3. Le faux débat du partage de la valeur ajoutée

Pour expliquer la faible croissance de l'économie française, le gouvernement insiste sur le préjudice causé à la consommation et à l'emploi par les modalités de partage de la valeur ajoutée 4( * ) . Le partage de la valeur ajoutée aurait bridé la consommation des ménages, ce qui aurait ensuite freiné l'investissement des entreprises.

Cette appréciation pose d'abord des problèmes de méthode. Elle est fondée sur des données globales alors même que les questions posées par le partage de la valeur ajoutée sont évidemment à contenu fortement sectoriel.

Elle repose partiellement sur un commentaire de l'évolution de la part des salaires dans la valeur ajoutée mesurée aux coûts des facteurs qui, discutable économiquement, conduit à afficher des écarts maximaux, sans doute utiles à la démonstration, mais qui n'emportent pas la conviction. Elle conduit à focaliser le débat sur un type de partage de la valeur ajoutée qui n'est pas pertinent.

Ainsi, s'il est exact que les charges salariales directement supportées par les employeurs contribuent à la formation du revenu des ménages, celle-ci est dépendante de bien d'autres facteurs dont l'évolution influence à son tour le revenu disponible brut des entreprises. Car, s'il est vrai que l'excédent brut d'exploitation est un élément de ressources pour les entreprises, on doit en déduire une série d'opérations pour aboutir à l'épargne brute utilisable par les entreprises pour financer leurs investissements.

En bref, tout comme le revenu disponible brut pour les ménages, l'épargne brute des entreprises apparaît comme une variable plus pertinente pour apprécier leurs capacités financières que l'excédent brut d'exploitation.

En toute hypothèse, la situation décrite dans le rapport économique et financier est factuellement contestable. Dans les faits, le taux de marge des entreprises -hors grandes entreprises nationales- qui rapporte leur excédent brut d'exploitation à leur valeur ajoutée qui s'était considérablement dégradé en 1975, passant de 29,4 % en 1974 à 26 %, a stagné jusqu'en 1984 autour de 25 %. Puis, il s'est redressé progressivement sous l'effet de la politique de désinflation compétitive pour atteindre 31,8 % en 1989. Depuis, le taux de marge des entreprises s'est à nouveau dégradé, de l'ordre de 1,5 point entre 1989 et 1996.

Pour 0,6 point, cette dégradation a correspondu à une augmentation de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Pour 0,9 point, elle s'explique par un alourdissement des impôts liés à la production supportés par les entreprises.

Enfin, le débat ainsi posé ignore certaines données fondamentales.

L'évolution du taux de marge des entreprises a, en réalité, été très différenciée
. Si l'on ne dispose pas d'éléments permettant d'en appréhender facilement l'évolution selon la taille de l'entreprise, une discrimination peut être opérée en fonction des branches d'activité auxquelles se rattachent les entreprises.

Evaluation du taux de marge entre 1982 et 1992
dans les branches industrie et commerce et services marchands

1982

1989

1992

Industrie

24,8

36,3

34,8

Commerce et services marchands

40,6

43,1

42

Le tableau qui précède apporte la démonstration que si le taux de marge dans l'industrie s'est beaucoup accru depuis 1982, la progression du taux de marge dans le secteur du commerce et des services marchands qui inclut pour une part la rémunération des exploitants individuels a été, elle, très modérée. En outre, le taux de marge des deux secteurs a diminué depuis 1989.

La déformation du partage de la valeur ajoutée n'a donc été significative que dans l'industrie.

En outre , contrairement à ce qui est suggéré, elle n'a pas entraîné de baisse des salaires.

