2. Les Britanniques tirent les leçons d'une libéralisation vieille de presque dix ans

Pour comprendre la politique énergétique britannique, il ne faut pas perdre de vue que la Grande-Bretagne a toujours joui d'une assez grande profusion de ressources énergétiques, depuis le charbon aux XVIIIème et XIXème siècles, jusqu'aux réserves de pétrole et de gaz de la mer du Nord aujourd'hui. Ceci explique l'attitude relativement " détendue " des Britanniques à l'égard de la consommation énergétique et leur très grande confiance dans les mécanismes de marché pour garantir l'indépendance énergétique nationale.

Le système anglais part d'une situation initiale mauvaise en termes de productivité du travail, de coût du charbon domestique et de performance des centrales nucléaires . Cette situation est liée au poids historique de British Coal et à l'inertie des entreprises publiques face à des organisations du travail parfois archaïques. Comme en France, les secteurs des charbonnages, du gaz et de l'électricité ont été nationalisés après la seconde guerre mondiale. La privatisation du secteur énergétique a commencé en 1986 avec le gaz et en 1989 avec l'électricité. Le secteur nucléaire a été privatisé en 1996.

La réforme du système électrique anglais et gallois, initiée par l' Electricity Act de 1989, a introduit des changements majeurs, et pour partie irrévocables, dans le mode de fonctionnement d'un système initialement proche, au moins dans ses principes, du système français.

Cette réforme radicale s'est traduite par une séparation des fonctions de production et de transport, autrefois conjointement assumées par le CEGB (Central Electric Generation Board). Quatre compagnies de production ont ainsi vu le jour dont deux ont été immédiatement privatisées (National Power et PowerGen), les deux compagnies de génération nucléaire étant restées provisoirement nationales (Nuclear Electric et Scottish Electric). Ces dernières ont néanmoins été privatisées en 1996 et réunies au sein d'une holding (British Energy).

La distribution a été organisée en 12 compagnies régionales d'électricité privées connues sous le nom de RECs. Depuis, toutes ces sociétés, sauf une, ont été rachetées par des compagnies nord-américaines. Elles détiennent un monopole géographique de distribution pour les " petits " consommateurs (le seuil de ce monopole étant passé de 1 mégawatt (MW) à 100 kilowatts en avril 1994). Au delà de 100 kw, les gros consommateurs ont la possibilité de choisir leur fournisseur et, en particulier, d'écarter le distributeur de la zone sur laquelle ils sont situés. S'ils choisissent de contracter avec le fournisseur de leur choix, ils paient au distributeur un droit d'usage du réseau de distribution.

Enfin, une compagnie de transport a été créée (National Grid Company), dont toutes les parties prenantes étaient actionnaires obligatoires en proportion de leur importance comme client, jusqu'à son introduction en bourse fin 1995. National Grid est aujourd'hui régulé par une licence exigeante en termes de service public.

Aucun contrôle des prix sur la production d'électricité n'a été instauré, celle-ci étant supposée compétitive du fait de la création d'un " pool ". Toute l'électricité livrée aux distributeurs ou aux autres client finaux est achetée au pool à un prix unique.

LE " POOL " ÉLECTRIQUE BRITANNIQUE : UNE EXPÉRIENCE ORIGINALE

La concurrence à la production sur le marché électrique est assurée par l'intermédiaire d'un marché de gros (pool). Le pool, dont la gestion est assurée par le transporteur NGC, est un marché spot qui fonctionne à partir d'un système d'offres quotidien où chaque producteur est invité à indiquer la veille ce qu'il offre le lendemain, et à quel prix par tranche de demi-heure. Le pool arrête ainsi un programme de production quotidien, à la manière d'un dispatching, mais en classant les centrales, non par ordre de coût marginal croissant, mais par ordre de prix d'offre croissant. L'empilement par prix croissant des différentes offres, jusqu'à satisfaction de la demande, permet de déterminer, demi-heure par demi-heure, le prix marginal du système qui constitue la base de la rémunération des producteurs effectivement appelés. En théorie tout du moins, la concurrence doit faire coïncider à tout moment prix marginal du système et coût marginal. Dans la pratique, on a constaté des écarts parfois importants.

Le pool vend ensuite l'électricité achetée aux distributeurs (RECs) et aux très gros clients industriels. Il n'y a pas, dans le système anglais, de face-à-face physique entre producteurs et consommateurs. Les distributeurs et les gros clients industriels paient au pool l'énergie consommée sur la base d'un prix dérivé du prix marginal du système, et ils s'acquittent auprès du transporteur NGC d'un droit d'usage du réseau de transport, droit qui varie en fonction de la localisation et de la contribution à la pointe du système.

