'éventuels défauts du marché ; bien au contraire, il tire les conséquences des obstacles au bon fonctionnement du marché du travail . Plutôt que de rémunérer les jeunes dans certains cas et pour une durée limitée - celle de leur apprentissage du métier - en fonction de la valeur de marché de leur travail, qui peut être inférieure aux minimums légaux, l'Etat décide de faire payer le coût de cet ajustement par les contribuables.

Comme l'a déclaré Mme le ministre, les Etats-Unis ont déjà créer tous ces emplois " d'intérêt général ", sans avoir recours à ces dispositifs complexes, interventionnistes et extrêmement coûteux, en laissant fonctionner le marché. On peut comprendre le choix politique du Gouvernement, on ne peut pas accepter par contre qu'il mette en cause les entreprises qui ne développeraient pas ces activités émergentes ; si elles ne le font pas, c'est qu'on les en empêche ; qu'on leur en donne les moyens et elles les développeront.

Après ces remarques de bon sens relatives à la philosophie économique générale du texte, il convient maintenant d'analyser l'économie du dispositif qui nous est présenté. Là encore, la confusion entre les notions domine, notamment entre ce qui doit relever du privé à 100 %, du public à 100 % et les matières qui pourraient éventuellement transiter du secteur non-marchand subventionné au secteur marchand.

B. CERTAINS DES EMPLOIS ENVISAGÉS RELÈVENT EN FAIT À 100 % DU SECTEUR PRIVÉ OU À 100 % DU SECTEUR PUBLIC.

1. Certains emplois évoqués relèvent en fait à 100 % du secteur privé...

Lorsque l'on analyse avec attention les multiples listes de " nouveaux métiers " qui ont été établies, on remarque que nombre d'entre eux existent déjà dans le secteur privé sous un autre nom ou pourraient tout à fait y trouver leur place moyennant une aide qui compenserait momentanément un coût du travail trop élevé. On pense notamment au traitement des déchets, à l'entretien des espaces verts, à l'initiation aux nouvelles technologies, aux agents de prévention et d'ambiance, aux agents accompagnateurs, aux agents techniques d'entretien et de maintenance, aux agents d'entretien polyvalents ou encore aux agents de gestion locatives , la liste n'étant sans doute pas complète.

La commission des affaires sociales considère que l'ensemble de ces activités pourraient être développées directement dans le secteur privé moyennant des aménagements concernant le coût du travail ou, ce qui comptablement (mais pas économiquement) revient au même, une subvention.

A défaut, la commission est prête à envisager un court passage de ces activités dans le secteur non-marchand subventionné comme moyen de socialiser le surcoût engendré par le déficit de productivité de nombreux jeunes sans expérience ; mais chacun comprendra que cette politique coûteuse est trompeuse, injuste pour les jeunes qui ne bénéficieront pas du dispositif et peu démocratique puisqu'elle permet d'éviter un grand débat national sur les causes du chômage et les mécanismes du fonctionnement du marché du travail.

La commission ne revient pas sur les emplois annoncés dans les grandes entreprises publiques comme la SNCF et la Poste qui se substitueront pour une large part aux emplois déjà existant ou prévus, il s'agit là d'un fort effet d'aubaine.

2. ... alors que d'autres relèvent en définitive à 100 % du secteur public

Après un moment d'hésitation, le Gouvernement a finalement décidé d'exclure les emplois d'adjoints de sécurité du dispositif initial pour leur appliquer des dispositions particulières. Cette décision relève du bon sens. Les fonctions de police constituent le coeur des missions de l'Etat, le coeur de la souveraineté et la condition du respect des règles de l'Etat de droit. Ces fonctions ne peuvent être exercées par des agents qui ne relèveraient pas directement d'un régime de droit public. Il apparaît comme une conséquence logique de ce qui précède que ces emplois doivent être financés à 100 % sur les deniers publics de l'Etat.

Dans ce cas précis, il se pose de plus des questions particulières relatives au régime de protection des policiers qui doit être à la hauteur des risques encourus par les personnels. A cet égard, la commission se félicite de la référence qui est faite à la loi du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité et particulièrement à son article 20 qui assure aux personnels une protection étendue, il va sans dire que d'autres articles comme l'article 21 et l'article 22 relatifs aux droits des conjoints des policiers décédés dans l'exercice de leurs fonctions doivent également pouvoir s'appliquer.

En fait, c'est la pertinence même d'un recours à des personnels non statutaires que la commission souhaiterait discuter. En effet, les missions régaliennes peuvent tout à fait justifier des augmentations d'effectifs titulaires et il ne faudrait pas que ces emplois jeunes d'adjoints de sécurité remettent en question les plans de recrutement qui avaient été définis à la suite de l'adoption de la loi d'orientation et de programmation sur la sécurité de 1995.