L'exemple du secteur industriel est à cet égard très parlant. Dans ce secteur, la progression annuelle moyenne du taux de marge s'est élevée à 3,4 % sous l'effet d'un accroissement de l'excédent brut d'exploitation de 9,3 %. Dans le même temps, la rémunération versée à chaque salarié du secteur s'est accrue de 6,7 % par an. La variable d'ajustement a donc été l'emploi qui a reculé de plus de 16 % entre 1982 et 1992. En bref, les gains de productivité réalisés sous l'effet d'une réduction des emplois ont été distribués aux salariés pour 90 % d'entre eux, le reste, soit un point par an, servant à améliorer le taux de marge des entreprises qui s'est en effet redressé de 10 points en 10 années.

La déformation du partage de la valeur ajoutée n'a donc pas sacrifié le pouvoir d'achat des salariés de l'industrie. Leurs salaires réels se sont accrus de 1,9 % par an entre 1982 et 1992.

En revanche, le partage du surplus de productivité s'est fait au détriment des chômeurs, puisque le nombre des emplois dans le secteur a diminué de 1.169.000 unités, soit de 1,5 % par an.

C'est donc un meilleur partage du surplus de productivité entre emplois et salaires qu'il convient de rechercher pour résoudre le problème du chômage plutôt qu'un meilleur partage de la valeur ajoutée entre salaires et profits.

De la même manière, on ne peut considérer que le partage de la valeur ajoutée aurait été excessivement favorable aux entreprises et sans effet sur l'investissement.

Les comparaisons internationales démontrent que la part des salaires dans la valeur ajoutée estimée aux coûts des facteurs, si elle est plus élevée aux Etats-Unis et au Japon qu'en Europe, se trouve en France, avec 66,2 %, proche de la moyenne européenne (68,2 %) et plus élevée qu'aux Pays-Bas et qu'en Allemagne. Il existe d'ailleurs en Europe une réelle convergence à ce sujet à laquelle n'échappe que la Grèce. S'éloigner des performances de nos concurrents reviendrait à dégrader notre compétitivité internationale. Les capacités financières des entreprises s'en trouveraient en outre amoindries, ce qui ne serait pas favorable à l'investissement. Le taux de rendement du capital des entreprises s'infléchirait.

Or, contrairement à ce qui est fréquemment indiqué, le rapprochement entre les capacités financières des entreprises et leurs investissements ne démontre pas que ceux-ci seraient substantiellement inférieurs à celles-là .

On établit usuellement ce diagnostic en arguant de la valeur prise par le taux d'autofinancement des entreprises qui s'établit, pour l'ensemble des sociétés et quasi-sociétés non financières, à 111,6 %.

Rappelons que le taux d'autofinancement au sens strict est le rapport entre l'épargne brute des entreprises et leur formation brute de capital fixe nette des cessions 5( * ) . Il est frappant d'observer que cette grandeur ne commence à devenir positive qu'en 1993, première année pour laquelle des comptes nationaux définitifs ne sont pas disponibles . Or, il existe un désaccord entre l'INSEE et le ministère de l'industrie sur l'évolution de l'investissement industriel. Selon le dernier rapport sur l'industrie française, la croissance de l'investissement industriel aurait été de 9,3 % depuis 1993, soit sensiblement plus soutenue que celle retenue par l'INSEE. A cette incertitude sur le niveau réel de l'investissement des entreprises s'ajoute un problème de méthode. Le taux d'autofinancement ne comporte pas à son dénominateur les investissements incorporels qui, dans une économie qui se dématérialise, acquièrent une importance relative toujours plus grande. Corrigé de ceux-ci, le taux d'autofinancement serait très proche de 100 en 1996.

Mais au-delà de ces graves problèmes statistiques, l'analyse selon laquelle les capacités de financement des entreprises censées être apparues depuis 1993 constituent une situation économique peu satisfaisante 6( * ) est entièrement erronée compte tenu du niveau réel des coûts de financement, de l'économie mondialisée dans laquelle les entreprises évoluent et des exigences de retour financier des prêteurs. On doit ajouter d'ailleurs que l'investissement obéit à des cycles et que les années 80 et le début des années 90 s'étant traduites par une très forte croissance de la FBCF, il n'est pas anormal que l'investissement se soit ralenti depuis 1993.

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