Tous les acteurs sont a priori exposés aux variations des prix du pool. De manière à diminuer les risques associés à leur volatilité, le législateur a autorisé les différents protagonistes à se couvrir contractuellement contre les mouvements de prix. Ainsi, les producteurs proposent-ils des contrats qui limitent, selon des modalités diverses, l'impact des mouvements de prix. Cette limitation peut aller jusqu'à la fourniture d'énergie à un prix totalement garanti indépendant des prix du pool. De fait, les contrats du marché libre fonctionnent comme contrats de compensation, le fournisseur reversant la différence au cas où le prix payé par le client est plus élevé que celui de leur contrat et vice versa dans le cas contraire. En pratique, l'essentiel des échanges est couvert et les prix du pool sont sans influence directe sur les comptes des différents acteurs. Il ne faudrait pas en conclure que leur impact est nul : les prix du pool ont une vertu allocative au niveau de l'offre d'électricité, les prix anticipés sur le pool servant également de base aux prix des contrats.

Le prix aux petits consommateurs est régulé par l'Office of Electricity Regulation (OFFER) qui rééxamine régulièrement les éléments de la formule des prix concernant le transport et la distribution (la dernière fois, en 1994, pour une période quinquennale).

Cette formule prévoit que l'augmentation des prix de l'activité concernée ne doit pas dépasser l'augmentation des prix de détail moins un facteur de productivité X. Par ailleurs, l'OFFER veille à maintenir une réelle concurrence dans les activités à vocation concurrentielle, comme la production et le " supply ", point sans doute le plus litigieux aujourd'hui, eu égard à une oligarchie de fait.

Ainsi, dans la mesure où il estimait que les prix du pool étaient manipulés par les deux grands producteurs, National Power et PowerGen, le régulateur - M. Stephen Littlechild - leur a demandé de respecter un prix " plafond " sur la moyenne annuelle des prix du pool et de limiter leur part de marché en cédant à d'autres acteurs les 6.000 MW de centrales anciennes dont ils étudiaient le déclassement. M. Littlechild a par ailleurs entrepris une révision sévère des prix du transport en fixant un objectif de diminution de 20 % en avril 1997, puis de 4 % en termes réels pour la période 1998-2001.

LE MODÈLE ANGLAIS DE LA RÉGULATION

Lorsque le Gouvernement britannique a été confronté à la nécessité de mettre en place une régulation publique au moment de la privatisation de British Telecom , pour sauvegarder les intérêts des consommateurs, l'idée du régulateur unique l'emporta sur le concept de la commission régulatrice tel qu'il existe aux Etats-Unis. Le formalisme juridique et la politisation des commissions américaines ainsi que l'utilisation du taux de profit comme instrument de contrôle des entreprises régulées, constituaient l'exemple à ne pas suivre.

C'est ainsi que ce que l'on appelle le " modèle anglais " de régulation est fondé sur des " régulateurs indépendants " (indépendants non seulement des entreprises régulées mais aussi, dans une large mesure, des autorités politiques et administratives traditionnelles) et sur le plafonnement des prix plutôt que des taux de profit (de façon à encourager les gains de productivité).

Néanmoins, si la régulation des prix que pratiquent entre eux les opérateurs a bien fonctionné dans le secteur des télécommunications, Steven Littlechild, régulateur de l'énergie, a été moins heureux avec les compagnies régionales de distribution (RECs). En effet, sur les territoires qu'elle couvre, chaque REC est dans l'obligation de se conformer à un prix plafond fixé par le régulateur. Cette méthode a le grand avantage, si le régulateur s'y tient fermement, de garantir à l'entreprise régulée qu'elle conservera tout le bénéfice des gains de productivité qu'elle pourra réaliser pendant cinq ans (les plafonds de prix sont en principe fixés pour cinq ans) et l'incite donc à les réaliser. Avec ce système de régulation par plafonds de prix (" price cap "), les Britanniques ont voulu éviter les inconvénients du système américain de régulation par plafonds du taux de rendement du capital (" rate cap "), qui incite l'entreprise à gonfler son capital et à limiter son efficacité au niveau où elle est autorisée à en tirer profit. Le système américain conduit aussi à des compromis toujours discutables sur le taux de rémunération du capital et sur la mesure de celui-ci.