Plus généralement, on ne voit pas pourquoi les ministères de l'Education nationale et de la Justice pourraient avoir recours à des personnels extérieurs sous contrats privés. Ceci serait préoccupant dans le cadre des compétences de Justice qui doivent impérativement demeurer au coeur des missions de l'Etat et de la souveraineté. Les missions de l'Education nationale quant à elles impliquent nécessairement des contacts avec les élèves qui dans le contexte actuel commandent une vigilance rigoureuse quant aux exigences de moralité, de déontologie et d'absence de passé judiciaire des personnels qu'il semble plus difficile d'attendre de personnels extérieurs recrutés rapidement que de titulaires avertis.

La commission est soucieuse de ramener les emplois manifestement publics dans un cadre juridique de droit public. A défaut de pouvoir envisager des recrutements de personnels titulaires, il conviendrait pour le moins de s'inspirer du régime des adjoints de sécurité pour créer des adjoints d'éducation et des adjoints de justice sous contrat public.

C. D'AUTRES EMPLOIS POURRAIENT ÊTRE EFFECTIVEMENT " IMPLANTÉS " POUR UNE DURÉE LIMITÉE DANS LE SECTEUR NON-MARCHAND SUBVENTIONNÉ ALORS QUE CERTAINS AURAIENT VOCATION À RESTER DURABLEMENT DANS CET ENTRE-DEUX

1. D'autres emplois pourraient effectivement être " implantés " par le secteur non-marchand subventionné pour une durée limitée...

Le secteur non-marchand subventionné peut effectivement jouer le rôle de pépinières d'activités pour certaines activités qui ne sont pas rentables immédiatement compte tenu des modes de fonctionnement du marché du travail. Mais pour que cette dépense publique soit utile, il convient de prévoir des mécanismes solides de structuration de l'offre productive des services à travers l'encadrement et la formation, ainsi que des mécanismes précis de transition vers le marché dès que la rentabilité des activités sera avérée, le terme des cinq ans mentionné dans le texte adopté par l'Assemblée nationale apparaissant comme lointain et riche d'incertitudes.

Les emplois concernés par ce mécanisme pourraient être ceux d'accompagnement de personnes dépendantes, d'agent de médiation, de valorisation du patrimoine ou encore d'accueil de familles de détenus. Cette liste est bien entendu indicative et ne fait que reprendre des exemples évoqués depuis le mois d'août dernier.

2. ... alors que certains auraient vocation à rester durablement dans cet entre-deux

Les emplois précédemment évoqués sont à la frontière du public et du privé. La commission des affaires sociales est donc toute disposée à envisager qu'ils puissent être pérennisés pour certains dans le secteur public à travers une intégration selon des modalités à définir dans la fonction publique territoriale (à travers des concours probablement). Ces emplois pourraient également être pérennisés dans un entre-deux, un " secteur social " en émergence depuis déjà quelques années, mais celui-ci doit être défini de manière restrictive.

Grosso modo, ces activités devraient répondre au critère de l'" externalité positive ", c'est-à-dire qu'elles doivent être examinées en fonction de leur capacité à améliorer la situation des agents par rapport aux conditions de l'équilibre naturel du marché. Ce cas se présente par exemple lorsque nul n'est prêt à payer individuellement un service par nature collectif (comme un agent de surveillance) mais que le bien-être de chaque agent bénéficiant dudit service est supérieur au coût qui lui aurait été imputé. Ce raisonnement tendrait à promouvoir des mécanismes de financement originaux pour des emplois garantissant la " paix civile " dans certains quartiers en difficulté. Il est évident dans ce cas précis que les habitants répugneraient à financer un service de sécurité privé, alors que pourtant la valeur du service rendu serait largement supérieure à son prix. On peut ajouter que ce coût serait largement recouvré par l'activité économique rendue ainsi possible. En effet, pour beaucoup d'entreprises, il n'est pas question de s'installer, et donc de créer des emplois, dans des quartiers où la paix civile n'est pas assurée.

A cette occasion, la commission tient à encourager les initiatives d'un établissement public comme la RATP qui a entrepris un travail de fond pour " recoudre " le tissu social, associer les acteurs locaux autour de " projets de territoire " qui ne peuvent qu'améliorer les perpectives de développement de ces quartiers urbains considérés comme " à risque ". Dans ce cas précis, des initiatives innovantes peuvent effectivement donner lieu à des mécanismes de financement originaux qui associent les acteurs publics et privés, les collectivités, les entreprises, les organismes sociaux, les assurances et mutuelles etc.

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