Mais, en plafonnant le prix, on limite indirectement le profit des entreprises visées. La loi sur l'électricité fait d'ailleurs obligation au régulateur de remplir sa mission en tenant compte de l'intérêt à la fois des consommateurs et des actionnaires des entreprises régulées. Comme il ne parvient qu'imparfaitement à connaître la situation des entreprises et leur capacité à dégager du profit, et qu'il est tenu de ne pas les mettre en difficulté, il a une certaine tendance à fixer les plafonds de prix à partir d'une appréciation plutôt pessimiste de leur situation.

Or, en fixant les plafonds de prix des RECs, Steve Littlechild touchait au coeur de leurs activités et de leurs profits. Sa décision est un arbitrage entre les intérêts des consommateurs d'électricité et les intérêts des actionnaires des RECs, dans un contexte où il craignait plus de léser les seconds que les premiers. L'arbitrage a tellement peu lésé les actionnaires que la Bourse l'a salué par une hausse de 10 % dans les 24 heures et de 100 % dans les six mois. Les plafonds fixés en juillet 1994 devenaient dans ces conditions politiquement intenables et le régulateur a été obligé de les réviser dès avril 1995, alors que leur intangibilité sur une longue période devait être le trait distinctif de la régulation britannique par les prix.

Il apparaît de plus en plus clairement qu'un régulateur britannique est, comme son homologue américain, l'arbitre de transferts financiers importants entre des intérêts privés opposés, ceux de consommateurs et ceux d'actionnaires ; que les pouvoirs d'investigation dont il dispose, bien qu'ils comportent l'accès à certaines informations confidentielles, sont structurellement insuffisants parce que limités par les droits fondamentaux qu'ont des entreprises privées de protéger le secret de leurs affaires ; que toute décision importante qu'il prend entraîne des mouvements de bourse et des mouvements d'opinion auxquels il ne peut pas être insensible. Les difficultés qu'a connues Stephen Littlechild ne sont pas accidentelles. Elles révèlent un dilemme fondamental du modèle de régulation mis en oeuvre au Royaume-Uni : l'indépendance du régulateur est indispensable pour lui permettre de réguler les conditions de la concurrence, mais en même temps, elle le prive de la légitimité politique nécessaire pour fixer des prix qui affectent directement des millions de consommateurs et d'actionnaires . Ce dilemme est d'autant plus difficile à surmonter que les entreprises privées régulées ont tendance à voir dans le régulateur un adversaire auquel il faut éviter de transmettre des informations sensibles.

Pour faire accepter leur rôle d'ordonnateur de transferts financiers, les régulateurs britanniques ont été amenés à intervenir de plus en plus lourdement dans la gestion des entreprises régulées. Ainsi, la régulation à l'anglaise qui devait être une régulation " à la main légère " s'est-elle progressivement alourdie.

Les développements qui précèdent sont extraits d'un ouvrage de Elie Cohen et de Claude Henry, intitulé " Service public, secteur public " et publié à la Documentation française en décembre 1997.

Le bilan de dix ans de déréglementation est plutôt favorable . Sur le plan quantitatif tout d'abord, on note une amélioration sensible de l'aspect concurrentiel du secteur de l'électricité : ainsi, la proportion de clients faisant appel à un fournisseur autre que leur distributeur local s'élève actuellement à 56 % des clients de plus d'1 MW et 38 % de ceux ayant une puissance comprise entre 100 KW et 1 MW. Par ailleurs, les parts de marché de National Power et PowerGen sont passées en 1996 de 78 % à 50 %, à l'issue de la cession de 6 GW réclamée par l'OFFER.

En outre, la privatisation et la fragmentation du secteur énergétique ont permis au régulateur et au ministre de l'énergie de " casser " la relation historique avec British Coal en imposant une convergence progressive des prix du charbon anglais avec les prix du charbon importé. Ces deux mesures ont également entraîné des licenciements significatifs et une baisse des effectifs considérable, surtout chez les deux gros producteurs : National Power et PowerGen (-50 %).

Les prix fixés en 1990, au moment de la privatisation ont fait l'objet d'un ré-examen qui a duré un an. Ils ont ensuite été modifiés en septembre 1994, pour la période 1995-2000. On constate que les prix réels moyens ont baissé en valeur constante de l'ordre de 18 %, mais de façon inégale selon la typologie des consommateurs 16( * ) .

Néanmoins, une part de ces gains de productivité a d'abord profité aux actionnaires 17( * ) des compagnies d'électricité. Aussi, le Gouvernement travailliste a-t-il, dès son arrivée au pouvoir, institué une taxe baptisée Windfall tax, sur les compagnies de service public privatisées, dans le but de financer les mesures en faveur de l'emploi des jeunes. Cet impôt vient, selon le Gouvernement, corriger les bénéfices jugés indus des compagnies d'électricité. S'agissant des RECs, le Gouvernement, conformément à un avis de M. Littlechild, envisagerait de fixer un plafond aux dividendes à verser à leurs actionnaires. Il semblerait, en effet, qu'elles n'aient pas atteint les objectifs imposés en termes d'investissements. Les comités de consommateurs en tirent la conclusion que ce " déficit " de 10 % est allé directement alimenter les dividendes des actionnaires au détriment de l'amélioration du service que les consommateurs étaient en droit d'attendre.

Pour le choix des moyens de production, on constate que le régulateur a laissé les industriels privilégier le court terme pour ouvrir un peu le duopole de National Power et de PowerGen avec la construction de cycles combinés au gaz : c'est le " dash for gas " (5 GW en cinq ans, 10 GW à l'horizon 2000). Le système anglais se trouve ainsi suréquipé jusqu'à l'horizon 2005. Il n'y a donc plus d'enjeu majeur pour le moment en terme d'investissements de production.

Le marché de gros de l'électricité fait, en outre, l'objet de critiques récurrentes pour ses mécanismes complexes, déterminés par ses propres membres et suspectés de conduire à des prix plus haut que nécessaire et de ne pas assurer une sécurité suffisante d'approvisionnement en période de pointe. Le Gouvernement a entrepris de le réformer faute pour le régulateur d'agir sur le marché de la production d'électricité.

Quant au secteur électrique dans son ensemble, on peut se demander s'il n'est pas trop fragmenté pour affronter la concurrence internationale qui se prépare. D'où la " tentation de la réintégration " actuelle : des distributeurs vers la production, des producteurs vers le client.

Pour l'avenir, le débat porte sur l'ouverture du marché des clients domestiques (i.e. de moins de 100 kw). Prévue de longue date pour le 1 er avril 1998, Stephen Littlechild a annoncé son report d'au moins six mois compte tenu des difficultés dans la mise en place d'un système de comptage 18( * ) et de télécommunication et des interrogations qui se sont fait jour sur l'intérêt d'une telle ouverture. La concurrence ne devrait pas, en effet, se trouver renforcée s'agissant d'une catégorie de clientèle à très faible marge. Les prix pourraient même augmenter à cause d'une plus grande incertitude. Certains clients, parmi les plus fragiles, pourraient voir leur situation se dégrader si aucune mesure n'était prise en leur faveur.

Enfin, les considérations de politique énergétique, jusqu'alors tenues au second plan, on fait un retour remarqué dans les débats britanniques à la faveur de la fin, prévue en 1998, des contrats d'enlèvement de charbon signés entre les producteurs d'électricité et RJB mining, la principale entreprise houillère anglaise. Alors que les contrats négociés avec Eastern Group et National Power prévoyaient de réduire de moitié les livraisons de RJB pour 1998, et que les principaux producteurs annonçaient des fermetures de plusieurs centrales au charbon, ce qui laissait peu d'espoir de débouchés futurs au charbon national, Tony Blair a décrété, en décembre 1997, le gel des autorisations de nouvelles centrales au gaz, afin de préserver les centrales à charbon .

Pour le Gouvernement, le " dash for gas " , qui a fait passer la consommation du gaz naturel pour la production d'électricité en Angleterre de 0,5 % en 1990 à près de 21 % aujourd'hui 19( * ) , devait être freiné au nom du risque que fait peser sur l'approvisionnement le recours à une seule source d'énergie primaire . Par ailleurs, les trois principaux producteurs anglais ont été amenés par le Gouvernement à acheter 1,8 million de tonnes de charbon supplémentaires d'ici juin prochain. Enfin, certains commentateurs affirment que le Gouvernement serait actuellement assez favorable à l'idée d'introduire une taxe sur l'électricité destinée à financer le surcoût engendré par les technologies propres des centrales au charbon. En tout état de cause, le Gouvernement serait prêt à accepter une réduction des objectifs d'émissions polluantes fixés par l'Agence de l'Environnement pour préserver certaines centrales et retarder la fermeture de mines de charbon menacées.

Il est cependant trop tôt pour dire de manière définitive si l'Angleterre renoue avec une véritable politique énergétique et souhaite un contrôle du mouvement d'investissements massifs en faveur du gaz.

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